Ritualiser le deuil d’un bébé mort-né
« Ce n’est rien, tu en auras d’autres », s’entend bien souvent dire une femme qui perd son bébé pendant la grossesse. Mais les questions et les douleurs enfouies demeurent. Des médecins se sont battus pour que les enfants morts avant terme ne pèsent plus comme des fantômes sur leurs parents et comme des « riens » aux yeux de la société.
Une toute petite parcelle de terre leur est réservée dans le cimetière de Lille-sud, dans l’immense cimetière, parmi les alignements de sépultures, c’est à peine si on la remarque. Ici, une simple plaque de bois avec un nom et l’initiale d’un prénom. Là, une petite dalle, une plaque commémorative, quelques fleurs. Parfois, une date, une seule date. On appelle cet endroit le « cimetière des anges ». La plupart des enfants qui reposent ici n’ont pas eu le temps d’ouvrir les yeux sur le monde. Ils l’ont quitté sans même avoir pu achever leur parcours dans le ventre maternel. Une toute petite parcelle de vie.
« Je sais où sont mes filles. J’ai besoin de ce point de repère. Je sais qu’elles ont existé, même si elles ne sont pas sur le livret de famille. » Angèle montre la photo de la tombe d’Axelle et d’Élise. Il y a un peu plus de deux ans, elle a perdu les jumelles qu’elle attendait à presque cinq mois de grossesse. Aujourd’hui, Axelle et Élise ont non seulement un prénom et une sépulture, mais elles ont aussi un visage pour leurs parents, qui ont pu les voir, les prendre dans leur bras, les pleurer. « C’étaient de vrais bébés. C’étaient mes filles. » Aujourd’hui, Angèle et Denis, son mari, élèvent leurs deux garçons: Fabrice, onze ans et demi, et Florian, un an. Entre les deux, Axelle et Élise ont pris leur place, ni plus, ni moins. « Je n’ai pas eu deux enfants, affirme Angèle, j’en ai eu quatre ! »
En France, il aura fallu beaucoup de temps, et il en faudra encore, pour que l’on reconnaisse que la mère, le père, les frères et les sœurs d’un enfant mort-né ont une véritable douleur à exprimer, un véritable deuil à accomplir. Angèle a eu la « chance » d’être accueillie à la maternité Salengro à Lille, où deux médecins ont mis en place, avec leur équipe soignante, un accompagnement spécifique pour les parents d’enfants décédés avant terme, après quatre mois et demi de grossesse. Un mélange d’intuition et de constats très rationnels ont conduit ces deux femmes à unir leurs efforts pour faire évoluer les pratiques.
Pour commencer, A.-S. Valat s’est inspirée de l’expérience vécue par l’une de ses amies, qui avait accouché en Angleterre et perdu son bébé, atteint d’une malformation : « J’ai commencé à proposer aux femmes de voir le corps de leur enfant, après un décès spontané ou des complications tardives. C’étaient des moments lourds en émotions, mais très souvent elles disaient merci et sortaient plus sereines de la maternité. » Jusqu’ici, la pratique la plus courante en France consistait, et c’est encore le cas dans la plupart des hôpitaux, à occulter totalement l’existence physique de l’enfant : accouchement sous anesthésie générale, évacuation du corps du bébé, conseil aux parents « d’en faire bien vite un autre » …
« Aider les parents à rencontrer leur enfant décédé, le voir, le toucher, c’est leur donner un corps à pleurer et matérialiser la réalité de la perte. Demander aux parents le prénom qu’ils avaient choisi pour leur enfant, établir un certificat médical de naissance, c’est signifier aux parents que nous, soignants, nous reconnaissons ce fœtus comme un être humain, même si, pour la loi il n’est qu’un « produit innommé. »
Permettre, à l’hôpital, la mise en place et la libre expression de rituels funéraires religieux ou laïques, aider à organiser les funérailles des enfants ayant un permis d’inhumer, créer des lieux de repos respectueux pour les enfants non déclarés, c’est donner à ces enfants une existence sociale.
Assurer une prise en charge respectueuse du corps de ces petits d’hommes décédés, c’est quelque part s’identifier à eux et signer leur appartenance à une commune humanité.
Au terme de tels chemins parcourus ensemble, parents et soignants, il nous semble que ce travail autour de la mort, souvent difficile pour nous soignants, toujours douloureux pour les parents, est source d’un enrichissement mutuel et d’un progrès vers plus d’humanité. »
Témoignage de Maryse Dumoulin, médecin en pathologie maternelle et fœtale au CHRU de Lille.
Pour ne pas en rester sur un échec
Lorsqu’une femme demandait ce qu’était devenu son enfant, on était bien en peine de lui répondre. Les fœtus partaient dans l’incinérateur de l’hôpital. La reconnaissance par l’état-civil était tout aussi inexistant, jusqu’à une évolution récente de la loi : « Aujourd’hui, on est une personne humaine à partir de quatre mois et demi de grossesse, mais seulement si on est né vivant, explique Maryse Dumoulin. Or, il n’est pas possible de faire le deuil de quelqu’un qui n’existe pas. » La perte et la douleur pour l’enfant mort-né sont pourtant bien réelles.
Toute la démarche des deux médecins a donc été de restituer à chaque enfant sa réalité de personne humaine pour les parents. Le fait d’accueillir les femmes en maternité et non plus en gynécologie comme les femmes malades, de les préparer à un accouchement et non à une fausse-couche, de proposer ensuite aux familles de voir leur bébé – proposition rejetée dans un premier temps, puis acceptée huit ou neuf fois sur dix ‑, le fait de lui donner un prénom, de le faire habiller, de le toucher, de rester un moment avec lui et de l’inhumer marquent autant d’étapes dans le deuil. Et si l’enfant mort ne peut être baptisé, il est tout au moins possible d’organiser un rite d’adieu selon la volonté et la religion des parents.
Toutes ces pratiques ont donné lieu à quelques accusations de sadisme et de morbidité. Une enquête auprès des mères endeuillées, un an après, a montré les effets bénéfiques de cette prise en charge. « Beaucoup de parents imaginent qu’un enfant mal formé est monstrueux. Le voir les réconcilie avec lui, les apaise, explique Maryse Dumoulin. On s’est aperçu aussi de l’importance du rituel : il permet l’expression des émotions. »
La plupart des mères donnent des nouvelles, beaucoup reviennent même pour accoucher d’un autre enfant. « Sans l’aide que j’ai reçue, je n’aurais jamais voulu avoir d’autre enfant, assure Angèle. Même si j’ai vécu une grossesse très angoissante, Florian nous a redonné goût à la vie. Je n’oublie pas mes filles, mais j’ai accepté ce qui s’est passé, je suis en paix avec moi-même. » Angèle voudrait créer une association pour aider d’autres mères « à ne pas rester sur un échec ». Sur ces genoux, un bébé épanoui babille et distribue des sourires sans compter : « La vie m’a bien rendu ce qu’elle m’a pris. »
« Tous ces couples, si heureux d’attendre un enfant, d’accueillir une vie nouvelle, fruit de leur amour, sont frappés de plein fouet par une annonce au cours du diagnostic prénatal. Leur vie est bouleversée au sens le plus fort. Avec cette mort annoncée tout est remis en cause. En quelques jours ils vont vivre un accouchement, une naissance, celle de leur enfant (vivant ou déjà mort)…
Difficile moment que celui de la séparation au moment de la mise en bière, puis des funérailles. Vide, absence, au retour à la maison où il faut ranger tous les objets, vêtements ou meubles préparés pour l’accueil du bébé… Cette vie si courte prend alors tout son poids. Elle s’inscrit dans l’histoire de ce couple, de cette famille. Quel sens donner à tout cela ?
C’est en accompagnant ces êtres déchirés, blessés, mis à nu… C’est en les aidant ‑ en équipe, avec les soignants, le personnel ‑ à vivre en êtres responsables (et non en victimes) ces moments si durs et si intenses, que notre présence d’Église prend tout son sens. Notre souhait est que la compassion, la miséricorde et l’amour ne se manifestent pas seulement dans ce lieu clos qu’est l’hôpital, mais que partout, dans nos églises et nos paroisses, nous soyons attentifs à ceux qui sont dans la peine. »
Témoignage de Madeleine Loison, aumônerie du CHRU de Lille.
Cet article est extrait de la revue Célébrer n°314