L’autel, une oeuvre d’art ?
Par Jean-Yves Hameline († 2013), prêtre du diocèse de Nantes, Professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris
L’autel est lié à l’institution du lieu. Il est disposé non pas tant pour être vu que pour instituer l’être-là de celui qui se tient et regarde, de près ou de loin, et qui reçoit de cet autel même son implication de présence et la forme gracieuse du lien qui le tient à lui-même et à autrui, comme en creux, ou en abyme : place des places. Invitation à soi, ah alio.
Frédéric Debuyst a eu raison d’insister sur une certaine modestie de l’autel dans la mesure où elle renvoie à celle même de l’Agneau, mi tis et humilis corde. Le Sinaï fait place à la Chambre Haute autour des signes de la Nouvelle Alliance, par où le don fait corps avec la manière de donner. Du don de Dieu, plus grand encore, l’autel atteste la précédence en tout ce qui regarde la consommation de l’Alliance. Sa fonction reste invitatoriale plus, il dit le mystère de l’invitation. Il lie la place du don et le don de la place, s’effaçant derrière les signes sacrés et les personnes que le lien eucharistique rassemble et sanctifie.
Comme Cicéron le disait de la parole, il y a peut-être de l’autel l’équivalent d’un cantus obscurior, un chant caché à tout le moins une musicalité de ses trois dimensions, qui devrait éclairer et faire rayonner les personnes et les choses, auxquelles il vient donner la capacité d’être présentes loin d’elles-mêmes et de se trouver là. Aussi le symbolisme premier de l’autel n’est pas d’ordre allégorique, mais bien plutôt anagogique autre lieu dans le lieu, il est figure potentielle de ce qui s’accomplit et dont il marque l’incidence illocatoire et la portée signifiante, comme aussi celle des paroles et du « bien-dire »- benedicere- — du Testament dominical. Invitation à aller là où nous ne savons pas et à devenir pour soi et pour autrui, et par grâce, un signifiant de la scène eucharistique, selon le pacte de la Foi.
Le seul défaut pour un autel est d’être encombrant et de saturer l’espace au lieu de l’ouvrir en lui-même à lui-même, surtout quand on ne dispose plus de la solution baroque du grand retable faisant corps avec un mur de gloire, dans une logique de directionnalité commune. Détaché du fond, l’autel réorganise l’espace, mais il peut troubler le lieu, si tant est que de l’espace au lieu il y ait passage à l’habitable, au bonheur d’être là. Encombrant il peut l’être par sa trop grande longueur, par les défauts de son assiette, par un manque d’altruisme, comme on pourrait le dire d’une dérive ostentatoire, ou par une surcharge allégorique ou sémantique. Car son rôle n’est pas tant d’exhiber des contenus religieux que de « signifier la signification », celle que prennent à partir de lui les choses et les personnes, et de maintenir dans le lieu vide la mémoire muette de l’Invitatoire, qui en est l’affectation. Jamais, en particulier, la figure de l’autel ne devrait se surcharger au point d’effacer les figures proprement eucharistiques le pain, la coupe, les personnes invitées, vivants et morts, ou à venir, et ce précisément en leur absence même.
Si l’on peut avancer que l’autel n’est pas une œuvre d’an, c’est sans doute pour mieux affirmer qu’il doit être œuvre de l’art, et de cet art supérieur (suprême ?) qui aboutirait à son effacement au profit de sa seule lumière, in spiritu et veritate, ou de son chant secret. Œuvre de l’art, il le serait par ses qualités intrinsèques, la vérité du matériau, une certaine droiture du travail qui feraient qu’il n’est que ce qu’il est et non un calembour même ingénieux ou une allégorie. Sa richesse, son décor, seraient tout entiers d’accueil, de gratitude et d’intelligence envers les dons qu’il doit porter, et sa force toute de juste poids, nombre et mesure. Car il doit dire l’écart et la proximité, ou même l’infinie distance qu’un signe sacré furtivement abolit.
Qui ne voit que le travail de l’artiste est ici de cacher l’art par l’art même, comme disait Rameau, et de procéder par retranchement jusqu’à ce que de l’autel ne subsiste que le chant de matière muette devenu le chant du lieu et du bonheur promis.
D’après l’article des Chroniques d’art sacré n°53, 1998
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