Une demande nouvelle pour la musique liturgique : susciter de l’émotion
Par Vincent Decleire, Compositeur, organiste, professeur d’analyse et de formation musicale à Sevran en Seine-Saint-Denis
Vincent Decleire nous fait comprendre ce que l’émotion peut apporter à la liturgie. La question n’avait jamais été formulée par un pape de cette façon.
Le Concile Vatican II désirait « la participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques » de tous les fidèles1. Plus de cinquante ans après, le Pape François va plus loin, il souhaite une participation plus intense et plus profonde2. Comment est-ce possible ?
Dans les Exercices Spirituels, Ignace de Loyola propose au retraitant en fin de journée d’appliquer les cinq sens de l’imagination à la méditation du mystère proposé tout au long du jour, comme pour davantage donner corps à la prière. Sur ce modèle, le pape demande d’« aider l’assemblée liturgique […] à percevoir et à participer, à travers tous les sens, au mystère de Dieu »3. Les cinq sens sont les portes de l’âme. Ouvrir ses oreilles, c’est devenir capable d’être rejoint à l’intérieur de soi-même, d’être touché, d’être ému : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? Ne fermez pas votre cœur comme au désert »4.
Comment les musiciens peuvent-ils aider l’assemblée à participer plus intensément et plus profondément ? Peuvent-ils faire plus que le travail des « chants, sons, harmonies », la recherche de la beauté[5] ? Oui, ils peuvent créer « un climat émotif opportun, qui dispose à la foi et suscite l’accueil et la pleine participation au mystère que l’on célèbre »6.
Les expressions du Pape François sont très précises. L’émotion musicale n’est pas la foi mais peut y disposer. Elle est comme une invitation, elle peut susciter l’accueil, mais ne remplace pas l’adhésion de la volonté. Elle peut conduire à une participation plus pleine au mystère car elle donne de vivre ici et maintenant, corps et âme, la grâce de l’instant donné.
L’étymologie du mot « émotion » dit un mouvement hors de : motio ex. L’âme, le cœur, l’esprit sont mus et entraînés hors de ce qui leur est habituel. L’émotion est telle qu’elle appelle en retour un mouvement de réponse. Cette réponse peut être positive : « Tu as ouvert mes oreilles […] alors j’ai dit : « Voici je viens » »7. Ou indifférente, voire négative : « Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons chanté des lamentations, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine. »8 C’est pourquoi l’émotion ne peut pas être le critère dernier de la qualité d’une célébration, car il faut se demander quelle réponse a été donnée à l’émotion. C’est l’amour et la charité vécus pendant et après la liturgie, qui sont le critère ultime de toute liturgie. Matthieu ne dit pas si le soir du Jeudi saint, Jésus a fait un émouvant solo en chantant les psaumes avec ses disciples9 – car ce n’est pas l’essentiel – mais il montre Jésus qui se livre par amour.
Hier, « les pères conciliaires percevaient la difficulté des fidèles à participer à une liturgie dont ils ne comprenaient plus pleinement le langage, les paroles et les signes. »10 Aujourd’hui, le pape lie la capacité d’être ému avec la compréhension de la musique dans une culture donnée : « Il est nécessaire de faire en sorte que la musique sacrée et le chant liturgique soient pleinement « inculturés » dans les langages artistiques et musicaux de l’actualité, c’est-à-dire qu’ils sachent incarner et traduire la Parole de Dieu […] en créant également un climat émotif […] »
L’expérience nous montre que tout le monde n’est pas ému de la même façon et ne réagit pas à l’émotion de façon identique : cela dépend du sexe, de l’âge, de la sensibilité, de la langue, de la culture, de l’éducation, etc. Les gens du Nord sont décrits comme plus introvertis, plus sobres dans leur expressivité, ceux du Sud plus extravertis et expansifs. Quel climat émotif créer alors ? Celui qui est « opportun ». Le pape fait appel au critère de convenance et rappelle la dignité de la célébration11. Il faut à chaque fois discerner, ce qui n’est pas facile alors que les communautés deviennent de plus en plus multiculturelles et hétérogènes.
Pourquoi le pape ne parle-t-il pas d’émotion quand il demande de « sauvegarder et de valoriser le patrimoine » musical du passé ? Il indique une piste : « l’utiliser de façon équilibrée au présent et en évitant le risque d’une vision nostalgique ou « archéologique » ». Il est clair qu’utiliser au présent la musique du passé, c’est la rendre vivante, émouvante, parlante à l’homme d’aujourd’hui en créant un climat émotif opportun.
Ce que le pape demande aux musiciens, il le demande à tous ceux qui ont une charge de parole dans la célébration et sollicitent l’écoute : c’est une même « perspective »12. Si les chrétiens assemblés sont invités à « percevoir le sens, grâce en particulier au silence religieux et à la musicalité du langage avec lequel le Seigneur nous parle »13 (on pourrait traduire : les intonations, les inflexions de voix…), quel soin ne faut-il pas apporter à tout acte vocal en liturgie !
Cet article est extrait du dossier Le discours du pape François pour les cinquante ans de Musicam Sacram
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2 Discours du samedi 4 mars 2017 § 5 et 7
3 § 8
4 Ps 94, 7-8
5 § 7
6 § 6
7 Ps 39, 7-8
8 Mt 11, 17 et aussi Lc 7, 32
9 Mt 26, 30
10 § 3
11 § 4
12 § 5
13 § 5 Cf. la méditation matinale à Sainte Marthe du jeudi 12 décembre 2013
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V. Decleire – Une demande nouvelle pour la musique liturgique, susciter de l’émotion
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SNPLS – Le discours du pape François pour les cinquante ans de Musicam Sacram