Des compositions florales pour célébrer le dimanche 1/3 : La liturgie, une « œuvre » pluridimensionnelle

Dans ce texte, le père Ledoux reprend et approfondit les différentes dimensions du dimanche et nous invite à considérer l’art de fleurir en liturgie comme une médiation de « communion avec Dieu, avec les autres et avec toutes les créatures ». (LS n° 240)

 

 

 

Avant-propos

S’il y a bien un art en liturgie qui sait et doit se mettre à l’écoute de la Création, c’est bien celui de fleurir en liturgie.

En effet, réaliser une composition florale en étant à l’écoute de la Création, c’est d’abord contempler dans la nature la manière dont la Parole de Dieu déploie et fait connaître son alliance.

Mais c’est aussi, en écho à cette proposition d’alliance de Dieu avec sa Création et avec son peuple, discerner et choisir les végétaux qui pourront participer le mieux à l’annonce du Mystère pascal, lors de telle ou telle liturgie, pour laisser passer la lumière du Ressuscité.

C’est enfin être attentif au sens de pousse, pour faire entrer la Création telle qu’elle se donne, dans le respect de ce qu’elle est pour Dieu et pour nous, tout en la magnifiant par une composition qui saura faire dialoguer ce sens naturel avec la Parole d’alliance écoutée chaque dimanche, comme en chaque célébration, et le faire entrer dans le sacrifice de louange que le Christ offre à son Père, par nos corps et nos voix animés du souffle de son Esprit saint.

Certes, la composition florale liturgique ne saurait prétendre ainsi au statut du buisson ardent révélant pleinement et invisiblement la présence divine ; mais, tel Jean Baptiste, elle invite les fidèles à regarder vers les lieux de la présence réelle du Christ qui s’actualise dans les actions liturgiques : son Église en prière, sa Parole proclamée, ses sacrements célébrés dont, de façon éminente, son Eucharistie.

Ce faisant, l’art de fleurir en liturgie peut contribuer, pour sa part, à ouvrir les yeux et les oreilles des fidèles pour mettre leur cœur à l’écoute et au diapason des gémissements de la Création, toujours en travail d’enfantement (voir Rm 8, 22), et ainsi les remplir d’espérance « afin d’éteindre les feux de l’injustice avec la lumière de l’amour guérisseur de Dieu qui soutient notre maison commune » (Temps pour la Création 2022), dans un Esprit d’action de grâce et de supplication, pour la gloire de Dieu et le salut du monde.

 

Introduction

Qui dit « art de fleurir en liturgie » dit d’abord « aventure artistique », où il est question de celui ou celle qui fleurit, de son visage qui observe et regarde, de sa main qui travaille quelque matière florale ou autre tirée de la terre, et de son « cœur » (au sens biblique du terme), comme organe de communication entre le plus extérieur (les fleurs) et le plus intérieur (l’être profond du/de la fleuriste). C’est la dimension physique, corporelle. Mais « fleurir en liturgie » est aussi, pour vous, une « manière d’habiter le monde[1] » qui vous est propre et qui manifeste, en cela même également, une dimension spirituelle.

Autrement dit, c’est l’exigence de votre quête spirituelle qui vous incite aujourd’hui à comprendre et/ou à approfondir ce qui, dans la liturgie, est véritablement engagé dans l’expérience physique et artistique, dans le travail corporel avec le matériau floral, bref, dans l’art de fleurir liturgiquement nos espaces ecclésiaux.

Pour vous aider à avancer sur ce chemin et dans cette quête, il m’a été demandé de revenir avec vous sur les fondamentaux de la liturgie et plus particulièrement du dimanche, dans le cadre de la réflexion générale sur l’écologie intégrale développée par le pape François dans l’encyclique Laudato Si’, dont je voudrais commencer par citer le 1er paragraphe : il sera comme le « la » du diapason, pour prendre une image musicale, ou la toile de fond de notre journée mais aussi de votre démarche :

 

« Laudato Si’, mi’ Signore », – « Loué sois-tu, mon Seigneur », chantait saint François d’Assise. Dans ce beau cantique, il nous rappelait que notre maison commune est aussi comme une sœur, avec laquelle nous partageons l’existence, et comme une mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe[2]. »

 

« Les fleurs colorées… » Si l’on regarde de près l’étymologie du mot « fleur », il vient d’une racine qui signifie non seulement « fleurir », mais aussi « s’épanouir »[3]. Par ailleurs, dans l’art de l’ikebana, qui sera évoqué dans les ateliers, il s’agit, selon le double sens japonais du mot non seulement d’ »organiser des fleurs » mais aussi et surtout, par cette organisation, de « rendre les fleurs vivantes »[4]. Ainsi, en approfondissant les fondements de la liturgie et du dimanche, nous allons voir comment, par votre art liturgique, vous permettez aux fleurs de s’épanouir dans leur vocation de réalités créées, en les rendant ainsi vivantes de la gloire et de la louange de Dieu, au cœur de nos célébrations dominicales[5].

 

I. La liturgie, une « œuvre » pluridimensionnelle

a. Dimension ecclésiale : l’assemblée au cœur du dimanche

Quand on parle liturgie, il faut toujours (re)partir du plus essentiel, comme l’indique le mot « liturgie » lui-même, l’action, l’œuvre (-urgie, en grec) du peuple (en grec, laos > laïc), autrement dit, il nous faut d’abord toujours reprendre conscience que, dans la liturgie juive comme dans la liturgie chrétienne, c’est l’assemblée du peuple de Dieu qui est première parce que c’est elle qui a été invitée et convoquée par Dieu à se rassembler pour célébrer l’Alliance.

D’ailleurs, à l’origine, en hébreu, le mot « qahal » désigne le peuple d’Israël comme assemblée convoquée par Dieu au Sinaï[6], ainsi que la communauté juive au retour de l’Exil à Babylone[7]. Dieu se forme une communauté. Puis, lors de la traduction de la Torah en grec (IIIe s. av. J.-C.), la Septante traduira le mot « qahal (assemblée) » par le mot « ἐκκλεσία » (« ecclesia », lui-même issu du verbe grec « eccaleô », qui signifie « convoquer, appeler au-dehors »). Puis, dans le Nouveau Testament, le terme « ecclesia » va désigner spécifiquement les rassemblements chrétiens, les communautés locales auxquelles Paul écrit : par exemple, lorsqu’il rédige sa lettre aux Romains, il s’adresse à l’Ecclesia (> l’Église) de Rome[8]. Ensuite, à partir du IIIe siècle, l’église (sans majuscule initiale) désignera le bâtiment où se rassemble l’Église (avec majuscule), le rassemblement des chrétiens[9]. C’est là que, communément, dans la maison-église, « l’assemblée, sujet intégral de l’action liturgique[10] » devient l’acteur réellement présent et pleinement participant à cette action liturgique dont le Christ est le protagoniste, le sujet dernier (ultime) et transcendant.

Mais, pour « faire assemblée », encore faut-il se réunir, se rassembler, pour pouvoir se constituer comme peuple de Dieu et corps du Christ : « Seigneur, nous arrivons des quatre coins de l’horizon… », « Dieu nous accueille en sa maison… », « Peuple de Dieu, cité de l’Emmanuel… », « Nous sommes le Corps du Christ… », chante-t-on souvent au début de nos célébrations.

Oui, mais comment cela peut-il se faire ?! Comment passer des mots à la réalité, alors même que, quelques instants encore auparavant, nous étions dispersés ? Par quel chemin rituel chacun·e va pouvoir (re)prendre conscience à la fois de lui-même/d’elle-même comme fidèle et de la présence des autres ? Comment va-t-on pouvoir célébrer ensemble en « favorisant l’union des fidèles assemblés[11] » et en « introduisant l’esprit [de ces fidèles] dans le mystère du temps liturgique ou de la fête[12] », que l’Église, répandue à travers le monde, célèbre « d’âge en âge » ?

 

Fleurir pour accueillir et rassembler

Il me semble alors que la composition florale au seuil d’une église peut jouer là un rôle important. En effet, le « bouquet d’accueil », comme on peut dire parfois un peu rapidement, n’est pas un geste ou un simple sourire symboliques en signe de bienvenue. Bien entendu, c’est cela aussi et c’est important : c’est la base humaine, si je puis dire.

Mais le bouquet d’accueil liturgique a une plus haute valeur encore : en s’appuyant sur cette base humaine, il nous invite aussi, en étant déjà lui-même « assemblé », à « faire assemblée » ; en effet, composé de végétaux et de matériaux potentiellement divers mais réunis harmonieusement dans un contenant qui les rassemble, il préfigure et symbolise les fidèles qui, dans leur diversité, se réunissent et s’assemblent dans le « contenant » du bâtiment-église pour devenir, dans l’harmonie et l’unité, le premier et unique « sujet intégral » du Mystère pascal célébré.

Ce faisant, je crois qu’une composition florale liturgique à l’entrée d’une église peut donc tout à fait contribuer, pour sa part, à « faire signe » pour « favoriser l’union des fidèles assemblés et introduire leur corps et leur esprit dans le mystère du temps liturgique ou de la fête », comme le dit la PGMR. Bien plus encore, par sa conception et sa présence réalisées par un ou des membres du Corps du Christ, il manifeste dès le seuil que, quand deux ou trois sont réunis en son nom, le Christ est là au milieu de nous (Mt 18, 20). Le bouquet d’accueil peut et doit donc dire quelque chose de ce mystère d’amour de Dieu et de présence du Christ à son ecclesia, son Église, au milieu de son peuple.

À cette lumière, il y a sans doute là matière à réfléchir sur l’agencement et l’emplacement d’une telle composition florale liturgique : sa forme, ses composants, son contenant, la juste pertinence du lieu, etc., pour qu’elle soit comme un « invitatoire » signifiant et un « invitatoire » à l’unité et à la communion dans la diversité des membres assemblés.

 

b. Dimension dialogale : la liturgie est un dialogue entre Dieu et son peuple

Si Dieu convoque son peuple et nous accueille en sa maison, si le Christ nous invite à sa table, pour partager sa Parole et son Pain, ce n’est pas là encore par besoin de commensalité, mais pour faire alliance, autrement dit pour dialoguer à part égale : « Le Seigneur soit avec vous. / Et avec votre esprit ». Dès le début de la célébration et tout au long de celle-ci, les dialogues, les lectures, les répons, les chants, les prières, etc., manifestent que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ est un Dieu qui veut se communiquer à nous par une parole d’alliance, parole d’alliance qui finira par s’incarner en Marie et, au plus haut point, dans l’humanité de son Fils, jusqu’à devenir pour nous Parole et Pain de Vie.

Comme le dit la Constitution sur la sainte liturgie : « Dans la liturgie, Dieu parle à son peuple ; le Christ annonce encore l’Évangile. Le peuple, de son côté, répond à Dieu par les chants et la prière[13] ». La Constitution pose ainsi ce qui est la structure fondamentale de toute liturgie qui, dans le culte judéo-chrétien, a toujours deux pôles :

      • Dieu parle à son peuple qui écoute ;
      • Le peuple répond à son Dieu.

Un dialogue s’instaure dans l’aujourd’hui de la célébration à laquelle nous participons : quelque chose se noue. C’est toujours l’Alliance qui se renouvelle, cœur de la foi du peuple juif, comme des chrétiens qui font mémoire en chaque eucharistie de l’Alliance nouvelle et éternelle scellée dans le sang du Christ.

C’est cette dynamique dialogale d’alliance (préparation-écoute / adhésion-prière) qui permet à la liturgie d’accomplir sa mission : « nous ramener inlassablement sur le chemin pascal ouvert par le Christ[14] », là où, « comme autrefois pour ses disciples, Il nous ouvre les Écritures et nous partage le pain[15] ».

 

Fleurir pour déployer le dialogue de l’Alliance scellée dans le mystère pascal

Dès lors, (re)prendre conscience que la liturgie manifeste d’abord, fondamentalement, ce dialogue d’alliance entre Dieu et son peuple, peut nous permettre de résister à la tentation de vouloir « décorer » les lieux et espaces ecclésiaux et/ou à celle de vouloir « illustrer », par des compositions florales, les textes de la Parole de Dieu de chaque dimanche. Bien entendu, chaque intervenant dans la liturgie est appelé à lire, méditer, intérioriser, incorporer préalablement les textes bibliques de nos célébrations dominicales, et à manifester ensuite, à travers son art, le fruit de cette contemplation ; mais, dans l’art de fleurir liturgiquement, il s’agit plutôt de mettre en résonance la nature avec la Parole, en participant ainsi au déploiement de la Parole, sans perdre de vue la structure fondamentale de la liturgie, dans sa double dimension verticale et horizontale, où s’exprime ce mystère d’Alliance scellé une fois pour toute dans le mystère pascal du Crucifié-Ressuscité.

 

c. Dimension symbolique : « faire mémoire » pour « sanctifier »

Et c’est là où intervient la dimension symbolique de la liturgie : en effet, la liturgie est non seulement dialogale (Dieu parle à son peuple et celui-ci Lui répond) mais aussi symbolique : ce sont les « deux natures » de la liturgie ; mais il faut évidemment entendre « symbolique » au sens fort et étymologique de ce terme, c’est-à-dire « ce qui va avec, ce qui réunit, rassemble », d’où « s’entretenir avec » dans le Nouveau Testament. Autrement dit, la liturgie nous met en lien avec l’Autre et les autres, en ouvrant symboliquement ce « dialogue » entre la terre et le ciel.

La liturgie n’est donc pas le mime, l’imitation ou la représentation plus ou moins réaliste du sacrifice du Christ. Pour autant, sa « double nature » dialogale et symbolique ne reste pas abstraite : en effet, par le jeu des médiations concrètes (paroles, chants, musiques, gestes, attitudes, objets, vêtements, lumière, fleurs, pain et vin, ministres et fidèles, etc.), elle prend corps, elle s’enracine dans l’assemblée qui célèbre. La liturgie révèle ainsi la présence de Dieu et fait mémoire du sacrifice du Christ en vue de la sanctification du peuple saint assemblé et de la création : « Regarde, nous t’en prions, l’oblation de ton Église, et daigne y reconnaître celui de ton Fils qui, selon ta volonté, s’est offert en sacrifice pour nous réconcilier avec toi. Quand nous serons nourris de son Corps et de son Sang et remplis de l’Esprit Saint, accorde-nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le Christ. Que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire[16]… »

 

Fleurir pour transformer les fleurs en signes de la grâce

Ici, la composition florale liturgique a, il me semble, un rôle fondamental à jouer. En effet, comme le dit la PGMR, « les édifices sacrés et les objets destinés au culte divin seront dignes et beaux, et capables de signifier et de symboliser les réalités surnaturelles[17]. » Cela vaut, bien évidemment, pour les fleurs qui, dans leur agencement liturgique, ont un fort potentiel signifiant et symbolique :

  • « signifiant » (et non « imitant » ou « représentant »), non pas qu’elles aient un sens précis qui leur soit attaché, mais « signifiant » en tant qu’elles peuvent « faire signe », sans s’arrêter à elles, vers le mystère célébré, tel Jean-Baptiste faisant signe vers l’Agneau de Dieu[18];
  • « symbolique », parce qu’elles ont cette capacité à « être reliées » et à « relier ». En effet, nous dit le Catéchisme de l’Église Catholique (CEC), de même que « dans la prédication, le Seigneur Jésus se sert souvent des signes de la création pour faire connaître les mystères du Royaume de Dieu[19]» (graine de moutarde, Lc 17, 6 ; grain semé en terre, Lc 8, 5-15 ; lis des champs, Mt 6, 28-34 ; etc.), de même, « la liturgie de l’Église présuppose, intègre et sanctifie des éléments de la création et de la culture humaine en leur conférant la dignité de signes de la grâce, de la création nouvelle en Jésus-Christ[20]. »

Par conséquent, comme d’autres réalités sensibles, et en tant que créatures, fruits de la Création de Dieu, les fleurs et autres végétaux peuvent donc devenir, dans la liturgie, « le lieu d’expression de l’action de Dieu qui sanctifie les hommes, et de l’action des hommes qui rendent leur culte à Dieu[21] », et ainsi contribuer à déployer la dimension eucharistique de toute la Création au sein même de la célébration, c’est-à-dire l’action de grâce de Celui par qui tout a été fait.

 

d. Dimension eucharistique : « Tout fut fait par Lui[22] »

En effet, la liturgie insère la Création au cœur même de l’assemblée eucharistique, et lui donne forme de diverses manières très concrètes, à travers les matériaux que la nature offre généreusement à l’homme : la lumière qui, de son baume fragile, fait croître et habite les plus humbles corps, tels ceux des fleurs ou des plantes, dans leurs formes et leurs couleurs ; l’eau qui dit le passage de la mort à la vie, toujours à refaire sous la mouvance de l’Esprit reçu au baptême, et qui renouvelle en nous la source vive de la grâce ; les fleurs et les végétaux qui, en chaque eucharistie, chantent de manière indicible, poétique et symbolique, l’Alliance éternelle entre Dieu et sa création, tout autant que la beauté et la fragilité de celle-ci ; les pierres et le bois qui forment le corps de la « maison de Dieu », l’église, dont les fidèles sont, eux, les pierres vivantes ; etc.

Dès lors, dans nos « maisons de Dieu », la présence de la Création, sous toutes ces formes, manifeste cette vérité de la bonté, de la beauté et de la gloire du cosmos créé et sauvé avec tous les hommes. Et la liturgie cherche ainsi à éveiller la sensibilité humaine à la beauté de la nature pour que celle-ci soit ou devienne une source de notre émerveillement et de notre action de grâce.

C’est bien, du reste, ce que la finale du Canon romain chante à Dieu : « par [le Christ], tu ne cesses de créer tous ces biens, tu les sanctifies, leur donnes la vie, les bénis et nous en fais le don[23] ».

Ce faisant, l’eucharistie oriente toute la Création, dont l’homme fait partie, vers sa fin, à savoir l’adoration, la louange et l’action de grâces, dans l’attente des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, comme de la récapitulation de toute chose, y compris les choses terrestres, dans le Christ : « À la fin, nous nous trouverons face à face avec la beauté infinie de Dieu (cf. 1 Co 13, 12) et nous pourrons lire, avec une heureuse admiration, le mystère de l’univers qui participera avec nous à la plénitude sans fin. (…) La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place et aura quelque chose à apporter aux pauvres définitivement libérés[24] ».

 

Fleurir pour porter les fleurs à leur accomplissement dans la Maison de Dieu

À ce titre, on peut dire qu’en étant au service de la liturgie, votre art de fleurir exhausse la Création et transcende la beauté de la matière pour lui donner son accomplissement dans le Christ, « en qui tout fut créé[25] », et l’acheminer vers sa fin, le Royaume de Dieu où toute chose est consacrée « à la louange de sa gloire[26] ». Autrement dit, les fleurs, en liturgie, font entrer la Création elle-même dans l’Oïkos de Dieu, la « Maison de Dieu », son Église, dont nos églises sont le signe, établissant alors un dialogue entre nature et culture au cœur même du culte chrétien qui est toujours l’œuvre de la Trinité sainte. Comment ? C’est ce que nous allons essayer de voir dans le point suivant.

 

e. Dimension trinitaire : la liturgie, œuvre de la Trinité

En effet, le CEC ouvre sa 2e partie sur la Célébration du mystère chrétien, dont le 1er chapitre est le mystère pascal dans le temps de l’Église ; et le 1er point définit la liturgie d’abord comme l’œuvre de la Sainte Trinité : le Père est la Source et la Fin de la liturgie ; l’œuvre du Christ dans la liturgie est celle du Christ glorifié qui, dès l’Église des Apôtres, est présent dans la Liturgie terrestre qui participe à la Liturgie céleste ; et l’Esprit Saint, dans la liturgie, prépare à accueillir le Christ, nous rappelle le Mystère du Christ par la Parole de Dieu et par l’anamnèse eucharistique (« qui éveille ainsi la mémoire de l’Église, suscite alors l’action de grâces et la louange (Doxologie) », et actualise le Mystère du Christ par les épiclèses, dont la puissance transformante « nous fait réellement anticiper la communion plénière de la Trinité Sainte » et met l’assemblée « en communion avec le Christ pour former son Corps » qui est l’Église appelée à participer « à sa mission par le témoignage et le service de la charité »[27].

Tout cela peut vous sembler très théologique et loin de votre art de fleurir. Et pourtant, cela vous donne aussi des indications précieuses pour creuser, affiner votre art afin qu’il soit toujours plus en harmonie et en résonance avec la liturgie. En effet, il me semble qu’on peut retenir les mots de « source » et de « fin » (Père), de « terrestre » et de « céleste » (Fils), de « parole » et de « souffle » (ou puissance transformante) (Esprit), de « communion » et de « louange » (Église).

 

Fleurir pour nous enraciner dans le monde et nous relier à Dieu.

Pour exprimer tout cela, l’art de fleurir en liturgie offre, en effet, certains avantages :

  1. La composition florale dans l’église, en étant reliée à la terre, nous rappelle que la foi chrétienne ne survole pas la terre, elle ne la dépasse pas pour la quitter et planer au-dessus d’elle. C’est un rappel à l’élémentaire du sol à la fois comme point d’appui existentiel et expression du jaillissement de la nature. D’une certaine manière, fleurir en liturgie conduit ou reconduit le chrétien sur terre, à la terre, là où Dieu est venu habiter parmi nous ; fleurir en liturgie nous rappelle ainsi, pour sa part, l’importance d’appartenir à un lieu, autrement dit d’avoir ce point d’appui existentiel, dans un sens quotidien concret, ici et maintenant, à portée de main. Toute la liturgie dit cela et est faite pour nous y reconduire (pensons à la Prière universelle : on pourrait dire que chaque fleur est comme une intention pour le monde).
  2. Il me semble que l’art de fleurir en liturgie, c’est aussi l’art de « relier »[28] les souffles unissant l’homme aux souffles respectifs du ciel et la terre[29]. En effet, pour mettre le ciel et la terre à l’unisson, le/la fleuriste qui fleurit se fait alors un·e médiateur·trice de l’échange cosmique qui a lieu entre l’univers et l’assemblée des fidèles ou un anonyme qui regarde sa composition florale liturgique. Et cet entre-deux est comme un pur espace dans lequel les fleurs s’ouvrent sans fin. On pourrait parler de « vide » avec toutes ses harmoniques en termes de souffle ou d’énergie cosmique, mais surtout les fleurs, en liturgie, nous rappellent l’accomplissement de la présence de l’infini de Dieu dans le fini de sa Création, de l’invisible dans le visible, de l’indicible dans le dicible, comme la Parole s’est faite chair[30].

 

f. Dimension missionnaire : porter témoignage du Ressuscité

Ici, je voudrais faire une comparaison musicale.  En effet, « dans la musique, le mouvement musical est tissé de lignes parfois très longues, animées d’une énergie diffuse d’essence harmonique et capables de déployer d’immenses architectures sonores comme d’épouser des mouvements complexes du cœur, en particulier quand y résonne la Parole de Dieu. L’équilibre de ses architectures tient dans les symétries/dissymétries des proportions et des ensembles répartis autour d’un centre, tandis que la linéarité de la mélodie peut connaître des ruptures soudaines, des chromatismes ou des silences surprenants, autant de failles où se devine la trace d’une dramatique de conversion[31] ».

Je me disais que cela vaut sans doute aussi pour l’art de composer ou d’arranger floralement un espace ou des espaces liturgiques : en effet, l’équilibre de l’architecture d’une composition florale ne tient-il pas dans les symétries/dissymétries des proportions et des ensembles répartis autour d’un centre, tout en intégrant certaines ruptures/cassures/torsions des formes, des chromatismes de couleurs ou des espaces de respiration, de « vide » pour laisser passer le Souffle et la Lumière ?… Je pense à cette chanson de Léonard Cohen, « Anthem », où il écrit dans ce poème : « Jouez avec vos armes. Oubliez la perfection. Il y a une fissure en chaque chose, c’est ainsi que la lumière peut rentrer. » Je pense alors à la pierre roulée du tombeau au matin de Pâques : la « dramatique de conversion », c’est-à-dire le « passage »[32] de la mort à la vie, autrement dit le mystère pascal ne peut avoir lieu sans cette ouverture, sans cette déchirure pascale, cette effraction de la lumière (qui renvoie, bien sûr, à la fraction du pain partagé).

 

Fleurir pour laisser passer la Lumière du Ressuscité qui repousse les ténèbres

Fleurir en liturgie, c’est donc, chaque dimanche, participer à la symbolisation et à la manifestation de cette « dramatique de conversion » ; c’est faire participer chaque composition florale, à sa manière, à la mémoire active que le Christ nous ressuscite à chaque instant pour être et devenir des vivants, passés des ténèbres à la Lumière, en harmonie avec la Création et le cosmos tout entier. Autrement dit, il s’agit alors, très concrètement, de (re)chercher quelle(s) forme(s) de compositions florales pourrai(en)t exprimer cette « fissure » qui laisse passer la force résurrectionnelle du Verbe de Vie, qui est souffle de vie nouvelle, témoignant ainsi du Ressuscité.

 

***

[1] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 68.
[2] Pape François, Lettre encyclique Laudato Si’ sur la sauvegarde de la maison commune (LS), n° 1.
[3] Voir le mot latin « flos, floris, f. », issu de la racine indo-européenne *bʰleh₃– = “fleurir, s’épanouir”.
[4] Le mot « ikebana » vient du japonais ikeru (生 け る, « arranger (fleurs), avoir la vie, être vivant ») et hana (, « fleur »). Les traductions possibles incluent « donner vie aux fleurs » et « organiser des fleurs ».
[5] Se reporter au plan transmis.
[6] Voir Deutéronome 5.
[7] Voir Néhémie 8, 2.
[8] Voir aussi I Corinthiens 11, 18-22 => οἰκος τῆς ἐκκλεσίας (« oïkos tès ecclésias ») = maison de l’assemblée (en hébreu : Beth-ha-Knesseth ; en arabe, Kanissat = « église » chez les chrétiens arabes coptes, par exemple).
[9] Rappelons-nous qu’il n’y avait pas d’église-bâtiment, au début du christianisme, puisque les chrétiens se rassemblaient dans leurs maisons (« oïkos » en grec ; « domus », en latin). L’exemple le plus célèbre est peut-être celui de Priscille et Aquila, un couple fortuné qui accueillait chez eux les rassemblements de la communauté chrétienne. Voir Rm 16, 3-5 ; 1 Co 16, 19. La dimension domestique, familiale, communautaire du culte chrétien y est première. Cette dimension doit aussi au fait que le rite central du culte chrétien, l’eucharistie, est issu d’un rite juif domestique, le repas pascal.
[10] Voir Yves Congar, « L’ecclésia ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique », Au cœur de la liturgie chrétienne, Paris, Éd. du Cerf, 2018 [1967], p. 55-127.
[11]. Présentation générale du Missel romain (PGMR), n° 47.
[12]. Ibid.
[13] Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium (SC), n° 33.
[14] Jean-Paul II, Lettre apostolique La réforme de la liturgie dans l’esprit de Vatican II, n° 6 (décembre 1988).
[15] Missel romain, Prière eucharistique pour des circonstances particulières.
[16] Missel romain, Prière eucharistique III.
[17] PGMR, n° 288. C’est nous qui soulignons.
[18] Voir Jean 1, 19-37.
[19] Catéchisme de l’Église Catholique (CEC), n° 1151.
[20] CEC, n° 1149.
[21] CEC, n° 1148.
[22] Jean 1, 3.
[23] Missel romain, Prière eucharistique I.
[24] LS, n° 243.
[25] Colossiens, 1, 15-23.
[26] Éphésiens 1, 14.
[27] CEC, n° 1091 à 1109.
[28] C’est d’ailleurs l’un des sens étymologiques possibles du mot « religion ».
[29] C’est aussi l’un des buts de l’ikebana.
[30] Voir Jean 1, 14.
[31] Voir Philippe Charru, Quand le lointain se fait proche. La musique, une voie spirituelle, Paris, Seuil, coll. « Les dieux, les hommes », 2011.
[32] Rappelons-nous que le mot « Pâque » vient de l’hébreu « pessah » qui signifie « passage ».

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