Guérir, sauver : quel rapport ?
Par Louis-Michel Renier, Prêtre, doyen honoraire de la Faculté de Théologie de l’Université Catholique de l’Ouest.
Si l’on se pose une telle question c’est qu’existe forcément un rapport, contesté peut-être mais néanmoins réel. Le tout est d’arriver à percevoir s’il s’agit d’une même réalité ou si nous pressentons qu’il existe une certaine distance entre les deux. D’autant qu’ici l’on nous demande d’articuler l’onction des malades avec ce double rapport : « guérir et sauver ».
En fait, pour ce qui concerne la célébration de l’onction des malades avec une sorte d’onguent lié à une obligation guérison physiologique, onguent quasiment magique qui le placerait en situation strictement concurrentielle avec les objectifs de la médecine ; celui d’autre part, qui consisterait à négliger totalement le corps voire la totalité de la personne, pour se réfugier dans une sorte de second sacrement de pénitence ou dans un ersatz de passeport pour l’autre monde.
Ainsi est-il donc important de faire le clair sur le type de guérison recherché et sur le monde de salut dont le rituel parle, lorsque dans la formule sacramentelle, il propose au malade : « que le Seigneur vous sauve et vous relève ».
Qu’est-ce que guérir ?
En effet, qu’est-ce donc que guérir ? Aujourd’hui, on ne peut plus enfermer la recherche de guérison dans une définition seulement somatique où le corps ne ferait plus référence qu’à lui-même sans qu’on se préoccupe des signifiants psychologiques et symboliques de recherche de sens qui touchent au mental et au moral. Pourtant, il demeure chez tout humain la volonté profonde que les soins apportés à la situation de crise qu’il vit, puissent, quelle qu’en soit la manière, éradiques la maladie.
Dans bien des cas, cela s’avère possible, du fait de l’efficacité croissante de la médecine aujourd’hui. Guérir revient à retrouver la santé et il est normal que celui qui est malade cherche par tous les moyens à entretenir cet espoir. N’ouvre-t-il pas ainsi pour lui, un processus d’avenir ? Or, le plus souvent, ce désir de guérir physiquement devra être transformé, tout au moins dans l’acceptation de devoir renoncer totalement ou en partie à se retrouver dans la situation qui précédait la maladie. C’est alors que le malade devra accepter de vivre une certaine démaîtrise par rapport à sa volonté de gérer seul son existence. Ne fait-il pas l’expérience de devoir dépendre d’un certain nombre de personnes qui cherchent à le soigner, à le guérir ou tout au moins à lui éviter une mort possible ? Il s’agit toujours de retrouver la santé, mais non plus celle de l’immédiatement espéré, seulement celle qui invite à accueillir un ailleurs jusqu’ici inconcevable.
C’est alors que le désir de guérison se trouve déplacé, mais peut être transformé en espérance de salut : être sauvé du désir même d’être guéri. S’écrit ainsi une histoire qui se déroule autrement que prévu, mais qui engage tout l’être dans sa liberté fondamentale.
Les dix lépreux
Ainsi, sauver se révèle plus large que guérir. Ce terme couvre toute l’existence humaine, puisqu’il peut même permettre de sortir du désir immédiat. Il ne rejette pas la guérison physique possible, mais la dépasse jusqu’à renoncer à guérir de guérir. Nous connaissons bien l’attitude des lépreux de l’Evangile de Luc (Luc 17, 11 – 19). Il nous y est dit que les dix hommes sont guéris par Jésus de leur lèpre, mais qu’un seul vient le remercier. Or, ce seul-là peut être dit véritablement sauvé, sauvé de sa « centration » sur lui-même.
On peut comprendre que les dix aient été heureux de voir cette gangrène les quitter, mais les neuf qui n’ont rien dit sont restés dans l’événement immédiat d’une guérison qu’ils espéraient bien sûr de tous leurs vœux, sans percevoir qu’ils devaient leur nouvelle situation, à un autre qu’eux-mêmes, Jésus, et par lui à Dieu, leur Créateur. Ils sont restés imperméables à l’ouverture qui leur était faite de pouvoir découvrir le sens profond de leur propre existence. Celui qui devrait pousser tout humain à comprendre que la guérison par excellence, le véritable salut humain provoque à se détacher du bien-être immédiat, afin de goûter à l’essentiel pour l’homme, sinon la reconnaissance de sa filiation vis-à-vis de celui qui lui a donné de vivre ?
Or, ce n’est que lorsque l’on peut pointer dans sa vie, au jour le jour, les moments lumineux dont on ne se sent pas propriétaire et que l’on attribue à une origine qui ne nous appartient pas, que l’on peut reconnaître le salut véritable, même si la guérison corporelle tarde à venir, voir n’est plus pensable. Comme l’exprime le guide pastoral Des sacrements pour les malades, « Le salut véritable ne consisterait-il pas dans une sortie de la seule guérison physique pour accéder à la découverte d’une autre relation, celle qui ferait découvrir la relation de tout homme avec Dieu son Père par le Christ … Le salut, c’est un peu la guérison portée à son comble de la part d’un Autre au travers même de la mort acceptée, et ce non seulement pour soi et pour son entourage, mais aussi pour tous les hommes ».
Ainsi comprise, la guérison ne peut plus être seulement retour à la case départ, ni simplement retrouvailles avec la santé antérieure. La santé s’est déplacée, elle s’est inventée une manière d’être nouvelle. Elle accepte, assume les réalités concrètes de crise, tant avec soi-même, avec son corps, qu’avec les autres (certaines relations sont définitivement coupées, spécialement professionnelles), qu’avec Dieu lui-même si la révolte s’est immiscée dans notre histoire.
Elle ne les nie pas, elles sont bien là, parfois lancinantes au quotidien, mais elle a ouvert un champ de donation de sens à la nouvelle existence, elle s’est transformée en maturation, en enrichissement, seconde naissance en quelque sorte, puisque entrée dans un univers nouveau. Maladie et guérison, possible ou non, deviennent dès lors des lieux d’expression d’un salut que la liberté du sujet pourra ou non exploiter, dans la relation nouvelle qu’il entretiendra avec son corps, avec le cosmos et avec Dieu. Encore une fois, cela ne veut pas dire que le malheur qui l’atteint ou que la maladie qui s’étend n’existent plus. Il serait grave de tomber dans la dénégation puisque l’objectivité de la réalité y ramène en permanence.
Mais l’espérance d’un salut définitivement donné en Jésus, par la victoire de sa vie sur la mort au cœur de souffrances assumées et d’une mort traversée, peut irriguer une nouvelle manière de vivre. Elle consistera à continuer de lutter contre la souffrance, en même temps qu’à s’abandonner au lendemain encore ignoré. Tout peut être pareil : la gravité du mal, la peur de la mort, la haine du frère qui vous abandonne, la culpabilité secrète née d’un passé dissolu, et pourtant, dans la foi au Christ mort et ressuscité, tout peut être changé. L’espérance a transformé le désespoir. Elle l’a tué.
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