Quel espace liturgique pour les églises ?
Par le Père Bernard Klasen, curé de la paroisse de Ville d’Avray, docteur en philosophie et spécialiste d’art sacré et d’architecture religieuse, et professeur à l’Institut catholique de Paris.
Quelques principes directeurs pour un lieu de culte catholique.
La question que suscite ce titre pose pour la part catholique, tradition dans laquelle je me situe, deux difficultés que je signale d’emblée.
Premièrement, l’héritage que nous recevons et à partir duquel nous élaborons encore les formes et les aménagements de nos églises, est pour une part non négligeable commun aux différentes confessions chrétiennes. Par exemple la coupole ou le plan centré, éléments architecturaux si féconds en suggestions théologiques n’ont pas pris le parti, si j’ose dire, de telle ou telle église, mais ils appartiennent à une tradition indivise. Sur nombre de ces aspects hérités, il conviendrait mieux, probablement, de distinguer les traditions d’Orient et celles d’Occident, encore qu’il faudrait préciser géographiquement; Afrique du Nord, Syrie, Arménie, Grèce, Anatolie, France ou Palatinat.
Les différences quant aux formes peuvent sembler culturelles et esthétiques, mais ce n’est évidemment pas une simple question de coutume ou d’habitude, encore moins de capacité technique qui aurait stabilisé telle ou telle tradition architecturale, mais ces formes ont pris force quand la théologie est venue les habiter, les justifier. On peut parfaitement penser, en effet, que le choix d’un type architectural précis est le fait d’une décision théologique et non pas seulement une sorte d’héritage culturel. Or dans la tradition catholique si les discours théologiques ou symboliques ne manquent pas à propos des volumes architecturaux, des aménagements liturgiques ou des ornements, ils n’ont que fort peu servi de règle stable dans la durée
La seconde difficulté, conséquence de ce que je viens de dire, tient dans le fait que les espaces liturgiques catholiques ont beaucoup varié dans leurs aménagements, selon les époques. De même qu’il y a pour chacun d’entre nous, des âges de la vie spirituelle qui ne sont pas forcément en continuelle amélioration, de la même façon il y a eu dans la tradition romaine, des accentuations qui ont réformé, transformé, réorganisé les espaces liturgiques. De nos jours, on retrouve l’usage d’éléments antiques laissés de côté pendant des siècles, comme par exemple l’ambon, ou bien on abandonne d’autres éléments pourtant établis durant plusieurs siècles, comme les tables de communion. Que Dieu nous garde de la tentation de penser que nos solutions seraient certainement les meilleures puisque les dernières venues! Ceux à qui on demande de construire ou de réaménager un lieu de culte disposent donc d’une palette fort large de possibilités quant aux formes générales de l’édifice ou pour ce qui concerne les dispositions intérieures.
La tradition constante de l’Eglise catholique semble être, quant aux formes des espaces, l’inventivité. Une autre tradition constante est celle de l’emprunt des formes esthétiques contemporaines pour orner les lieux de célébration. La question de savoir qui influence qui reste ouverte pendant longtemps la culture de nos sociétés et la vitalité religieuse étaient intimement liées et les influences étaient donc mutuelles. Certainement, on peut avancer que l’Église catholique n’a pas fait usage des œuvres d’art d’abord par mondanité mais pour orienter, à la louange de Dieu, le travail des hommes.
Pour autant cette question est fort légitime, il demeure bien quelques principes directeurs à l’aménagement de nos lieux de culte. Pour tenter d’exposer cela, je vais tout d’abord faire un trop rapide parcours dans l’histoire occidentale de l’architecture religieuse. Puis je proposerai ce qui me semble être théologiquement essentiel dans cet espace aménagé pour le culte catholique.
Collecte au cours de notre histoire occidentale
Je voudrais simplement faire quelques repérages dans notre histoire pour mettre en évidence tel ou tel aspect dont le monde catholique restera marqué. Les historiens et les liturgistes trouveront certainement léger et incomplet ce survol, peut-être tomberons-nous d’accord toutefois sur l’importance des périodes que je vais dégager. Cinq points, cinq repères.
Dès les premiers siècles, la forme basilicale, habituelle dans l’urbanisme romain, s’est massivement imposée au monde chrétien. La construction au VIe siècle de Sainte-Sophie à Constantinople reste extraordinaire. Non que le plan centré, lui aussi hérité du monde romain, n’ait pas été apprécié, mais il ne permet pas, sauf exploit, la réalisation de vastes espaces intérieurs. Il sera en Occident progressivement réservé au baptistère ou au martyrium. C’est la forme basilicale qui va dominer largement. Non seulement du fait de ses aspects commodes, notamment ses dimensions, mais aussi parce que sa forme convient bien à quelques intuitions fortes déjà vécues par la liturgie, comme par exemple: l’orientation, la distinction à l’intérieur d’espaces différenciés, mais je reviendrai sur ces aspects. La place et la forme des chœurs et des sanctuaires se sont beaucoup cherchées durant les huit premiers siècles du christianisme. Trois éléments de la liturgie ont été nettement distingués et particulièrement travaillés quant à leur forme et leur place; les sièges du clergé, l’autel et l’ambon.
On a ainsi plusieurs possibilités. L’autel peut se trouver au seuil de l’abside, en Syrie par exemple, rarement en son fond, ou bien il est placé au milieu de la nef, en Afrique du Nord, parfois même entouré du presbyterium, l’ensemble bordé alors de chancels. Le plus souvent le clergé est dans l’abside. L’ambon souvent imposant sauf en Afrique, est lui aussi soit au milieu de la nef (Trèves, Ephèse, et même en Cappadoce encore au Ville siècle), soit, mais c’est moins visible pour l’archéologue, l’ambon se trouve au bord de l’abside. Pour l’Occident, il semble qu’on puisse affirmer qu’entre le VIII et le Xe siècle ces trois éléments, sièges du clergé, ambon et autel aient été rapatriés dans l’abside et en son bord. Bref, ce qui demeure constant, c’est la distinction matérielle de ces trois éléments.
La période gothique marque un repère très net qui se caractérise par le cloisonnement et le fractionnement de l’espace de l’église. Peu avant, la multiplication des messes et des autels en avait déjà quelque peu compliqué l’aménagement. Dans les grandes cathédrales la création des jubés réserve, probablement de manière excessive, le déroulement de la liturgie au seul clergé. Les turbulences que connaît le monde occidental sont si considérables qu’il nous faudrait une étude prolongée des changements tant sur le plan théologique et liturgique que social et économique, pour percevoir avec quelque finesse la façon dont est perçu l’espace liturgique et plus largement l’implantation de l’église dans la cité.
Par contraste, la période baroque issue du Concile de Trente pourrait être qualifiée comme celle du décloisonnement. À nouveau l’Église catholique romaine va connaître dans les formes architecturales de très importantes modifications. Bien que le désir exprimé par le peuple chrétien de voir pendant le déroulement de la messe, se soit déjà manifesté à l’époque gothique, c’est probablement les décisions du Concile de Trente qui vont encourager à une visibilité du rite. Il faut voir et entendre ce qui se joue là. Pour se faire bien voir et bien entendre, la liturgie équipera son espace des formes du théâtre; volume unique, non cloisonné, rangées de bancs, décoration de tout l’espace. Le Baroque a permis un retour de la peinture murale et de l’usage iconographique de la voûte, la volonté étant de faire entrer le fidèle dans une sorte de mouvement total où il était littéralement incorporé à ce qui se passait là. De cette époque, nous héritons largement puisque par exemple, nombre de nos églises sont encore dotées d’autel à retable. Mais un des éléments hérités les plus sensibles, c’est la place centrale que vient prendre le tabernacle, véritable point focal de l’appareil décoratif.
Pour la période contemporaine, les héritages sont considérables; tous ceux que je viens d’évoquer schématiquement et bien d’autres encore. D’autant que les travaux d’archéologie et d’histoire de la liturgie ont considérablement enrichi nos connaissances.
Les architectes et les liturgistes sont donc très embarrassés devant le nombre impressionnant de possibilités que la Tradition offre, nombre encore multiplié par les capacités techniques de la modernité. Pour l’édification d’une église ou le réaménagement d’un lieu de culte, on est bien en peine aujourd’hui de donner à un architecte un cahier des charges où les aspects théologiques pourraient déterminer des formes précises.
Faire du “néo” n’est pas une garantie de qualité théologique. Le “comme toujours” ou “comme avant” n’a aucun sens. Notre époque connaît un tournant tout aussi aigu que la période gothique ou la période baroque (la culture religieuse en moins); si nous éprouvons les mêmes nostalgies et les mêmes tâtonnements, puissions-nous aussi connaître la même créativité ! Pourvu qu’elle garde bien quelques principes directeurs fondés en théologie. C’est ce que je voudrais vous proposer maintenant.
Quelques principes directeurs
Je voudrais n’en dégager que trois, parce que c’est un bon chiffre et que des principes directeurs doivent rester généraux, les décliner avec trop de précisions risque d’étouffer leur validité. Trois suffisent donc, et sans traductions concrètes trop précises.
Des seuils et des limites
Le premier principe est celui du maintien des seuils et des limites.
On a souvent cru ces dernières décennies que pour exprimer le fait chrétien par excellence qu’est la venue de Dieu, son Incarnation, sa kénose, il fallait éviter dans les formes liturgiques les expressions d’une séparation trop absolue. C’est vrai, il n’y a plus de cella close, inaccessible comme dans les temples païens, il n’y a plus de distance infranchissable parce que Dieu l’a franchie. Mais pour autant, il faut éviter toute tentation d’immédiateté : si Dieu vient, il n’est cependant pas saisissable. Il n’est pas disponible. Le groupe n’est pas à lui-même sa propre origine, il n’est pas l’origine de ce qui le rassemble. Il n’y a pas égalité entre l’assemblée réunie pour l’Eucharistie et ce qu’elle célèbre. Si elle est le Corps du Christ, c’est d’abord parce qu’elle le reçoit d’un autre.
Pour manifester dans les formes cette intimité de Dieu qui se fait proche, qui s’offre et se donne en nourriture et à la fois cette insuffisance à nous-mêmes, il nous faut des seuils, des espaces différenciés, des segmentations du lieu. Non pas encore une fois pour dire une coupure radicale, mais pour permettre une véritable donation et un mouvement de tous vers plus que nous-mêmes qui nous fonde. Comment dire dans l’espace, comment éveiller chez le fidèle le mystère de cette inapprochable proximité? Ces seuils, ces limites peuvent être les emmarchements, des différences de lumière, de traitement de sol ou de plafond etc.
L’eschatologie
Le second principe est de tenter l’expression de l’eschatologie.
C’est-à-dire du “pas encore”. Je viens d’évoquer les seuils et les limites, l’efficacité didactique de la réserve, et pourtant, il convient de se garder de penser l’aménagement de nos églises en deux parts, l’une pour la liturgie et l’autre pour l’assemblée. Car c’est l’église tout entière qui est liturgie. L’église tout entière est “porte du ciel”. Je parle autant de l’Église avec un grand E que de l’église, le bâtiment. L’une étant l’image de l’autre. Et évidemment il ne s’agit pas là de l’Église dans ses structures, sa hiérarchie, ses synodes ou autres, mais de l’Église d’hier, celle d’aujourd’hui, celle d’ici et celle de là-bas ou là-haut. C’est ce que j’appelle une figure eschatologique, mais qu’il faut aussi comprendre comme ce qui reste en devenir, qui n’est pas le résultat total de notre histoire, mais un plus loin, plus haut, plus vaste qui habite déjà nos célébrations.
En elles, nous sommes déjà ouverts à cette présence transfiguratrice, mais pas encore tout à fait à cette présence qui nous appelle. Pour dire cette téléologie, cette destinée actuellement en œuvre, il me semble qu’on peut dans les formes architecturales, dans les aménagements des espaces liturgiques, tenter quelques expressions. Par exemple l’axe ou l’orientation, c’est-à-dire que le volume tout entier soit en quelque sorte déformé par quelque chose qui n’est déjà plus lui. La coupole est un fort bon exemple, mais aussi l’abside. Ou encore ce que Jean Cosse a appelé l’espace de Gloire, espace vacant au fond de l’édifice, libéré de toute fonction autre que symbolique. Bref, je crois nécessaire en tout état de cause de ne pas fermer l’espace sur lui- même, d’indiquer qu’un chemin s’ouvre, l’aspect pérégrinant de notre église ne doit pas consister seulement à s’y rendre, mais en elle, à poursuivre la marche. En ce sens je ne peux pas recevoir l’expression “d’espace enveloppant”, je vois vaguement de quoi il est question, on revendique par là une différence avec le plan longitudinal, frontal, mais cette expression “enveloppant” me paraît tout ce qu’il y a de plus malheureux. On n’enveloppe pas, on ne tient pas ce qui advient là. Un espace intérieur architectural a forcément un aspect de clôture sur soi.
C’est ce qu’il faut désorganiser, ou plutôt réordonner pour exprimer cet échappement à soi seul, cette espérance, cette eschatologie.
L’autel et l’ambon
Le troisième principe est celui de la bipolarité autel/ambon.
C’est un souci récent qui a fait suite au Concile Vatican II de réhabiliter l’usage des ambons. Mais aussi des autels, devrait-on dire, car depuis le baroque, l’autel avait visuellement été absorbé par le retable lequel mettait bien plus en valeur le tabernacle que la table de l’autel. Depuis, beaucoup d’essais ont vu le jour sur la place et la forme de l’autel, puis sur l’ambon. Avec ces essais, beaucoup de débats sur le signe de l’autel ont mis l’accent tantôt sur le rocher, la table du repas, le sacrifice du Christ, toujours est-il que l’autel est resté le point focal de la liturgie. Il est marqué de nombre de signes de vénération, il est de plus en plus le lieu de recherches esthétiques alliant la solidité, la noblesse et la force symbolique. Le travail sur l’ambon est nettement moins riche. Souvent ce n’est qu’un simple pupitre, en revanche ici ou là, des essais sur sa place dans l’assemblée ont été tentés, encore avec beaucoup de timidité, tant il est vrai que la disposition de nos églises catholiques “en rangs d’oignons” est encore très habituelle. Je ne néglige pas deux autres pôles que sont le siège du célébrant et le tabernacle, mais si je préfère mettre l’accent sur la bipolarité autel et ambon, c’est parce qu’elle met en place, en forme, la structure même de la messe dont les deux foyers sont la Parole de Dieu et l’Eucharistie. Si tous deux sont les lieux symboliques de l’actualisation de la présence du Christ se donnant dans son Verbe et dans son Corps, ils n’ont toutefois pas le même statut, nous n’en sommes pas affectés de la même façon. Il me semble pouvoir avancer, mais trop rapidement, que si l’un privilégie le voir, l’autre sollicite davantage l’écoute.
La Parole est plus de notre côté, si j’ose dire, elle plonge en nous, espérant y trouver les accords de la compréhension, de l’intelligence. Ce qui advient à l’autel demande, éveille notre contemplation, nous y sommes incorporés d’une tout autre manière, c’est dans le mouvement d’offrande au Père que le Fils nous entraîne. C’est pourquoi la proximité, les seuils, les espaces ne sont pas les mêmes. Autant l’ambon peut se faire proche, autant, je le crois, l’autel doit rester dans une certaine réserve.
Je pense qu’il y a dans ces trois aspects que je viens de proposer un reflet assez correct des accents dont la pratique catholique marque ses lieux de culte.
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Notes :
1. Ce texte est la reprise des deux premières parties de la conférence que le P. Bernard Klasen a donnée lors des Semaines liturgiques de Saint-Serge eu 2004; elle a été publiée intégralement dans C. Braga et A. Pistnia ed. Les enjeux spirituels et théologiques de l’espace liturgique. Conférence Saint Serge – LI° Semaines d’études liturgiques. Paris, 28 juin – 1 juillet 2004, Roma, Edizioni Liturgiche (Bibliotheca « Ephemerides Liturgicae” – « Subsidia » 135), 2005. pp. 133-138.
2. Il fut dernièrement publié dans la revue Unité des Chrétien d’octobre 2008 éditée par le Service national pour l’unité des chrétiens de la Conférence des évêques de France.
Nous remercions vivement l’auteur et l’éditeur de nous avoir autorisés a les reproduire.
« Parmi les plus nobles activités de l’esprit humain, on compte à très bon droit les beaux-arts, mais surtout l’art religieux et ce qui en est le sommet, l’art sacré.
Par nature, ils visent à exprimer de quelque façon dans les œuvres humaines la beauté infinie de Dieu, et ils se consacrent d’autant plus à accroître sa louange et sa gloire qu’ils n’ont pas d’autres propos que de contribuer le plus possible à tourner les âmes humaines vers Dieu (…) L’Église n’a jamais considéré aucun style artistique comme lui appartenant en propre, mais selon le caractère et les conditions des peuples, et selon les nécessités des divers rites, elle a admis les genres de chaque époque, produisant au cours des siècles un trésor artistique qu’il faut conserver avec tout le soin possible.
Que l’art de notre époque et celui de tous les peuples et de toutes les régions ait lui aussi, dans l’Église, liberté de s’exercer, pourvu qu’il serve les édifices et les rites sacrés avec le respect et l’honneur qui leur sont dus, si bien qu’il soit à même de joindre sa voix à cet admirable concert de gloire que les plus grands hommes ont chanté en l’honneur de la foi catholique au cours des siècles passés. »
– Constitution sur la Sainte Liturgie Sacrosanctum Concilium (1963) n°122 et 123
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