Le Carême, temps de l’Église pénitente
Par Arnaud Toury, Prêtre, délégué de pastorale liturgique et sacramentelle du diocèse de Reims
La tradition biblique et la vie liturgique articulent la démarche individuelle de pénitence à la dynamique collective de l’Église dans son retour à Dieu. Le Carême naturellement est porteur de cette dimension sociale de la conversion. Mais est-elle encore vraiment significative ?
Perception de la pénitence comme une démarche personnelle
La pénitence, le retour à Dieu, est une notion perçue, le plus souvent, comme relevant de la vie de foi personnelle et d’une démarche individuelle. La personnalisation de la relation à Dieu est un des fruits de la tradition biblique. Les grands prophètes, tel Ezéchiel (18), ouvrirent la voie de la responsabilité personnelle devant Dieu. Les appels du Christ qui retentissent dans l’évangile du Mercredi des Cendres sont caractéristiques de cette singularisation de la pénitence : « quand tu fais l’aumône…, quand tu pries…, quand tu jeûnes…, reste dans le secret » (Mt 6). Et le Nouveau Testament nous présente le plus souvent maints individus pénitents (Pierre, Paul, Zachée, etc.) pour modèle de la vie de chrétienne.
Dans la Bible, dimension personnelle et collective de la conversion
Cependant, à travers toute la Bible, court également la dimension collective de la pénitence, parce que le croyant est inséré dans un peuple commettant le péché ou marqué par ses conséquences collectives. Les appels à la pénitence sont fréquemment adressés au pluriel (2 R 17, 13 ; Jl 2, 12-13 ; Mt 3, 2 ; Mc 1, 15 ; etc.) ou à des groupes (Ninive (Jonas) ; Jérusalem, Israël ou Samarie (par ex. Isaïe, Osée) ; Capharnaüm, Bethsaïde et Corazine (Mt 11, 21-24)). Conversion individuelle et conversion collective sont nécessairement articulées, car la conversion ou le péché d’un seul peut affecter l’ensemble du peuple comme le levain dans la pâte (1 Co 5).
Une union des deux dimensions réaffirmée par le Concile
À la suite de la Bible, la vie ecclésiale est appelée à articuler la démarche collective d’une Église pénitente et la pénitence personnelle. C’est en tout cas, le vœu du concile Vatican II :
« L’Église […] enferme des pécheurs dans son propre sein, elle est donc à la fois sainte et toujours appelée à se purifier, poursuivant constamment son effort de pénitence et de renouvellement. » (Lumen Gentium 8) ; « On inculquera aux fidèles, en même temps que les conséquences sociales du péché, cette nature propre de la pénitence, qui déteste le péché en tant qu’il est une offense à Dieu ; on ne passera pas sous silence le rôle de l’Église dans l’action pénitentielle, et on insistera sur la prière pour les pécheurs. » (Sacrosanctum Concilium 109) ; « La conversion et la réconciliation que l’Église est appelée à vivre sont plus que la somme des conversions individuelles. C’est l’Église, comme corps, qui est provoqué à changer de visage et de comportement, dans un certain nombre de situations où sont en cause les comportements collectifs des chrétiens. (1) »
Le Carême, un temps ecclésial propice à vivre la dimension collective de la pénitence
Le Carême semble naturellement s’offrir comme le temps liturgique propice pour vivre la dimension collective de la pénitence. La première lecture du Mercredi des Cendres ne manque pas de signifier dès le premier jour cet appel à vivre une démarche commune :
« Et maintenant – oracle du Seigneur – revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les larmes et le deuil !… Réunissez le peuple, tenez une assemblée sainte, rassemblez les anciens, réunissez petits enfants et nourrissons … Entre le portail et l’autel, les prêtres, serviteurs du Seigneur, iront pleurer et diront : « Pitié, Seigneur, pour ton peuple » (Jl 2,12-17).
La prière d’ouverture du 4e dimanche de Carême mentionne explicitement que c’est le peuple de Dieu dans son ensemble qui est concerné : « Dieu qui as réconcilié avec toi toute l’humanité en lui donnant ton propre Fils, augmente la foi du peuple chrétien pour qu’il se hâte avec amour au-devant des fêtes pascales qui approchent. »
D’autres formules liturgiques, tout en suggérant la dimension ecclésiale de la pénitence, sont moins explicites. La première préface du Carême affirme que la pénitence est constituante de l’identité chrétienne :
« Chaque année, tu accordes aux chrétiens de se préparer aux fêtes pascales qui approchent dans la joie d’un cœur purifié ; de sorte qu’en se donnant davantage à la prière, en témoignant plus d’amour pour le prochain, fidèles aux sacrements qui les ont fait renaître, ils soient comblés de la grâce que tu réserves à tes fils. »
Quant aux autres oraisons et préfaces du Carême, elles emploient le « nous » ecclésial pour évoquer les différentes attitudes pénitentielles des fidèles.
Une visibilité insuffisante de cette pénitence ecclésiale
Dans un contexte de privatisation de la foi, ces formulations ne sont peut-être pas suffisantes pour donner aux fidèles la juste perception de la dynamique collective du Carême. Les démarches de pénitence individuelles, la pratique du jeûne et de l’abstinence, sont vécues dans la grande discrétion prônée par l’évangile de Matthieu. En revanche, la pénitence ecclésiale vécue durant le Carême manque de visibilité, au moins dans nos églises occidentales. Les jeûnes communs et les célébrations pénitentielles communautaires ne font plus recette… Du coup, la dimension sociale du retour à Dieu demeure très floue et n’apparaît plus comme une composante essentielle du Carême.
Il pourrait être intéressant de pouvoir s’inspirer des pratiques pénitentielles vécues dans les Églises orientales : une forme commune de jeûne (régime végétalien) durant l’ensemble des jours du Carême, avec des accentuations individuelles. Mais est-il possible dans nos sociétés sécularisées et plutôt libérales de redonner aux fidèles un cadre pénitentiel commun plus contraignant durant le Carême ?
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1. Célébrer la pénitence et la réconciliation, Rituel, Paris, Chalet-Tardy, 1991, n° 8
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