La pénitence comme réponse à la miséricorde divine
Par Philippe Vallin
Prêtre du diocèse de Nancy, Philippe Vallin est professeur de Théologie systématique à la Faculté de Théologie catholique de l’Université de Strasbourg où il donne les cours de christologie fondamentale, de sotériologie et d’anthropologie théologique (doctrine de la grâce, eschatologie, création). Depuis 2009, il est membre de la Commission Théologique Internationale.
La pénitence entendue comme libre « offrande de nos repentirs » est l’expression d’un véritable choix théologal, une réponse d’homme conscient et responsable à la miséricorde de Dieu. Ce chemin au cours duquel sera renouée l’alliance avec le Seigneur et le prochain, lui donnera de goûter l’abîme de douceur et de tendresse du Père des cieux.
Tout chrétiens que nous sommes, nous n’aimons pas beaucoup l’idée que nous serions des pécheurs. Déjà, l’idée que les autres le sont nous paraît bien plus recevable. En pratique, il ne se passe pas une journée sans que nous n’ayons relevé, souvent avec acrimonie, les défaillances d’autrui que nous jugeons parfaitement volontaires, donc évitables. Les nôtres, pensons-nous, sortent de notre faiblesse invincible : avec cette excuse, nous nous plaisons à imaginer par-dessus le marché que nos fautes n’auront pas pu nuire en profondeur à notre prochain. Nous nous justifions.
Quand le Dieu de Jésus-Christ est entré dans l’histoire, il n’a pas tardé à révéler sa justice et sa sainteté au milieu de ces jeux de dupes. N’allons pas accuser le Dieu des chrétiens d’être un maniaque obsédé de culpabilité, car c’est bien plutôt nous qui le sommes, prompts à détailler la faute d’autrui. Devant les scénarios d’irresponsabilité dont les hommes, à commencer par le premier couple (Gn 3, 12-13), n’avaient pas honte de le faire spectateur, lui qui les avait créés à son image et ressemblance, le Seigneur a répondu par la révélation surnaturelle de sa responsabilité à lui, la responsabilité de la miséricorde infinie. La croix de l’Innocent, si choquante, si brutale, si laide (Lc 24,20) devient belle lorsque, dans la foi, nous y recueillons le Nom de notre Seigneur : « Qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu, puisque Dieu est amour » (1 Jn 4, 8).
Délit légal, faute morale, péché
Le « péché » qui met si mal à l’aise les chrétiens et ceux qui reprochent à la culture chrétienne d’entretenir la culpabilité, est pourtant un mystère de foi selon lequel l’enfermement morbide dans la faute morale et même l’emprisonnement légal du criminel peuvent être comme perforés : la puissance du pardon de Dieu s’introduit alors dans le cœur pénitent comme le parfum d’une justice retrouvée. Aucune société ne peut bénir le voleur, et le voleur lui-même déteste qu’on lui dérobe son bien (cf. saint Augustin, Confessions, Livre II, chap. 4). Ainsi les chrétiens n’ont inventé ni le délit ni la faute. Ce que Jésus nous a donné en revanche dans l’alliance de la foi, c’est la capacité de mesurer ce qui est à la racine de toute faute désavouée par la communauté humaine et de tout délit réprimé par l’ordre public : une offense à Dieu, une défiance opposée à sa promesse pourtant inflexible de nous secourir dans chaque tentation de mal faire, de résoudre notre difficulté par cet acte mauvais que nous réprouvons pourtant chez les autres.
Le mystère de la croix : un événement à double face
Il faut savoir lire en disciples ce « livre de la croix » dont saint Jean-Marie Vianney a dit qu’il était « le plus savant livre qu’on peut lire ». Jésus l’Innocent nous y regarde en homme qui révèle à tous les hommes de l’histoire la faillite de leur responsabilité : « Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3, 23). Le visage du crucifié révèle à chaque disciple l’étendue comme la profondeur du « mystère d’iniquité » (cf. Jean-Paul II, Exhortation post-synodale Reconciliatio et Paenitentia, 1984, n° 14-19-20). Il s’agit bien d’une révélation par grâce : la personne créée à la ressemblance de Dieu apprend du Fils de l’homme tout le mal qu’elle peut faire, en apprenant d’abord de son pardon tout l’amour qu’elle est encore bien plus capable de donner. Car le visage de Jésus n’avait pas commencé par regarder le monde pécheur. A l’agonie, ce visage s’était tourné d’abord vers le Père, il s’était occupé selon son amour de Fils unique de présenter à la tendresse de Dieu, intégralement méconnue par les hommes, la pénitence contrite pour tant et tant de péchés commis contre l’alliance entre un Dieu de miséricorde et le peuple de ses fils : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34 ; Ac 3, 17 ; 7, 60).
Anamnèse ou amnistie
De deux choses l’une, maintenant. Ou bien nous refusons d’accueillir la vérité révélée sur la croix de notre dignité foncière d’homme libre et responsable. C’est alors que nous préférons rêver de la bonté abstraite et générique d’un dieu éloigné, inattentif, d’une divinité oublieuse et cynique, le dieu des amnisties que nous refusons aux hommes qui nous ont offensés, mais sur lequel nos justifications comptent dur comme fer. Ou bien notre acte de foi et d’espérance se laisse convertir par la contemplation de la croix du Ressuscité qui promet la vie baptismale à nos âmes mortes. Alors, nous allons entrer dans l’Église des témoins (cf. Jn 19, 34-35). Nous ne rêverons plus d’un non-lieu autorisé par un juge divin sans mémoire et sans amour, qui méprise le cri des victimes du péché et de l’injustice (cf. Dan 13,45-63). En nous « souvenant de Jésus-Christ » (cf. 2 Tm 2, 8.11-13), nous croirons dans la vertu salvifique du lieu concret de la croix, du Lieu saint d’où jaillirent le sang et l’eau de la miséricorde, et nous irons y chercher les « fleuves d’eau vive » (Jn 7, 37-39).
Cet itinéraire de conversion nous conduira, pas à pas, depuis l’irresponsabilité infrahumaine jusqu’à l’anamnèse de la responsabilité du Fils de l’homme : il nous éloignera de l’utopie d’un dieu indifférent, qui nous amnistie à mesure que nous nous absolvons nous-mêmes, pour nous rapprocher de la croix d’amour où nous déposerons librement l’offrande de nos repentirs. La liturgie différenciée de l’Église prévoit les jalons de ce chemin de pénitence au long duquel se reconstitue dans la conscience du disciple-pèlerin la dignité d’une alliance première avec le Seigneur et avec ses frères et sœurs de l’unique famille humaine : pèlerinages, jeûnes, service des pauvres, célébrations pénitentielles et, au pied de la croix, le sacrement de réconciliation.
La douceur de Dieu qui est Père, cet abîme qui donne le vertige
Comment allons-nous motiver à la fin le choix théologal de la pénitence à l’intime de notre psychologie forcément vacillante ? Dans le registre de la faute morale, la philosophie entendra peut-être que nous regrettions d’avoir fait à autrui ce que nous n’aurions pas aimé qu’il nous fît : règle d’or de l’équité réciproque et de la justice. Dans le registre de la Révélation chrétienne, ce qui doit nous motiver effectivement dans la maturation d’un esprit de pénitence réglé d’abord sur le don du Christ, c’est ce fameux mysterium pietatis, ce mystère lumineux de « piété » filiale, d’option décidée que Jésus prit pour Dieu son Père et contre sa propre vie en ce monde. Au jardin des Oliviers, c’est au prix de ce mystère insondable que le Sauveur savait retourner le mystère d’iniquité ténébreux qui effrayait son âme, qui bientôt tuerait son corps et qui régnait sur l’histoire : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ».
Volonté de qui au-dessus de la nôtre ? Ici réside peut-être le plus grand secret du christianisme : comprenons-nous assez que l’enfant nouveau-né dans la crèche et le Juste crucifié du Golgotha n’ont pu dire qu’en mode très imparfait l’essence de douceur du Père des Cieux ? Si les représentations d’un dieu sévère veulent intimider notre responsabilité en la menaçant, Jésus le Fils, lui, a déterminé notre recours à la miséricorde du Père par la révélation inouïe de sa tendresse : « Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des Cieux » (Mt 18, 4).
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P. Vallin – La pénitence comme réponse à la miséricorde divine