Funérailles : quand le corps est absent
Par Christian Teysseyre, prêtre du diocèse de Toulouse
Il arrive que le corps d’un défunt soit absent parce qu’il a disparu et que l’on n’a pu le retrouver. On connaît la douleur de familles qui doivent vivre la séparation, non seulement du fait de la brutalité de l’événement cause de la disparition mais aussi du fait de l’absence, de l’impossibilité de marquer la séparation par les rites funéraires. Il arrive aussi que le corps soit absent parce que « donné » à la médecine, à la science : réalisation d’une intention généreuse et d’une volonté de dépossession pour favoriser la recherche, et à travers elle le « bien commun ».
L’Église a toujours connu de telles situations particulières. Il arrive, par nécessité, de célébrer des obsèques en l’absence de corps. On voit également parfois des célébrations avoir lieu en l’absence du corps parce qu’il n’a pas été possible de faire précéder l’inhumation ou la crémation par la célébration et le rassemblement de la famille, parfois du fait de l’impossibilité des ministres eux-mêmes (ou de personnes mandatées pour diriger la prière de l’Église) à être disponibles au moment prévu.
N’arrive-t-il pas aussi que le corps soit en quelque sorte absent, alors qu’il est effectivement présent, parce que d’une certaine manière il serait « oublié » ! Tant il est vrai que parfois on peut avoir le sentiment diffus que les vivants sont principalement objet de considération, à cause même de la mort qui les touche et les rassemble. Le défunt étant la cause de leurs souffrances, ils deviennent les premiers destinataires des paroles et des gestes, y compris qui concernent le défunt lui-même. Ce dernier est moins celui que l’on entoure que celui à cause de qui les vivants sont à consoler : la « liturgie des défunts » devient parfois, pourrait-on oser dire, « liturgie des vivants endeuillés » !
Prier pour le défunt ?
Cette situation s’installe subrepticement : elle naît de la correspondance implicite entre la considération nouvelle du deuil aujourd’hui et la capacité pastorale et liturgique du rituel à s’adapter par les choix offerts. Ainsi, d’abord, parmi les actes rituels, ensuite le choix des oraisons : Qui mentionnent-t-elles ? Que demande -t- on ? Le choix des lectures, aussi : Quelles lectures choisies et pourquoi ? Quelles lectures non choisies et pourquoi ? De qui parle-t-on ? Quelle révélation, concernant le défunt ? … Concernant les vivants ? Dans les prises de parole et l’homélie : Que dit-on ? Comment parle-t-on du défunt ? Quel langage pour l’évoquer ? Que dit-on de lui, non seulement de son passé… mais aussi de son devenir ? On pourrait avoir l’impression qu’autrefois, dans la liturgie, seul le défunt et son devenir éternel retenait l’attention, tandis qu’aujourd’hui ce serait principalement les « endeuillés » qui vivent et y expriment un manque, la privation d’un être cher « disparu », qui leur a été enlevé.
Si ces changements se comprennent du fait des nouvelles approches de la mort, des pratiques funéraires actuelles, on pourrait aussi penser que des changements proviennent aussi de la réforme liturgique opérée suite au concile Vatican II. De manière équilibrée pourtant, on y voit affirmée une double attention à l’égard des vivants et du défunt. Si, dans les notes doctrinales et pastorales du Rituel, on souligne à maintes reprises l’attention aux personnes endeuillées :
- partager la souffrance des proches (n° 9), sympathie pleine de sollicitude (n° 10) ;
- aider progressivement à affronter l’épreuve du deuil dans la foi (n° 9) ;
- aider à comprendre ce que fait d’Église (n° 10) ;
- apporter la consolation de la foi et le réconfort dont l’Église veut entourer ceux qui sont dans l’épreuve (n° 8)…
La double direction de la liturgie des funérailles est nettement à affirmer : « la liturgie des funérailles, et tout ce qui l’entoure, a pour but de recommander à Dieu le défunt mais encore (et ce n’est pas le moins important) d’encourager l’espérance des assistants et de développer leur foi au mystère pascal et à la résurrection des morts. » (n° 8) On le voit la recommandation du défunt constitue le premier motif. À vrai dire nous sommes renvoyés au sens chrétien de la mort et des funérailles, comme le rituel d’ailleurs le présente au n° 1 : « c’est le mystère pascal du Christ que l’Église célèbre, avec foi, dans les funérailles de ses enfants (…) On prie pour qu’ils passent avec le Christ de la mort à la vie, qu’ils soient purifiés dans leur âme et rejoignent au ciel tous les saints dans l’attente de la résurrection des morts et de la bienheureuse espérance de l’avènement du Christ. » On retiendra, nous l’avons expressément souligné, ce qui concerne le défunt : ce qu’il a encore à accomplir à ce moment quand il va vers sa Pâque. Certes le temps ne compte plus pour lui et pourtant, mystérieusement, quelque chose est à accomplir. Les verbes « passer » et « rejoindre » expriment un mouvement, une dynamique, un devenir qui est un présent qui ne s’accomplit pas hors de la communion des vivants. Il y a là une lumière de la foi sur nos existences, que déjà diverses expressions religieuses passées en diverses civilisations pressentaient.
Accompagner le défunt …
D’ailleurs c’est bien dans cette perspective qu’en diverses cultures ce qui constituait les funérailles, était la marche qui accompagnait le défunt vers son devenir : marcher pour accompagner jusqu’à cette heure où les routes séparent définitivement les vivants et les morts. Une approche semblable donne sens au processus rituel des funérailles chrétiennes : accompagner le passage dans la vie du Christ. Ce devenir du défunt peut-être aujourd’hui moins présent à nos esprits, par forme d’indifférence à cet aspect, du fait des modifications d’approches de
l’au-delà ( croyances, représentations, langage). Les vivants se replient sur leur douleur, comme on entend dire : « il y a plus rien à faire, tout est terminé. » L’approche eschatologique a besoin d’être signifiée par l’accompagnement du défunt, dans sa marche qui le conduit vers son accomplissement. Le rituel de l’Église, dans son parcours, en ses différentes étapes depuis le dernier soupir jusqu’à l’acte ultime de séparation, dans sa prière à ces différents moments, accompagne cette marche pascale du défunt comme celle de l’Église de la terre. « Les différents moments constituent autant d’étape dans la célébration, qui doivent aider des participants à approfondir le sens chrétien de la vie et de la mort et à accueillir l’espérance de la résurrection. »
L’oubli du corps du défunt peut-être lu comme le signe d’un « déficit eschatologique ». Celui-ci a des répercussions dans une approche catholique sur la prière pour les défunts. Inversement, le fait d’annoncer la résurrection en présence du corps, de la dépouille du défunt, donne à cette proclamation de foi toute sa force. Les Points de repère pour la pastorale des funérailles invitent à favoriser un cheminement de foi : 4 pages sont consacrées à « découvrir la foi en la résurrection de la chair », à « découvrir l’appel à la vie éternelle ».
Ne pas nier la mort
Il est un autre aspect qui retient aussi notre attention : « l’effacement »du corps comme à l’inverse la trop grande « présence » du corps participe de la même attitude : le déni de la mort, observé depuis plusieurs décennies. Ici, le mort est comme n’existant plus ; sa disparition rapide paraît un moyen pour être moins affecté ou permettre un rapide rétablissement. Une telle attitude constitue un déni violent dont on connaît les conséquences négatives. L’acte de séparation demande au contraire l’attention au corps du défunt tout au long du parcours depuis la toilette funèbre jusqu’à l’inhumation en passant par la présence au corps, le geste d’aspersion du corps accompli par les personnes effectuant une visite, le regard sur le défunt, les gestes d’hommage et de vénération, la fermeture du cercueil, les gestes liturgiques accomplis au moment de la célébration… Ce rapport au corps donne à appréhender et à expérimenter le nouveau rapport à la personne, à son absence et à sa présence autre. « Le corps présent » participe au travail de deuil, à une séparation consentie.
Article extrait de la revue Célébrer n°298