Notre Père et éthique
Par Philippe Bordeyne, Prêtre, recteur de l’Institut catholique de Paris
Pour bien situer la dimension éthique du Notre Père, il faut avoir à l’esprit que son registre propre est la prière, et non l’éthique. Cependant quelques points communs les rapprochent.
Le priant se met à l’heure de Dieu
L’éthique a pour domaine les actions humaines. Elle étudie ce qui favorise leur orientation vers le bien et leur éloignement du mal. Il s’agit des lois, obligations et interdits, mais aussi des attitudes et conduites des personnes vertueuses, leur permettant de faire le bien plus aisément. Rien de tel dans le Notre Père : il contient uniquement des vœux et des demandes adressés à Dieu. Ici, les affaires humaines ne sont plus la priorité : le priant se met à l’heure de Dieu. La prière est un acte libre et gratuit, censé nous libérer des soucis trop humains. Lorsque ceux-ci refont surface, le priant n’a de cesse de revenir à Dieu.
Certaines paroles du Notre Père rejoignent les fondamentaux de l’éthique
Cette différence étant posée, relevons quelques points communs entre le Notre Père et l’éthique. La prière est un acte, de parole certes, mais un acte, posé de manière volontaire. Récitée machinalement, elle n’est plus vraiment prière. Comme toute action digne de ce nom, la prière a ses codes et ses formes sociales, mais elle procède de la liberté et de la volonté. Une prière forcée n’en est plus une. Il n’empêche qu’en récitant le Notre Père, on obéit à un commandement de Jésus destiné à guider la conduite des disciples : « priez ainsi ». Certaines paroles du Notre Père rejoignent les fondamentaux de l’éthique : faire la volonté, disposer de pain pour vivre, pardonner, résister au mal. Enfin, quelqu’un qui prie Dieu est supposé faire le bien. Souvenons-nous des critiques de Jésus envers les pharisiens qui « disent et ne font pas », ou de l’avertissement de saint Jean : « celui qui dit j’aime Dieu et qui n’aime pas son frère est un menteur ». Il est donc légitime d’approfondir les liens entre le Notre Père et la vie des disciples du Christ.
Notre Père et éthique chrétienne : un chemin de croissance
Du reste, un chrétien fidèle au commandement de la prière serait source de scandale s’il ne pratiquait pas le bien. La première tentation à surmonter est le désengagement éthique. On se dit : « Puisque j’ai demandé à Dieu de s’en charger, cela suffira bien ! » La seconde tentation consiste à mettre Dieu et l’homme en concurrence : on prie le Notre Père en espérant que ses paroles ne se réaliseront pas, car on redoute que Dieu veuille des choses qui ne nous conviennent pas. Lorsque ces tentations nous assaillent, ne nous décourageons pas. Continuons à prier fidèlement le Notre Père en croyant qu’il transformera progressivement notre manière de demander. Il faut toute une vie pour s’approprier le sens des paroles que nous récitons chaque jour. Dans la force de l’Esprit, la prière de Jésus façonne en nous des attitudes qui nous font grandir dans l’amour de nos frères. L’éthique chrétienne est plus un chemin de croissance qu’une orthopraxie : elle se rapporte davantage au Notre Père qu’au Credo.
Apprendre à laisser Dieu être Dieu
Les premières paroles du Notre Père nous apprennent à laisser Dieu être Dieu. Lui, le Créateur du ciel et de la terre se fait appeler Père. Dès lors, la prière la plus intime et la plus personnelle nous relie au peuple des baptisés marqués par l’onction et, à travers lui, à toute la création. Cette attitude est de grande portée morale. Dans l’encyclique Laudato si’, le pape François met en garde : ceux qui oublient que « notre maison commune » est à la fois notre « sœur » et notre « mère », consommeront aussi leurs frères humains, car « tout est lié ». Demander à Dieu que son règne vienne, c’est désirer de toutes nos forces que se produisent en nous et autour de nous les transformations annonciatrices du Royaume des cieux : la poussée de sève du printemps, les fruits en abondance, la pêche miraculeuse, un arbre généreux pour les oiseaux du ciel.
Accueillir la grâce de Dieu dans nos fragilités
Les demandes qui suivent nous disposent à accueillir la grâce de Dieu dans nos fragilités. Chaque jour, nous avons besoin du pain qui restaure notre goût de vivre : Dieu seul peut le donner et nous devenons les serviteurs de ce don. Toute vie est marquée par les conflits, les blessures mutuelles : sans le pardon, la vie en commun devient un enfer. Le Notre Père nous apprend que le pardon est grâce : il excède nos propres forces. Son horizon est l’espérance que le mal n’aura pas le dernier mot de l’histoire. Ici, le dernier mot est donné à Dieu, à son pouvoir sur le mal.
Une phrase est modifiée dans la nouvelle traduction du Notre Père. Cela nous obligera à sortir de la routine, qui menace tout autant la prière que l’éthique ! La formulation précédente, « Ne nous soumets pas à la tentation », mettait l’accent sur la nuance d’épreuve contenue dans le mot grec peirasmos. On demandait surtout à Dieu de nous préserver de l’épreuve du jugement. La nouvelle formulation, « Ne nous laisse pas entrer en tentation », veut éviter qu’on s’imagine un Dieu pervers qui se ferait supplier de ne plus l’être.
Avec Jésus et en lui, nous affirmons la foi de l’Église : Dieu sera toujours à nos côtés pour que notre fragilité devant le mal ne l’emporte ni dans notre vie, ni dans celle du monde.
Extrait du dossier Notre Père