Le péché : malaise et libération

6 juillet 2014: Un père de famille se recueille devant une statue de la vierge dans la basilique Sainte Marie-Madeleine de Vézelay. Pèlerinage des pères de famille à Vézelay (89), France.

Par Hugues de Woillemont, vicaire général du diocèse de Nanterre.

Le « péché » : un de ces mots chargés d’histoire, un mot qui fait peur, lié à l’image d’un Dieu qui punit, un mot qui claque comme une condamnation. D’ailleurs, pour nombre de catholiques, le péché rappelle les expériences infantiles de confessions de liste de péchés – « il fallait même en inventer » – face à un prêtre perçu comme un père fouettard.

Aujourd’hui la pratique du sacrement de réconciliation et de pénitence a largement diminué. Cette baisse est en partie liée à la difficulté d’avoir conscience d’être pêcheur et d’arriver à nommer son péché. Compte tenu de la tendance à un rapport privé à Dieu, le croyant risque de négliger la nécessaire médiation de l’Église pour le pardon des péchés.

Quant à ceux qui pratiquent la confession, plusieurs s’essoufflent de devoir dire toujours les mêmes péchés, doutant même alors de l’efficacité du pardon reçu précédemment. Ainsi, nombre de confessions se rapprochent de l’accompagnement spirituel. Quant aux prédicateurs ou aux catéchistes, ils ne sont pas forcément plus à l’aise pour parler du péché… Ou si ce n’est trop fréquemment par le recours automatique à la parabole du fils prodigue (Luc 15, 11-32), comme s’il n’existait que ce texte biblique sur le péché et en omettant souvent de parler de l’attitude du fils aîné !

Et pourtant, on ne peut pas faire comme si le péché n’existait pas ! S’il existe certes une difficulté à en parler, notre expérience témoigne de la réelle facilité à le commettre. De plus, on ne peut oublier que le péché est une catégorie importante dans les Écritures et dans la Tradition. Sans parler des belles expériences communautaires de réconciliation vécues par des jeunes (exemple : Frat, JMJ) ou par des adultes qui confessent leur péché de plusieurs années passées. Ils y font l’expérience du pardon et de la joie reçue par la libération de quelque chose qui leur pesait.

Rappelons seulement ici quelques convictions qui pourraient aider à parler du péché.

Parler du péché

Avant de parler du péché de l’homme, parlons de l’amour de Dieu !

Le péché peut être défini comme « l’expérience que nous faisons d’un écart entre notre comportement effectif et celui désiré par Dieu. » Le péché est contre Dieu. Il est une catégorie théologique, une notion religieuse qui a toujours quelque chose à voir avec Dieu puisque c’est lui qui nous l’a révélée. Le péché atteint notre relation à Dieu et c’est lui qui nous en apporte le pardon et le salut.

Ainsi, pécher n’est pas d’abord une faute morale, qui s’inquiéterait du « vivre ensemble », mais concerne en premier lieu notre relation à Dieu ; le péché est plus que la faute qui relève du domaine d’une éthique indiquant ce qui est convenable ou non pour la société. Pécher : c’est prendre position contre Dieu. C’est pourquoi dans notre contexte de sécularisation, où la référence à Dieu s’éloigne, il est difficile de comprendre ce qu’est le péché puisque nous ne savons plus bien qui il est.

Mais si Dieu nous révèle notre péché c’est parce qu’il nous a d’abord témoigné son amour. Saint Paul peut annoncer : « Là où le péché s’était multiplié, la grâce a surabondé » (Romains 5, 20). S’interroger sur le péché c’est d’abord se mettre face à l’amour de Dieu qui est premier. L’alliance de Dieu avec les hommes précède le péché de l’homme contre Dieu. Comment nous reconnaître pécheur si ce n’est devant un Dieu qui aime en pardonnant ? Nous ne pouvons-nous éveiller à la vérité de notre péché qu’en expérimentant sa délivrance et son pardon. Nommer notre péché, c’est nous remettre dans une relation avec l’Autre et les autres, dans une histoire de Dieu avec nous, un Dieu de miséricorde. Le Credo, prononcé au cœur de nos liturgies eucharistiques, affirme la conviction que nous ne pouvons parler de péché sans en souligner en même temps son pardon ; nous confessons notre foi non pas au péché mais « en la rémission des péchés ».

Si le péché affecte notre relation à Dieu, il affecte également notre relation au prochain. Prendre position contre Dieu, c’est prendre position contre l’homme et inversement. La structure du Décalogue nous le rappelle : avant les dix paroles indiquant le chemin de vie dans l’alliance (les dix commandements), Dieu rappelle vigoureusement la libération de son peuple : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. » (Deutéronome 5, 6) Avant le don de la Loi, Dieu se présente comme le libérateur. C’est le salut apporté, c’est l’amour reçu qui nous invite à vivre d’une manière « humanisante » avec et pour les autres.

Pécher est, avant tout, une expérience quotidienne ! Celle de reconnaître que nous ne vivons pas comme l’Évangile nous y invite, ni même comme nous souhaiterions vivre nous-mêmes. Une expérience que nous partageons avec d’autres, une expérience collective, dans laquelle sont engagées, pour une part, notre liberté et notre responsabilité.

Une volonté fragile

Pécher : c’est prendre position contre Dieu. Cela veut dire que notre volonté est engagée. Mais est-elle toujours maître chez elle ? Ne faisons-nous pas la même expérience avec saint Paul : « Ce qui est à ma portée, c’est d’avoir envie de faire le bien, mais non pas de l’accomplir. Je ne réalise pas le bien que je voudrais, mais je fais le mal que je ne voudrais pas. » (Romains 7, 18- 19). Pour reconnaître son péché, il faut que notre propre volonté, née d’une décision responsable, reconnaisse qu’elle s’oppose à Dieu et à son prochain.

Naissant, l’enfant paraît dans un monde déjà marqué par le péché, le mensonge et la division… et pourtant il est appelé à choisir le bien et non le mal, la vie et non la mort. D’ailleurs, le Rituel du baptême des petits enfants (n°84) prévoit cette prière : « Père… nous t’en prions humblement : par la passion de ton fils et sa résurrection, arrache-le au pouvoir des ténèbres ; donne-lui la force du Christ et garde le tout au long de sa vie. » Justement, à l’occasion du sacrement de baptême, des questions surgissent à propos du péché originel. Le récit de la transgression d’Adam et Ève (Genèse 3) évoque les conséquences malheureuses du péché : désormais la vie sera laborieuse, les divisions toucheront les rapports de l’homme à Dieu, de l’homme et la femme, de l’homme et la nature. Ce récit ne désigne pas le péché comme une tare transmise biologiquement mais révèle une solidarité de tous les hommes dans le péché. Cette situation de péché nous précède et nous détermine : c’est un « déjà-là » du mal. Un mal qui est extérieur à l’homme : « le serpent » détourne la Parole donnée par Dieu ; l’homme est complice de la tentation, il y répond sans l’avoir instaurée.

Mais la solidarité dans le péché est dépassée par la solidarité dans le salut offert en Jésus-Christ. En effet, la situation peccamineuse est prise dans un horizon plus radical : en Christ, et par le don de son Esprit, l’homme est sauvé de ses péchés, la puissance du Christ a vaincu celle du péché. « Comme il avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu ne l’as pas abandonné au pouvoir de la mort » rappelle la Prière eucharistique n°IV. La vie, la mort et la résurrection du Christ sauveur témoignent de la victoire définitive de la vie sur la mort, du bien sur le mal. Cependant, ce déjà-là du mal pris dans l’acte sauveur de Jésus-Christ, dans laquelle est prise notre volonté, laisse toute la place à notre liberté : l’homme garde la possibilité de décider de pécher malgré tout.

J’ai péché contre toi et mes frères

Des péchés personnels …

L’homme peut choisir librement et volontairement de ne pas suivre le chemin de Dieu, de nuire à soi-même ou de blesser ses frères. Le péché est alors un acte précis, datable et imputable à une personne. La tradition scolastique avait établi une liste avec un certain nombre d’actes touchant aux divisions provoquées par le péché : on distinguait les péchés mortels, qui déstructurent profondément la relation à Dieu et aux frères, et les péchés véniels, qui ralentissent le mouvement vers Dieu mais qui n’affectent pas l’orientation du cœur. L’obligation de la confession de ces péchés en était d’ailleurs différente. Seuls les péchés graves nécessitent le pardon sacramentel, la confession des péchés véniels, de même que la « confession de dévotion », est recommandée puisqu’elle aide à la conversion et à la lucidité sur son comportement. Aujourd’hui, parler de degré ou de gravité dans le péché demeure libérant : tout n’est pas sur le même plan ! Certaines fautes sont plus graves que d’autres. Notre expérience montre que certains actes, paroles ou attitudes, peuvent être porteurs de mort, de mort physique, de mort affective, de mort spirituelle.

L’accompagnement individuel permet de discerner, sous la parole de Dieu, la responsabilité personnelle engagée ; il aide à nommer les péchés et à vouloir les dépasser. Le dialogue devrait permettre de distinguer ce qui est de l’ordre du péché et ce qui est matière de honte, de culpabilité ou d’état subi.

Cela demande de parler du péché à partir de l’orientation fondamentale du cœur de l’homme. Il s’agit là d’une option elle aussi fondamentale ! Si le cœur s’oriente vers Dieu, les actes de la personne sont orientés vers l’amour, s’il se détourne de Dieu, les actes sont viciés.

… aux péchés collectifs

Certes la responsabilité personnelle est souvent engagée, mais on ne peut oublier l’existence de types de péché qui revêtent une forme institutionnelle : on parle alors de structures de péché. Cette expression récente utilisée par Jean-Paul II, traduit l’idée que des structures sociales, économiques et politiques peuvent, par l’effet de l’accumulation des péchés personnels, favoriser l’iniquité et l’injustice. Face au désir de profit et aux soifs de pouvoir, la conversion et la solidarité sont les chemins qui permettront à ces structures d’être au service de l’homme. Puisqu’elle invite chacun à nommer son péché pour en demander pardon, l’Église elle-même a voulu vivre une démarche de repentance des infidélités passées par lesquelles beaucoup de ses membres n’ont pas été fidèles à l’Évangile. Par cette démarche de vérité, l’Église – sainte parce qu’incorporée au Christ – se montre faible mais habitée par la puissance de son Seigneur. Au nom de la solidarité avec les générations passées et parce que les conséquences de certains péchés passés peuvent perdurer, la demande de pardon devient aussi prise de conscience d’une responsabilité pour le présent ; purifier la mémoire de toutes les formes de ressentiment et de violence laissées par l’héritage du passé invite à un comportement renouvelé. L’Église donne l’exemple que les mea culpa ne conduisent pas seulement à se frapper la poitrine mais doivent se prolonger en mains ouvertes et réparatrices pour les frères.

Dieu plus grand que notre cœur

Pour conclure, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout du malaise lié au péché ? Il nous situe au cœur de la foi chrétienne. Lorsque nous nommons notre péché, nous sommes renvoyés, en fin de compte, à notre propre finitude et au besoin de salut que nous attendons. Et là, nous entendons l’Église annonciatrice de la Parole de réconciliation nous transmettre ce que le Christ nous redit dans l’Évangile : « Va, ne pèche plus, ta foi t’a sauvé. » La foi nous invite à croire à un amour plus fort que le péché, plus fort que la mort.

Article extrait de la revue Célébrer, n°310, février 2002, p 8-12

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