Crémation et deuil : quand le temps s’accélère
Par Christian Salenson, Prêtre du diocèse de Nîmes.
Lorsque la mort survient, elle modifie le rapport au temps. Quand la vie s’achève pour une personne, le temps s’arrête pour elle mais aussi pour son entourage. Autrefois, on le signifiait en arrêtant les pendules et les horloges. Cette brusque interruption inaugure au autre temps pour l’être décédé. Il entre dans un au-delà du temps. Or cette rupture temporaire a des répercussions chez ceux qui restent. Pendant quelques jours ils seront dans une sorte de temps suspendu, puis ils vont entrer dans une autre temporalité, à la fois le temps du souvenir, et une nouvelle approche de la présence qui par définition s’écrit au présent. Cette nouvelle articulation du temps se met en place à travers le deuil qui comporte des étapes et s’inscrit dans la durée.
Dans le passé, des funérailles qui prenaient le temps
Le rituel de l’Église catholique dans sa version complète accompagne symboliquement ce bouleversement et balise l’espace-temps qui se déroule entre le moment du décès et la sortie du deuil par plusieurs rites : première rencontre avec la famille et prière brève avec les proches, veillée de prière, fermeture du cercueil, départ de la maison, transfert à l’église, célébration à l’église, prière au cimetière puis les messes anniversaires, huitième, trentième jour, au bout d’un an. Des déplacements processionnaires entre les trois stations : maison, église, cimetière rythmaient autrefois le temps par son inscription dans l’espace. Depuis longtemps nous ne respectons plus vraiment cette rythmique du temps pour de multiples raisons, victimes entre autres de l’accélération du temps à la période contemporaine.
Une pratique de l’incinération différente en Orient et en Occident
L’enterrement proprement dit qui était jusqu’à ces dernières années synonyme de funérailles, inaugure le temps de la disparition du corps qui se fera au rythme d’une lente décomposition. Les vivants savent dans leur imaginaire que, caché à leurs yeux, cet effacement du corps jusqu’à sa quasi disparition, prend du temps. Eux-mêmes ont besoin de temps, le temps du deuil, pour accepter cette disparition du corps de l’être cher. Dans le cas de l’incinération, de plus en plus fréquente, la destruction du corps est quasi-instantanée. Le corps est enlevé, brûlé et rendu sous formes de quelques cendres à la famille. Il n’y a plus de durée accordée à l’effacement du corps mort et donc à la personne en deuil. Cela n’est pas dû à l’incinération elle-même mais à sa pratique occidentale. Dans les cultures orientales qui ont une longue pratique et où la crémation est une « transformation-renaissance qui confère au défunt un niveau d’existence supérieur », les rituels prévoient de laisser du temps au temps, soit en faisant des étapes sur plusieurs jours, voire même en ne pratiquant la crémation qu’au cours de secondes funérailles1.
Un travail de deuil perturbé par l’accélération du temps
Sans contester la pratique de la crémation mais conscient qu’elle devra continuer de s’humaniser, il convient de s’interroger sur cette brutale accélération du temps. Il est probable qu’elle vienne perturber le travail même du deuil. Il y a en effet une corrélation temporelle entre la lente décomposition du corps du défunt et le travail de deuil qu’une personne est en train d’accomplir. Le terme de corrélation temporelle exprime, me semble-t-il, la symétrie entre la disparition progressive du corps connue par la personne en deuil, et son propre travail d’acceptation de cet effacement progressif du corps de l’être cher. Le fait d’aller au cimetière fréquemment au début, parfois même pour des personnes qui auparavant relativisaient le culte des morts témoigne de cette corrélation.
Une rupture temporelle de la mort amplifiée par la crémation
Cette corrélation temporelle de séparation est brisée dans la crémation puisque le corps du défunt est instantanément réduit à n’être que cendres et poussière. Le travail de deuil inscrit dans la durée et la lente acceptation de l’absence du corps devra composer désormais avec ce retrait instantané du corps de l’autre. Déjà l’événement même de la mort, y compris lorsqu’elle est attendue, surprend toujours par sa soudaineté. La mort est une brusque irruption dans le temps d’une rupture du temps. La première phase du deuil consiste d’ailleurs à reconnaître le fait brut. Dans les premières heures, les premiers jours, souvent les personnes en deuil disent qu’elles n’arrivent pas à réaliser ! La crémation redouble la rupture temporelle opérée par la mort, en introduisant une seconde rupture par la destruction soudaine du corps qui n’autorise pas à inscrire son effacement dans la durée.
Une humanisation nécessaire de la crémation occidentale
La culture occidentale est dans une phase de transformation des pratiques funéraires. En soi la crémation est une des pratiques possibles – avec l’exposition à l’air et l’enterrement – pratiquée depuis longtemps dans de nombreuses cultures. Les processus de ritualisation et donc d’humanisation sont en cours. La symbolique du feu qui se substitue à celle de la terre-mère, est encore amputée, ne faisant apparaître du feu que sa force destructrice et probablement dans cette époque au fond « très rangée », sa force purificatrice. Ces processus d’humanisation butent et révèlent des difficultés inhérentes à notre culture. Le même rapport au temps et son accélération qui déshumanise si souvent nos vies se retrouve au moment de la mort dans cette accélération de l’effacement du corps, d’autant plus que subtilement on espère peut-être en secret que l’effacement du corps mort soit un effacement de la mort elle-même …
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1. Vincent Thomas, Rites de mort, Fayard.
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