« Ne nous laisse pas entrer en tentation ». Note exégétique.

La demande « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ») a remplacé la formule « Ne nous soumets pas à la tentation » dans la nouvelle traduction liturgique du Notre Père entrée en vigueur le premier dimanche de l’Avent 2017. Cet article reprend une « note exégétique » publiée dans le numéro 289 de la revue la Maison-Dieu  paru  octobre 2017.

Dans cet article (LMD 289, 2017/3), le P. Edouard Cothenet, prêtre du diocèse de Bourges, professeur honoraire à l’Institut Catholique de Paris où il a enseigné l’exégèse offre quelques éclaircissements sur la nouvelle traduction liturgique de cette demande du Notre Père, qui remplace la formule « Ne nous soumets pas à la tentation », adoptée dans la traduction œcuménique de 1966 sans faire alors l’unanimité, car « Dieu ne tente personne » (Jc 1, 13). S’interrogeant sur les termes de « tentation » et « épreuve » sur leur arrière-plan biblique et proposant un détour par les étymologies grecques et latines, il apporte un éclairage  intéressant sur un verset qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.

Rappelons quelques données fondamentales. Le Pater nous a été transmis sous deux formes, la forme longue de Matthieu (7 demandes), toujours utilisée dans la liturgie, et la forme brève de Luc (4 demandes). Le respect pour l’enseignement de Jésus n’a pas empêché de traduire la formulation araméenne originelle selon deux formes, toutes deux inspirées.

La traduction grecque du Pater comporte ses propres difficultés. Ainsi en est-il pour l’adjectif qui qualifie le pain, épiousios, en Matthieu comme en Luc (Mt 6,11 ; Lc 11, 3). Déjà Origène s’interrogeait sur le sens de ce mot insolite. L’étymologie permet les deux sens suivants : le pain du jour qui vient, pain quotidien, ou le pain « supersubstantiel », pain de la Parole de Dieu, pain eucharistique. Dans les deux cas, se profile le souvenir de la manne, cette nourriture mystérieuse donnée aux Israélites, jour après jour, lors de leur marche au désert, figure de l’eucharistie comme l’enseigne S. Jean dans le discours de Jésus sur le pain de vie (Jn 6).

Les deux évangélistes s’accordent aussi sur la formule qui fait problème, relative à la tentation ou à l’épreuve. La traduction latine Et ne nos inducas in tentationem avec le verbe inducere correspond strictement au grec comportant le verbe eispherein. On pourrait traduire littéralement « Et ne nous conduis pas (sur le lieu) de la tentation (ou de l’épreuve), mais délivre-nous du mal (ou du Mauvais) ».

La tentation sur l’arrière-plan biblique

Il faut d’abord s’interroger sur l’arrière-plan biblique. Dans la mentalité orientale, en Israël comme en Islam, tout vient de Dieu, le bien comme le mal (Is 45, 7). Pensons à la manière dont Job répond à sa femme qui l’invite à maudire Dieu : « Si nous acceptons le bonheur comme un don de Dieu, pourquoi n’accepterions-nous pas aussi le malheur ? » (Jb 2, 10). N’allons pas attribuer à Satan toutes les formes de tentation. Jacques déclare sagement que chacun est tenté par sa propre convoitise (Jc 1, 14). C’est le cœur de l’homme qui est malade, ce cœur d’où jaillissent toutes les espèces de péchés (Mc 7, 20-23), ce cœur qui ne peut être guéri que par l’action de l’Esprit-Saint.

Sans nier la toute-puissance de Dieu, il convient de distinguer entre ce que Dieu veut absolument et ce qu’il tolère pour un temps. C’est ainsi que Paul parle de la période où la patience de Dieu laissa libre cours au déferlement des péchés en attendant le temps de la justification par la foi (Rm 3, 24 sv.). En tout état de cause, la tentation relève non du vouloir absolu de Dieu, mais d’une tolérance inspirée par le respect de la liberté de l’homme.

Tentation ou épreuve ?

Le terme grec peirasmos, selon le contexte, peut signifier incitation au mal ou épreuve. La tentation au sens propre est illustrée par le langage du Serpent en Gn 3 : il amène Eve à douter de la bonté de Dieu et l’invite à manger du fruit de la connaissance pour devenir comme Dieu. Les textes tardifs de l’Ancien Testament font intervenir Satan comme pour dédouaner Dieu de toute responsabilité. Ainsi tandis que, selon le Deuxième Livre de Samuel, Dieu, dans sa colère, pousse David à ordonner le funeste recensement d’Israël (2 Sa 24), le projet est attribué à Satan dans le premier Livre des Chroniques (1 Chr 21, 1).

Au sujet du sacrifice d’Isaac, la Bible parle d’une épreuve de la foi : jusqu’à quel point Abraham fera-t-il confiance au Dieu de la promesse ? De même, selon le Deutéronome, Dieu a éprouvé Israël au désert, par la faim et la soif, « pour connaître ce qu’il y avait dans son cœur et savoir s’il allait, oui ou non, observer ses commandements. » (Dt 8, 3) D’après Ben Sirach, celui qui aspire à servir le Seigneur doit préparer son âme à l’épreuve (Si 2, 1). Plutôt que de parler de la tentation de Jésus au désert, mieux vaudrait parler de l’épreuve messianique : par quels moyens accomplira-t-il son ministère ?

Dans l’esprit des béatitudes, les apôtres soulignent l’aspect positif de l’épreuve. Selon Jacques, « Heureux l’homme qui endure l’épreuve, parce que, une fois testé, il recevra la couronne de vie, promise à ceux qui aiment Dieu » (Jc 1, 12).  L’épreuve a valeur purificatrice, comme celle du feu qui permet d’épurer le minerai d’où s’écoulera l’or ou l’argent (1P 1, 6-7). Il n’en est pas moins légitime de demander à Dieu de nous épargner les épreuves trop pénibles. Lors de l’agonie, Jésus invite ses apôtres à veiller et prier pour ne pas succomber à l’épreuve (Mt 26,41), épreuve comparée au criblage du grain sur le tamis (Lc 22, 31). D’une épreuve trop lourde en effet peut naître la tentation de douter d’un Dieu trop lointain pour nous secourir. « S’il y avait un bon Dieu ! », que de fois n’avons-nous pas entendu ce gémissement ! Pourtant la confiance doit dominer, car Dieu n’abandonne aucun de ses enfants.

Que conclure ? Ne nous abandonne pas à la tentation…

Il faut maintenir que la demande du Pater s’ouvre à plusieurs formes de tentations ou d’épreuves. Pour les unes et les autres nous demandons le secours de Dieu qui, seul, peut nous délivrer du mal. Les traducteurs sont obligés d’opter pour le sens qui leur apparaît prédominant, mais ils ne peuvent exclure les autres résonnances du texte. C’est en effet une dangereuse illusion que de penser qu’une traduction littérale est plus exacte qu’une traduction qui vise à rendre le sens selon le génie propre de la langue où est transmis le message.

Que l’on opte pour tentation ou épreuve, une chose est claire : jamais Dieu ne veut notre malheur, mais il permet la souffrance comme test de notre fidélité. Redisons avec S. Paul : « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés (ou éprouvés) au-delà de vos forces. Avec la tentation (ou l’épreuve) il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter. » (1 Co 10, 13). Citons pour terminer l’explication proposée par S. Augustin dans sa Lettre à Flora : « Lorsque nous disons : ‘Ne nous abandonnez pas à la tentation’, nous nous avertissons que nous devons demander à Dieu de ne pas nous priver de son secours, de peur que la séduction ou l’accablement ne nous fasse succomber ».

Édouard Cothenet est prêtre du diocèse de Bourges, professeur honoraire à l’Institut Catholique de Paris où il a enseigné l’exégèse. Outre les deux volumes Exégèse et liturgie, dans la collection « Lectio divina » (Cerf, 1988 et 1999), il a publié en 2016 : L’eucharistie au cœur des Écritures, Salvator, « Bible en main ».
(article de la revue La Maison-Dieu 289, 2017/3, pp. 141-144)