Eucharistie
Le mot grec eucharistia signifie « reconnaissance » ; il est composé du préfixe eu, expressif du « bien », et du nom charis : « grâce ». L’eucharistie est d’abord l’action de grâces que l’on prononce pour remercier Dieu de ses multiples bienfaits, particulièrement à l’occasion des repas. Les Juifs attachaient une grande importance à ces bénédictions (berakôth) : elles répondaient par des « bien-dits » aux « bien-faits » divins. Ainsi s’articulent les deux dimensions complémentaires de la liturgie : à l’Œuvre de Dieu correspond l’Œuvre de la communauté humaine, à l’initiative divine répond le merci de l’homme.
L’Eucharistie chrétienne tire son nom de la bénédiction prononcée par Jésus, lors de la dernière Cène : « Prenant du pain, il rendit grâces (eucharistèsas) » (Lc 22, 19 ; 1 Co 11, 24 ; cf Mt 26, 27 ; Mc 14, 23). Dans le cadre du repas pascal, repas sacrificiel lié à l’immolation de l’agneau, et mémorial de la libération d’Egypte, le Christ anticipe le don de tout lui-même en sacrifice de rédemption et institue le mémorial de la nouvelle Alliance . Dans toutes les religions, le repas est sacralisé : il est l’acte central où la communauté humaine reconnaît formellement devoir sa subsistance à la divinité et où, en échange, elle pourvoit à la « nourriture » divine en offrant aux dieux une part de leurs dons. Dans le sacrifice, Dieu et l’homme sont « convives », c’est-à-dire qu’ils communient à la même vie. Les holocaustes, où tout est brûlé pour monter à Dieu en agréable odeur (Gn 8, 21), expriment le « passage » — la pâque — de la victime et, par elle, de l’offrant, dans le domaine du divin.
Tel était le sens des rites sacrificiels des pains azymes (sédentaires cultivateurs, comme Caïn) et de l’agneau (nomades pasteurs, comme Abel), quand ils sont devenus le « mémorial » de la libération d’Egypte, de la Pâque. Israël n’est sorti de la maison de servitude que pour célébrer le « service » royal de Yahvé : il devient le Peuple-Épouse de Dieu dans la liturgie solennelle de l’Alliance, au jour de l’Assemblée. Le sacrifice de l’Alliance du Sinaï (Ex 24) est en bien des points le « prototype » du sacrifice de la nouvelle Alliance au Calvaire. Quand Moïse asperge le Peuple avec le sang du sacrifice, après l’avoir versé sur l’autel qui symbolise Dieu, ne dit-il pas : « Ceci est le sang de l’Alliance que Yahvé a conclue avec vous » (Ex 24, 8) ? Il suffit de comparer avec Mt 26, 28 : « Ceci est mon sang, déclare Jésus, le sang de l’Alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés ». Jésus est le Serviteur souffrant qui justifie les multitudes par l’aspersion de son sang (Is 52, 15 dans le texte hébreu; 52, 11.12; voir Service).
Après l’Alliance, Moïse et les anciens du Peuple montent au Sinaï et sont admis, d’une certaine manière, à contempler le Dieu d’Israël : « Sous ses pieds, il y avait comme un pavement de saphir, aussi pur que le ciel même. Il ne porta pas la main sur les notables des Israélites. Ils contemplèrent Dieu, puis ils mangèrent et burent » (Ex 24, 10-11). Grâce au sacrifice de la nouvelle Alliance qui, non seulement nous fait manger et boire devant Dieu, mais manger et boire la chair et le sang du Fils de l’homme (Jn 6 ,52), nous avons part à la vie éternelle, vie du Fils toute relative au Père (6, 54.57). Lors de l’institution de l’Eucharistie à la dernière Cène, Jésus anticipe le Calvaire et montre que « tous les sacrifices de l’ancienne Alliance parviennent à leur achèvement » (5e Préface pascale).
Au début du repas pascal, la bénédiction d’une première coupe (non eucharistique) oriente toute la célébration vers le festin eschatolo-gique dans le Royaume (Lc 22, 16). Pendant que l’on sert le repas et que l’on remplit une deuxième coupe, le président fait une homélie ou haggadah pour souligner que le repas pascal actualise la délivrance d’Egypte dont on fait mémoire ; c’est à ce moment que Jésus dut expliquer à ses apôtres qu’il était le véritable Agneau pascal, le véritable pain azyme, le Serviteur qui se livre en sacrifice pour l’instauration de la nouvelle Alliance ; les discours de la Cène en saint Jean représentent l’essentiel de ses propos.
Au moment où l’on va commencer le repas principal, le président prononce une bénédiction — une eucharistia — sur le pain azyme ; c’est alors que Jésus ajouta : « Ceci est mon corps, donné pour vous » (Lc 22, 19). A la fin du repas, on bénissait une troisième coupe ; Jésus enchaîna : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous » (Lc 22, 20). La bénédiction d’une quatrième coupe introduit le chant des Psaumes du Hallel (Ps 112-117), commencé après la haggadah (cf. Mc 14, 26).
Située dans le contexte de la louange psalmique et dans le cadre d’un repas sacrificiel, l’Eucharistie donne le sens du Calvaire, acte d’amour suprême du Christ pour son Père et pour les siens (Jn 14, 31 et 13, 1). Après l’oblation unique de la Croix (He 9, 26.28 ; 10, 10), l’Eucharistie demeure le sacrement du sacrifice du Calvaire, son mémorial. Quand Jésus dit : « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19 ; 1 Co 11, 24.25), il se réfère à la structure du mémorial en Israël ; « faire mémoire », c’est opérer une sorte de télescopage du passé, du présent et de l’avenir, en actualisant le passé dans le présent en vue de l’avenir (voir Cycle, Histoire du salut).
Face à l’autel, devant le corps et le sang séparés de Jésus, nous sommes contemporains de son sacrifice, invités à nous livrer comme lui ; en même temps, nous sommes à la table du Royaume, car c’est le Christ glorieux qui se donne à nous en nourriture. Actualisation du Calvaire, l’Eucharistie est aussi un appel au souvenir du Père pour qu’il achève son Œuvre en amenant le dernier avènement de son Fils, qui nous introduira dans la Gloire.
« Faites ceci pour que Dieu se souvienne de moi » est en effet une allusion à une prière de la haggadah qui, à chaque célébration pascale, demande à Dieu « qu’il se souvienne du Messie », ce qui revient à demander la Parousie. Le dernier Psaume du Hallel n’évoque-t-il pas, en l’anticipant, la procession d’accueil du Messie lors de sa venue (Ps 117, 25-29) ? Certes, Jésus, ce Messie qui est l’Alliance, en tant que Dieu et homme, est venu ; il a scellé dans son sang la nouvelle et éternelle Alliance ; mais son Œuvre de salut ne sera achevée qu’au moment du dernier avènement.
Tout est fait, du côté de Dieu ; il n’en est pas de même pour nous. En lui faisant don de l’Eucharistie, le Christ procure à son Église la possibilité d’entrer chaque jour davantage dans le chef-d’œuvre de l’amour : recevoir du Père son Fils, recevoir du Père et du Fils leur commun Esprit, « expiré » sur la Croix et, devenue ainsi l’Épouse du Fils, s’élancer vers le Père dans le mouvement de l’Esprit, qui la fait aller jusqu’au bout de l’amour. L’Esprit est donc au cœur de l’échange eucharistique — cet admirabile commercium — et ceci ne saurait étonner, car il nous est donné comme arrhes de la vie éternelle, de la Gloire, où il est le lien personnel du Père et du Fils.
Sacrement d’un sacrifice, clé de voûte de toute la liturgie, l’Eucharistie est riche de tout le Mystère que célèbre l’Église en union avec le ciel. Tous les sacrements, tous les sacramentaux, toutes les Heures de l’office convergent vers elle, car elle est la source et le sommet de toute la vie de l’Église, de toute l’Œuvre de Dieu. En cette célébration centrale, l’Église rencontre vraiment son Dieu et chacun de ses fils exerce en plénitude ce qu’il est.
Témoins de l’Œuvre de Dieu, les baptisés-confirmés mettent en œuvre leur aptitude à redire leur Amen à l’Alliance et à la Gloire de Dieu, tandis que les ministres ordonnés représentent diversement le Christ lui-même, comme Grand Prêtre (évêques au sacerdoce de qui participent les prêtres) et comme Serviteur (diacres), garantissant l’objectivité de l’actualisation sacramentelle du chef-d’œuvre de l’Amour. Unie à son prêtre, l’Assemblée est l’Épouse adhérant à l’Époux, le Fils en élan vers le Père : l’Esprit est la vie de toute cette unité organique.
Dom Robert Le Gall – Dictionnaire de Liturgie © Editions CLD, tous droits réservés