Accomplissement des écritures et liturgie dominicale
Par Yves-Marie Blanchard, Prêtre exégète, spécialisé dans les écrits johanniques, il est professeur à l’ISL.
« Aujourd’hui s’accomplit le passage de l’Écriture » (Lc 4, 21). Comment réfléchir cet accomplissement ? Cette question habite les spécialistes de la Bible mais aussi chaque dimanche le grand public chrétien, confronté à la dualité des Testaments, du fait du principe typologique présidant au cycle des lectures dominicales. On le sait, la première lecture est habituellement choisie en fonction de l’évangile du jour, dont elle est supposée préparer ou éclairer la lecture. Or, beaucoup ne perçoivent pas ce rapprochement, parfois à cause du préjugé que l’Ancien Testament serait maintenant moins « utile » que le Nouveau. Réflexions du théologien Paul Beauchamp sur la notion d’accomplissement des Écritures.
« ACCOMPLIR les Écritures : depuis quelques années, cette formule attire et inquiète. » Présentant en ces termes le deuxième volume du grand œuvre de Paul Beauchamp, L’Un et l’Autre Testament : 2. Accomplir les Écritures, l’éditeur souligne la difficulté d’aborder un motif, dont on pressent par ailleurs l’intérêt, voire l’actualité, eu égard aux nouvelles perspectives affectant la théologie biblique.
Cet embarras se confirme quand on considère le petit nombre d’études, au moins en langue française, consacrées à une question pourtant pressentie comme essentielle. Ainsi, depuis l’ouvrage de Pierre-Marie Beaude, justement intitulé L’Accomplissement des Écritures [Cerf, coll. « Cogitatio fidei », Paris, 1980] et principalement consacré à « l’histoire des systèmes de représentation de l’idée d’accomplissement », il n’y a guère que Paul Beauchamp pour être incessamment revenu sur notre notion centrale, dans le cadre d’une herméneutique attachée à l’ensemble du corpus biblique, considéré du point de vue de la totalité du livre dans son état achevé.
L’accomplissement y est présenté comme « le travail de l’Un qui fait converger les figures vers un centre transcendant ». Les critères principaux de la figure, au nombre de cinq (centralité, répétitivité, corporéité, déficience, choix de liberté) trouvent dans le « mystère » christique le centre qui tout à la fois les achève et les transcende, dans une épiphanie du sens, portant la corporéité à l’invisible et faisant de la déficience le lieu de l’excès. Une telle affirmation suppose le « franc-parler », la « parrhêsia » du Nouveau Testament, c’est-à-dire la référence à une instance hors texte, assumée par le corps ecclésial et instituant la jonction des deux Testaments comme la clé de voûte de la notion de Canon.
Bref, l’accomplissement de l’Écriture paraît constituer un principe herméneutique majeur, dans l’appréhension d’un corpus biblique qui n’est pas seulement le fruit d’une accumulation quelque peu gratuite de morceaux parfaitement hétéroclites, mais reçoit de sa lecture dans le corps social chrétien un certain nombre de règles structurantes, dont la plus visible tient à l’articulation des deux Testaments.
La difficulté à honorer la problématique de l’accomplissement, comme essentielle à l’herméneutique biblique, n’est pas l’apanage des théologiens. Elle figure aussi bien dans le grand public chrétien, confronté à la dualité des Testaments, du fait du principe typologique présidant au cycle des lectures dominicales. On le sait, la première lecture est habituellement choisie en fonction de la péricope évangélique, dont elle est supposée préparer ou éclairer la lecture. Or, pour beaucoup de chrétiens, ce rapprochement n’est pas perçu comme signifiant, soit que le manque de formation biblique rende parfaitement abscons l’abord des textes vétéro-testamentaires, soit que demeure, plus ou moins consciemment, le préjugé marcionite à l’égard d’un Ancien Testament, considéré comme inégal au Nouveau, voire contradictoire à la Révélation véritable inaugurée en Christ.
De même, dans le champ catéchétique, combien de parents ne sont-ils pas choqués de voir un temps précieux consacré à des personnages ou événements de l’Ancien Testament, n’offrant à leurs yeux aucun intérêt spécifique- ment chrétien ! Faute d’être initiés à la problématique de l’accomplissement, nombre de chrétiens demeurent perplexes quant à la fonction de l’Ancien Testament et à son mode d’articulation aux Écritures apostoliques.
On peut même se demander si le début de conscience exégétique affectant, plus ou moins superficiellement, un certain nombre de chrétiens, notamment catéchistes, n’ajoute pas à cette incompréhension du principe typologique. En effet, la familiarité avec la diversité des contextes historico-littéraires, affectant les écrits bibliques, ainsi que l’intérêt porté aux fragments textuels, non seule- ment péricopes mais couches rédactionnelles, documents, sources, etc., risquent bien, dans un premier temps, d’éloigner de toute perspective d’ensemble relative au livre dans sa figure globale et achevée.
Or, la pratique liturgique assure la pérennité du principe typologique : on peut même dire qu’elle en consacre la validité et l’impose au cœur même du lieu premier d’identité chrétienne, tant personnelle que communautaire.
Dans ces conditions, il paraît profitable, sinon urgent, de susciter une réflexion fondamentale sur le principe même d’accomplissement, appliqué à la relation qu’entretiennent réciproquement les deux corpus scripturaires qualifiés de « Testaments » et couplés dans l’unique livre, justement désigné comme la Bible (en grec : ta biblia = les livres).
Nous ne dirons jamais assez notre dette à l’égard de Paul Beauchamp. Les perspectives ouvertes par ses recherches vont bien au-delà de l’objet habituel d’une exégèse historico-critique. Il s’agit plutôt d’une véritable théologie biblique systématique, articulant à une connaissance minutieuse du livre une non moins grande attention aux propositions anthropologiques tenues par les sciences humaines d’aujourd’hui. Conscient de notre infirmité en la matière, nous ne tenterons pas de rivaliser avec des perspectives aussi larges.
En revanche, il nous paraît possible, voire profitable, d’apporter quelque lumière à la notion d’accomplissement, à partir de la formule néo-testamentaire à laquelle nous sommes redevables de l’expression même. En effet, quelle qu’ait pu être la fécondité d’une telle désignation et quelles que puissent en être aujourd’hui encore les possibilités de développement théorique, force est de reconnaître qu’elle procède d’un énoncé évangélique, quelque peu stéréotypé et attesté, quoique diversement, dans les quatre évangiles. Dans ces conditions, il ne nous paraît pas exorbitant de revendiquer que la réflexion contemporaine relative à l’accomplissement des Écritures se mette, ne serait-ce qu’à titre propédeutique, à l’écoute de l’énoncé initial auquel nous sommes redevables, sinon peut-être de l’idée, du moins de son expression en termes d’accomplissement.
Certes, l’étude approfondie de la formule d’accomplissement, resituée dans la diversité des contextes, dépasserait de beaucoup les limites du présent article. Qu’il nous soit pardonné si, au travers d’un exposé synthétique forcément sommaire, nous pouvons donner l’impression d’harmoniser quelque peu un thème dont la complexité tient pour une part aux différences de perspectives affectant les divers écrits du Nouveau Testament.
La formule d’accomplissement figure une quarantaine de fois dans l’ensemble du Nouveau Testament, principalement dans les quatre évangiles et les Actes. Elle se situe à la charnière du récit relatif aux gestes, paroles, situations assumés par Jésus, et d’un certain nombre de paradigmes vétéro-testamentaires, susceptibles d’éclairer la compréhension de son mystère, voire de signaler la non-pertinence de certaines interprétations.
Ainsi, dans l’évangile de Matthieu, se voient tour à tour expliqués et justifiés par l’appel à l’Ecriture : la signification du nom humain de Jésus (1, 22) ; la géographie relative aux origines de Jésus (2, 15.17) ; la pratique thaumaturgique de Jésus (8, 17 ; 12, 17) ; son enseignement en paraboles (13, 14.35) ; et finalement divers épisodes de la Passion (21,4 ; 26,54.56 ; 27.35). Ainsi est-ce bien là l’en- semble de la carrière de Jésus qui se trouve située dans un contexte interprétatif, incluant divers passages scripturaires, essentiellement tirés des prophètes et des psaumes, quand il ne s’agit pas simplement d’une référence globale, indépendamment de toute citation précise.
Marc procède de même, dans ses deux seules mentions de l’accomplissement (14, 49 ; 15, 28) – dont la seconde ne figure qu’à l’état de variante textuelle – très proches de leurs parallèles matthéens.
Luc ignore la formule familière à Matthieu : « afin que s’accomplît la parole de l’Écriture » ; mais, à plusieurs reprises, il désigne explicitement le processus d’accomplissement, notamment dans le contexte de la Passion (18, 31 ; 22, 37 + Actes 1 16 ; 3, 18 ; 13, 27.29). Surtout, le troisième évangile présente deux scènes exemplaires de la mise en relation entre la personne même de Jésus et la mémoire des Écritures vétéro-testamentaires. La première scène est présentée comme contemporaine du ministère historique de Jésus. Homéliaste à la synagogue de Nazareth, Jésus opère lui-même le rapprochement entre ses propres actes de libération et les oracles messianiques d’Isaïe 58, 6 et 61, 1-2. L’ensemble de son discours tient dans la déclaration centrale : « Aujourd’hui, l’Écriture est accomplie à vos oreilles » (4, 21). La deuxième scène se profile à l’horizon postpascal, lorsque le Ressuscité se fait l’herméneute de son propre destin et sollicite « la Loi de Moïse, les prophètes et les psaumes » (24, 44), au titre d’une démarche pédagogique partant de la Loi et des prophètes (24, 27), afin de parvenir à l’histoire même de Jésus, relue à la lumière desdites Écritures. Tel un parfait cercle herméneutique, cette opération de relecture, non seulement éclaire la signification des événements vécus par Jésus (v. 27), mais du même coup elle « ouvre » à une lecture renouvelée des Écritures vétéro-testamentaires (v. 27.32.45), en quelque sorte élevées à leur plénitude de sens.
Enfin, l’évangile de Jean assigne soit à Jésus en tant que locuteur, soit au narrateur en position d’interprète, la mission de référer les événements de la Passion aux antécédents scripturaires, qu’il s’agisse des prophètes (12, 38 ; 19, 37), des psaumes (13, 18 ; 15, 25 ; 19, 24.36) ou de l’Ecriture en général, voire de paroles antérieures de Jésus, traitées au même titre que l’Ancien Testament (18, 32, en rappel de : 3, 14 ; 8, 28 ; 12, 32-33).
On voit donc que l’accomplissement des Écritures, explicitement désigné comme tel par les quatre évangiles, consiste à établir une relation, plus ou moins arbitraire, entre des éléments du récit évangélique relatif à Jésus, particulièrement dans le cadre de la Passion, et des fragments vétéro-testamentaires, d’origine prophétique ou psalmique, censés annoncer, voire éclairer ou justifier le caractère scandaleux, tant des prétentions de Jésus que des épreuves subies de la part de son peuple. Or, comme le suggère Luc 24, une telle mise en miroir de deux contextes, à première vue hétérogènes, affecte à l’une et à l’autre Ecriture comme un surcroît de sens.
Il paraît que nous sommes là au cœur de ce que veut honorer le lectionnaire dominical, en suggérant d’articuler la première lecture, habituellement vétéro-testamentaire, et la péricope évangélique caractéristique du dimanche en cours. Pour surprenante qu’elle puisse paraître aujourd’hui, cette pratique ne dérive pas seulement des modèles exégétiques de l’âge patristique. Elle s’enracine dans l’œuvre des évangélistes eux-mêmes et leur volonté commune d’ancrer le récit de la vie de Jésus dans la mémoire d’un certain nombre de textes fondateurs, tirés de « la Loi, des prophètes et des psaumes ». On ne saurait trouver meilleur fondement pour une pratique liturgique, souvent regardée comme une innovation consécutive au dernier concile.
Le mot français « accomplissement » peut prêter à confusion et se révéler finalement peu adéquat à l’expression du rapport établi entre l’un et l’autre Testament. En effet, le mot « accomplissement » garde de son étymologie latine ad-co-implere l’idée d’une tension vers un achève- ment ou encore d’une réalisation menée à son terme ; on reconnaît la force expressive du préverbe latin, souvent tenu pour plus pertinent que le radical verbal lui-même. Cette polarisation sur la « fin », avec en corollaire l’inscription de l’accomplissement dans une perspective dia- chronique, n’est pas sans inconvénient : elle méconnaît parfaitement le sème « plénitude » exprimé par le verbe simple plere et ses formes développées : implere, considéré comme le terme usuel signifiant « faire le plein, emplir » et, secondairement co-implere (compleré), voire ad-co- implere (adcomplere).
Or – et c’est bien là l’intérêt de telles considérations étymologiques – ce que nous appelons « accomplissement » est normalement exprimé par le verbe grec plêroun, c’est-à-dire selon une symbolique de la plénitude plutôt que de l’achèvement. Sur un total de 39 mentions de l’accomplissement à travers le Nouveau Testament, pas moins de 33 occurrences (soit une proportion de 85 %) relèvent du sème « plénitude », traduit par les verbes plêroun (31 fois) et ses synonymes anaplêroun et pimplêmi (une fois chacun). Autant dire qu’il s’agit moins d’exprimer l’achèvement selon un axe temporel, où la vie du Christ mettrait un terme aux prophéties vétéro-testamentaires, que de suggérer que le Christ, par son œuvre et sa parole, vient « remplir » un Ancien Testament considéré comme le cadre nécessaire mais vide de contenu, tant que Lui-même n’est pas venu en effectuer les virtualités.
Ce rapport du vide au plein, établi entre un corpus textuel préexistant et la nouveauté d’une parole traduite en actes, n’est pas sans évoquer la distinction saussurienne entre langue et parole. La langue, on le sait, constitue la somme des paradigmes disponibles dans un idiome défini, lui-même porté par une communauté linguistique reconnue, identifiée avec une entité locale, régionale, le plus souvent nationale, voire multinationale. Ce vaste corpus, constitué de formes lexicales autant que de structures syntaxiques, se trouve en quelque sorte à la disposition de tout sujet, auquel il revient de porter à la parole les éléments virtuels relevant de la langue. Cette effectuation combine la répétition de modèles contraignants – sans quoi il n’y aurait que barbarismes ou contre-sens, compromettant toute possibilité de communication, univoque autant que possible – et une part décisive d’inédit, sans laquelle il ne saurait y avoir ni poètes, ni grands auteurs, ni même d’expression tant soit peu personnelle ou originale.
Loin donc de programmer la parole au point d’en étouffer toute spontanéité, les contraintes linguistiques sont la condition même pour que puisse s’exercer la liberté créatrice du sujet de parole. Ainsi langue et parole entretiennent-elles de complexes rapports : la première conditionne la seconde, mais chaque énonciation confère au système linguistique pré-existant un surcroît de sens, dans une expressivité chaque fois renouvelée.
Il nous semble qu’une telle considération, fondée sur la seule grammaire de l’énoncé biblique d’où la tradition a puisé la catégorie d’accomplissement, permet de préciser la relation entre les deux Écritures, non seulement au sein de l’évangile, mais encore dans la pratique liturgique des lectures en miroir.
Ainsi le Nouveau Testament ne déclare pas la caducité de l’Ancien, mais reconnaît sa dette à l’égard d’une langue sans laquelle il n’y aurait pas de parole spécifiquement chrétienne : qu’en serait-il de la désignation de Jésus comme Christ, sans l’orchestration de tous les textes vétéro-testamentaires relatifs au Messie ? Et de même pour tous les énoncés fondateurs de l’identité chrétienne et tenus pour normatifs de la confession de foi… De même, l’Ancien Testament n’est pas seulement une préparation, au sens d’une antériorité imparfaite et sans consistance propre : bien au contraire, l’Ancien Testament entretient avec le Nouveau Testament un rapport logique plutôt que chronologique, à l’image du rapport nécessaire liant la langue à la parole. La connaissance de la langue vétéro-testamentaire conditionne l’accès à une expression propre- ment chrétienne ; à l’inverse, l’effectuation d’une parole inédite « remplit » de sens le cadre normatif que constituent les Écritures, précisément qualifiées de « Loi ».
Comme toute langue, dont les paradigmes lexicaux et syntaxiques sont répertoriés dans la grammaire, l’Ancien Testament exerce à l’égard du Nouveau Testament une fonction fondatrice et régulatrice permettant, par exemple, le discernement des « fautes », au sens linguistique du mot. Ainsi, dans le récit des Rameaux, la référence à la figure non violente du Messie pacifique, selon Zacharie 9, fonctionne comme un correctif à l’exaltation nationaliste sous- jacente au triomphe populaire accordé à Jésus. Le quatrième évangile est particulièrement explicite : d’une part, il assortit les acclamations inspirées par le psaume 118 d’une brève incise explicative « le roi d’Israël » (Jn 12, 13) ; d’autre part, à l’instar de Matthieu (21, 5), il cite le texte de Zacharie 9, 9 (Jn 12, 15), ouvrant un champ interprétatif susceptible d’éclairer le comportement de Jésus, chevauchant un petit âne, comme typique d’un modèle royal dont la suite des événements confirmera l’absolue non-violence et la parfaite humilité.
Plus qu’une illustration en terme d’annonce – selon le propos apologétique du modèle dit « prophétique » – la référence à Zacharie énonce les règles « linguistiques » sans lesquelles il ne saurait y avoir de juste perception de la royauté messianique de Jésus. Tel est bien, selon nous, le principal enjeu des formules d’accomplissement au sein même du Nouveau Testament, a fortiori dans l’espace liturgique où s’effectue la même actualisation des paradigmes vétéro-testamentaires par l’effectuation d’une parole reçue comme Verbe divin.
Si donc l’idée de plénitude paraît dominer la sémantique de l’accomplissement – ce qu’expriment encore l’anglais fulfilment ou l’allemand Erfüllung : formes dans lesquelles il demeure possible d’isoler le sème « plein » (ful/fil) – quelques occurrences suggèrent une autre représentation de l’accomplissement, cette fois, cette fois en termes d’achèvement (telein) ou de perfection (teleioun). Vu le nombre réduit de ces passages, il est tout à fait possible et probablement utile de considérer les contextes, afin de voir si ce deuxième volet est en mesure ou non de contredire nos affirmations relatives à l’accomplissement-plénitude.
Deux évangiles se partagent ces quelques occurrences. Tout d’abord Luc, évoquant l’accomplissement des Écritures prophétiques à travers les événements de la Passion, a deux fois recours au verbe telein (18, 31 ; 22, 37). De même dans les Actes des Apôtres, le verbe teleioun revient quatre fois pour exprimer la relation aux Écritures anciennes, psaumes ou prophètes (1,16 ; 3,18 ; 13,27.29). Comme pour les deux occurrences de telein dans le troisième évangile, il est fait chaque fois référence à la Passion : trahison de Judas (1, 16) ; souffrances du Christ (3, 18) ; condamnation de Jésus par les habitants de Jérusalem et leurs chefs (13,27) ; descente de croix et mise au tombeau (13, 29). Bref, dans le diptyque lucanien, l’accomplissement n’est présenté comme achèvement-perfection (telein/teleioun), et donc inscrit dans un processus dia- chronique tendu vers sa fin (telos), que lorsqu’il s’applique explicitement au récit de la Passion. La croix de Jésus est le lieu propre où l’accomplissement, c’est-à-dire l’effectuation en parole vive des virtualités de la langue vétéro-testamentaire, coïncide avec le terme tant qualitatif (teleioun – perfection) que quantitatif ou duratif (telein = achèvement).
Notons que, dans une perspective voisine, Luc 13, 32 impute à Jésus cette curieuse affirmation : « Voici que je chasse des démons et que j’accomplis (apotelô) des guérisons aujourd’hui et demain, et le troisième jour je suis accompli (teleioumai) ». Une telle parole établit un rapport entre, d’autre part, les guérisons et exorcismes de la vie publique, d’autre part, la perfection acquise au terme du mystère pascal. En tant qu’ils anticipent la résurrection au troisième jour, les actes de puissance réalisés par Jésus relèvent déjà de la fin et participent de l’achèvement, d’où l’emploi du verbe apotelein, en écho au teleioun propre à l’accomplissement pascal.
Ainsi Luc paraît distinguer l’accomplissement-plénitude, englobant l’ensemble de la carrière de Jésus, selon le double paradigme des chapitres 4 et 24, et l’accomplisse- ment-achèvement-perfection, propre à désigner le sommet indépassable de la croix.
La distinction lucanienne se trouve confirmée par l’évangile de Jean. En effet, à côté des huit occurrences du verbe plêroun, d’ailleurs concentrées sur la fin du livre et donc relatives à l’accomplissement de la croix (12, 38 ; 13, 18 ; 15, 25 ; 17, 12 ; 18, 9 ; 18, 32 ; 19, 24 ; 19, 36), le quatrième évangile ne présente qu’une seule mention de l’achèvement-perfection (telein/teleioun) des Écritures. C’est précisément en 19, 28, lorsque Jésus, « sachant que tout était désormais achevé (tetelestai), afin que s’accomplît » (hina teleiôthé) l’Écriture, dit : J’ai soif (Ps 69, 22 ; 22, 16). L’identification est ainsi faite entre les derniers instants de Jésus : « Tout est achevé » (telein) et l’achève- ment des Écritures, ainsi portées à leur plénitude – ou per- fection (teleioun) – de sens.
L’accent proprement johannique sur la mort de Jésus comme achèvement définitif est repris en 19, 30, lorsque Jésus, au moment d’expirer prend à son compte l’expression suggérée plus haut par le narrateur : « Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : c’est achevé (tetelestai, comme en 19, 28) et, inclinant la tête, il remit l’esprit. » Nous retrouvons l’écho de l’expression eis telos (13, 1) qualifiant, non seulement le lavement des pieds mais l’ensemble du pro- cessus de passion-résurrection, comme l’effet d’un amour vécu à l’extrême (cf. teleioun) et assumé jusqu’au bout (cf. telein).
Bref, tant chez Jean que chez Luc, la considération de la croix amène à distinguer de l’accomplissement plénitude une valeur d’achèvement ou de perfection, propre au récit de la passion et de la mort de Jésus. En tant qu’elle constitue l’événement définitif (telein) et indépassable (teleioun), la croix de Jésus fixe en termes de « fin » une relation aux Écritures, qui est d’abord de l’ordre du « plein », c’est-à- dire du renouvellement ou de l’enrichissement opérés du fait d’une parole neuve, effectuée dans les cadres et les structures de la langue établie, en l’occurrence le corpus vétéro-testamentaire, principalement prophètes et psaumes.
Pour importante qu’elle soit, l’inflexion de l’accomplissement du côté de l’achèvement, à l’heure de la croix, ne saurait nous consoler de la déperdition sémantique perceptible en français, du fait de l’oubli du sème « plénitude », largement majoritaire dans le Nouveau Testament. À titre de confirmation, rappelons que, en plus des évangiles et des Actes, la seule occurrence de la formule d’accomplissement (Jc 2, 23) utilise elle aussi le verbe plêroun et s’inscrit donc dans le cadre général de l’accomplissement-plénitude.
En guise d’ouverture
Ces quelques considérations n’ont d’autre prétention que d’aider à la compréhension de l’énoncé scripturaire d’où procède la catégorie d’accomplissement, appliquée aux rapports entretenus par l’un et l’autre Testament. Certes, il appartient au théologien de la liturgie d’envisager les conséquences théoriques et pratiques, qui pourraient découler d’une meilleure prise en compte du paradigme biblique et de sa mise en œuvre dans le champ liturgique. Qu’il soit cependant permis au bibliste de suggérer, à titre d’ouverture, les quelques points suivants.
- Si le Nouveau Testament, dans sa tentative de confesser la carrière de Jésus Christ comme l’événement central et définitif du salut, ne peut faire l’économie d’une référence permanente aux textes et contenus de l’Ancien Testament, on voit mal comment la liturgie pourrait se priver d’une telle dépendance, alors même qu’elle a mission d’attester hic et nunc l’actualisation dudit événement de salut.
Bien plus, le Nouveau Testament ne se contente pas d’une pratique, en quelque sorte naïve, de la langue vétéro- testamentaire : la reprise insistante de la formule d’accomplissement, liée ou non à la formulation d’une citation précise, constitue un métalangage, par lequel l’énoncé néo- testamentaire revient sur son propre fonctionnement. Non seulement innée et spontanée, comme l’est toute pratique linguistique, la référence à l’Ancien Testament se fait consciente et délibérée. Il ne saurait, selon nous, en être autrement, en tout lieu où l’expérience chrétienne cherche à s’énoncer, à commencer par les diverses formes de l’action liturgique.
- Ainsi conçue comme nécessaire et pleinement voulue, la mise en relation de l’Ancien et du Nouveau Testament ne saurait se satisfaire d’un simple rapport chronologique. L’Ancien Testament n’est pas seulement l’anticipation, maladroite et incomplète, des réalités du Nouveau Testament. L’accomplissement réalisé en Jésus Christ ne suffît pas à déclarer la caducité de l’ancienne écriture. Ainsi, dans l’assemblée liturgique, la lecture de l’Ancien Testament ne constitue pas seulement une propédeutique à l’interprétation des évangiles, même s’il est vrai que l’apprentissage théorique d’une langue précède, pour une part, son utilisation. Toutefois, l’effectuation de la langue au tra vers d’une parole sans cesse renouvelée, loin de sonner le glas de la langue, ne fait que la renforcer dans ses formes (paradigmes) et, du même coup, l’enrichit de combinaisons nouvelles (syntagmes) jusque-là demeurées virtuelles.
De la sorte, on peut affirmer l’interrelation Ancien Testament-Nouveau Testament comme le cœur de toute pratique chrétienne des Écritures, y compris dans la liturgie. La connaissance de l’Ancien Testament comme langue conditionne l’accès à la parole spécifiquement chrétienne. À l’inverse, la lecture de l’évangile ouvre l’ancien texte à une infinité de sens nouveaux. Il nous paraît donc structurellement capital d’honorer l’accomplissement des Écritures, en reconnaissant à ce terme sa pleine acception synchronique et, pour ainsi dire, linguistique.
- On ne saurait cependant se satisfaire d’une simple mise à plat, comme si Ancien et Nouveau Testament ne faisaient que constituer les deux volets symétriques d’un diptyque parfaitement équilibré. Sans prétendre à une progression linéaire, survalorisant l’évangile au détriment de la première Alliance – ce qu’interdit précisément l’accomplissement-plénitude – il nous paraît cependant nécessaire d’honorer la singularité du Christ et la focalisation sur sa personne à l’heure de la croix comme constituant le centre herméneutique, ultime et indépassable, à proprement parler le lieu d’articulation des deux figures d’Écriture. Ainsi, l’accomplissement-achèvement, et sa variante en termes de perfection, ont-ils pour effet de désigner le mystère pascal de Jésus comme la clé de lecture, applicable non seulement à chacun des Testaments, mais plus exactement, à leur propre rapport, dit d’accomplissement.
Autant dire la place centrale du mystère pascal au cœur de toute liturgie chrétienne, d’autant plus que la référence aux Écritures s’efforce d’honorer la dualité des Testaments comme le principe majeur de structuration du corpus ainsi sollicité.
- Si l’analyse de l’énoncé biblique d’accomplissement suggère une double figure (interdépendance réciproque de l’Ancien et du Nouveau Testament, en même temps que focalisation sur l’événement pascal), en revanche rien ne paraît justifier le détournement de l’expression au profit d’une apologétique, soucieuse de montrer la réalisation effective des prédictions vétéro-testamentaires. On reconnaît là le sens aujourd’hui commun du mot « prophétie », et l’on a en mémoire tant de développements brillants, sans doute appelés par le contexte d’auto-défense, qu’il s’agisse des argumentations de Justin à l’égard des juifs ou des païens doutant de l’ancienneté du message chrétien, ou encore des combats de Pascal contre des « libertés », enclins à dénoncer les inconséquences de l’histoire sainte.
Si donc le versant apologétique de l’accomplissement ne manque pas de titres acquis au cours des siècles, il ne saurait cependant s’autoriser de l’expression néo-testamentaire relative à l’accomplissement des Écritures. Dès lors, il paraît important que les communautés chrétiennes fidèles à la liturgie dominicale soient averties du danger, afin que ne perdure pas une interprétation réductrice de l’accomplissement des Écritures.
- Finalement, au risque de paraître nous satisfaire à bon compte, il nous semble que l’assemblée eucharistique dominicale, au moins dans son principe sinon dans la conscience de chacun de ses membres, honore équitable- ment le double versant de l’accomplissement, selon la présentation néo-testamentaire. D’une part, la concentration sur le mystère pascal du Christ et la solennisation de l’évangile soulignent à bon droit le caractère achevé et définitif de l’accomplissement. D’autre part, la mise en écho de la première lecture et de l’évangile invite à un jeu de miroirs, qui sert précisément l’interrelation des deux corpus.
Demeure la question de la lecture médiane : quel que soit l’intérêt pédagogique d’une telle pratique, elle relève d’une autre problématique que celle de l’accomplissement ; d’où, sans doute pour une part, l’existence d’un certain malaise à son égard, voire d’une fâcheuse tendance à en minimiser l’importance. Gageons que des spécialistes de la science liturgique sauront en relever le défi.
Pour nous, il suffira d’avoir montré la pertinence biblique d’une pratique liturgique, dont l’implication christologique ne fait aucun doute, puisqu’il s’agit tout simplement de confesser le Christ « selon les Écritures ».
Reprise d’un article – sans ses notes – de Yves-Marie BLANCHARD, alors Institut catholique de Paris, publié dans la revue La Maison-Dieu 210 [1997/2], 51-65.
De Paul BEAUCHAMP : Le Récit, la Lettre et le Corps, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », Paris, 1982 ; « Théologie biblique », dans B. LAURET et F. REFOULÉ (éds), Initiation à la pratique de la théologie, t. I : Introduction,, Paris, 1982, p. 185-232 ; L’Un et l’Autre Testament : 2. Accomplir les Écritures, « Parole de Dieu », Paris, 1990 ; « Accomplir les Écritures : un chemin de théologie biblique », Revue biblique 99/1 (1992), p. 132-162. |
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