L’expérience existentielle et symbolique de la pérégrination

22 avril 2011 : 24ème chemin de Croix des Champs Elysées organisé, le Vendredi Saint, par la paroisse Saint Pierre de Chaillot, Avenue Montaigne, Paris (75), France.

22 avril 2011 : 24ème chemin de Croix des Champs Elysées organisé, le Vendredi Saint, par la paroisse Saint Pierre de Chaillot, Avenue Montaigne, Paris (75), France.

Par Sœur Bénédicte de la Croix, moniale cistersienne de l’abbaye Notre Dame de Bon Secours

« Compagnons, nous faut cheminer / Sans faire demeurance. » Ces vers dans le chant du pèlerin de Compostelle expriment la dynamique de notre condition humaine. Quoi de plus symbolique que la marche ? Sans cesse la liturgie nous déplace, elle nous institue chercheurs de Dieu pour la multitude. Dans le sillage du Christ, cap sur le Père !

L’homme en marche

Abordons la semaine sainte en restant au ras du sol, ce sol que Jésus est venu fouler durant une trentaine d’années pour être « Dieu-avec-nous ». « Il marche, écrit le poète. Sans arrêt il marche. Il va ici et puis là. Il passe sa vie sur quelque soixante kilomètres de long, trente de large. Et il marche. Sans arrêt. On dirait que le repos lui est interdit[1]. » De cette allure, de cet élan qui l’entraîne irrésistiblement vers son Père, la liturgie pascale garde vive l’empreinte. En voici quelques traces …

Déplacements ritualisés

La grande semaine débute par une procession, celle des Rameaux. À la suite des foules de Jérusalem, les croyants se mettent en route, acclamant le Christ, fils de David. Plus que jamais, c’est par nos pieds que nous devenons croyants, ces mêmes pieds qui seront lavés le jeudi saint.

Le vendredi saint, nombre de paroisses organisent des chemins de croix. Quitter nos idées, emprunter le rude chemin de l’incarnation permet de rendre visible dans nos campagnes et nos cités cet ultime parcours, jusqu’à l’extrême de l’amour. À notre tête, « l’homme qui marche est ce fou qui pense que l’on peut goûter à une vie si abondante qu’elle avale même la mort[2]. »

« Voici la nuit où tu as tiré de l’Égypte nos pères, les enfants d’Israël, et leur as fait passer la mer Rouge à pied sec ; nuit où le feu de la nuée lumineuse a repoussé les ténèbres du péché… » Durant la vigile pascale nous suivons le cierge, au chant de l’Exultet. Les saintes femmes nous ont précédés, courant à perdre haleine vers le tombeau, vide.

Passer de ce monde au Père

Que célébrons-nous d’essentiel lors de cette sainte semaine ? Saint Augustin répondait : un passage, le passage de Jésus au Père à travers sa Passion et sa Résurrection. En quoi ce passage nous concerne-t-il ? Non seulement Jésus nous entraîne dans ce dynamisme de retour à la source de toute existence mais la trajectoire qui est la sienne peut donner sens à nos multiples exodes, symbolisés par les déplacements effectués en liturgie.

En quoi nos rites viennent-ils éclairer et questionner la condition humaine ?

Indépendamment des techniques modernes, la vie déplace : naissance d’un enfant, promotion, chômage, maladie. Ces périples peuvent laisser un goût de vide pour ceux dont l’existence est marquée au coin par l’absurde. Ils peuvent aussi dessiner un itinéraire pascal.

Face à un scribe qui exprime son désir de le suivre, Jésus répond : « Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. » (Mt 8, 20.) Le lieu du Fils, c’est le sein du Père. Ici-bas, il n’est que de passage, un passage essentiel où Dieu apprend la vie de l’homme jusque dans la souffrance et la mort.

Le Seigneur vient nous révéler que notre existence a du sens. Elle est tout à la fois orientée vers le Père, notre « étoile polaire », et dense de signification parce que tissée d’un amour parfaitement gratuit qui ne demande qu’à porter du fruit dans chacune de nos destinées. Une invitation à mettre nos pas dans celui de l’Unique Liturge. N’est-ce pas ce que nous faisons dans chacune de nos célébrations ?

Pérégriner

Quelles motivations conduisent des personnes à venir frapper à la porte des abbayes ? Cet « exil » choisi, limité dans le temps, nous renvoie aussi à tous ceux qui, par nécessité vitale, abandonnent tout pour prendre la route.

« Va vers toi-même. » (Gn, 12, 1)

Voici quelques témoignages de ces « migrants » volontaires interrogés sur la rupture opérée pour venir séjourner dans un monastère :

  • «  Rupture dans le déplacement : le temps du voyage est aussi mystérieux » ;
  • « C’est une invitation à sortir de soi » ;
  • « Ce changement de rythme, en rupture totale avec le quotidien, ne va pas toujours de soi. Souvent, il me ‘déboussole’ » ;
  • « Au-delà du déplacement géographique qui déjà me prépare à ce temps particulier, il y a un remue-ménage intérieur qui s’effectue » ;
  • « Comme si dans mon silence et ma coupure, je rejoignais l’univers entier » ;
  • « Je viens me dénuder, me défaire de ce qui m’encombre, m’entrave pour aller plus loin, plus profondément. Et c’est bien là que je me trouve telle que je suis : fragile passante, devant garder toute conscience de ne point gaspiller ce temps qu’il m’est donné de parcourir sur la terre » ;
  • « Il n’y a pas de rupture pour moi mais lien, liens ».

« Ils aspirent à une patrie meilleure, celle des cieux » (Hb. 11, 16)

Il ne s’agit pas de vouloir récupérer la souffrance de tant de nos frères et sœurs en humanité qui, du jour au lendemain, partent vers un ailleurs, empruntant les routes périlleuses de l’exil. Mais nombreux sont les traits d’union entre ces personnes et celles qui cherchent Dieu en quittant leur confort et leurs habitudes, même pour quelques heures. En rejoignant un lieu de prière, leur vie devient liturgie.

Le mouvement est profondément gravé dans l’image de Dieu qui nous habite, notre « tournure filiale » selon la belle expression du père Christian de Chergé. « L’humain est ce qui va ainsi, tête nue, dans la recherche jamais interrompue de ce qui est plus grand que soi[3]. » Puissent nos célébrations et nos bras rester suffisamment ouverts à l’au-delà de tout, au premier venu, pour que chacun puisse reconnaître celui qui est chemin, vérité, vie. « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24, 32) « Qui cherchez-vous ? » Une question essentielle qui met l’homme en vocation de chercheur, de marcheur, de passant et de passeur, de Pâque4. »

Cet article est extrait du dossier La Semaine sainte : une unité à l’épreuve du temps et de l’espace

Lectures complémentaires

Christian Bobin, L’Homme qui marche, le temps qu’il fait  1995 ;

Louis-Marie Chauvet, Le corps chemin de Dieu les sacrements Bayard Theologia, 2010 ;

Christus L’exil arrachement et enracinement Avril 2011 no 230 ;

Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Flammarion Champs essais, 2011.

[1] Christian Bobin, L’homme qui marche, Bazas, éd. Le temps qu’il fait, 1995, p. 7.

[2] Ibid, p. 32.

[3] C. Bobin, L’homme qui marche, p. 10.

[4] Christian de Chergé, L’autre que nous attendons, Homélies du père Christian de Chergé (1970-1996), Les cahiers de Tibhirine, 2, Abbaye Notre Dame d’Aiguebelle, 2006, p. 414.

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