L’onction à Béthanie dans le contexte de la semaine sainte
Par Olivier Bourion, Prêtre du diocèse de St-Dié, supérieur du séminaire des Carmes
L’évangile du lundi saint est l’épisode de l’onction à Béthanie (Jn 12, 1-11). Pourquoi un tel choix ? Qu’apporte cette lecture en ce début de Semaine sainte ?
L’onction de Jésus dans l’évangile de Jean
Chacun des évangiles mentionne une onction de Jésus. Chez Matthieu (Mt 26, 6-13) et Marc (Mc 14, 3-9) la scène a lieu à Béthanie chez Simon le lépreux, peu après l’entrée messianique à Jérusalem. Une femme vient verser sur la tête de Jésus le contenu d’un vase d’albâtre. Les disciples sont indignés par ce gaspillage, car la somme représentée par ce parfum (300 deniers1, précise Marc) aurait pu être distribuée aux pauvres. Mais Jésus interprète ce geste comme une bonne œuvre qui anticipe son ensevelissement.
Le récit de Luc (Lc 7, 36-50) se déroule bien avant la Passion. Jésus se trouve à table chez un pharisien nommé Simon. Une femme pécheresse survient et se tient aux pieds du Seigneur qu’elle arrose de ses larmes, essuie de ses cheveux, embrasse et oint de parfum. Ce geste est interprété par Jésus comme un signe d’amour lié au pardon des péchés.
La version johannique semble puiser à ces deux traditions, tout en précisant le nom de la verseuse (Marie de Béthanie) et le poids du parfum (une livre, c’est-à-dire environ 320 g). Comme chez Matthieu et Marc, l’onction a lieu au moment de la Passion (mais cette fois avant l’entrée à Jérusalem). Cependant, comme chez Luc, ce n’est pas sur la tête de Jésus, mais sur ses pieds, qu’elle s’effectue. L’onction sur la tête fait penser à celle des rois d’Israël et revêt donc une portée messianique. Mais l’onction sur les pieds est beaucoup plus inattendue, car ce sont les pieds d’un mort qui reçoivent habituellement ce traitement.
Un récit préliminaire à la Passion johannique
Chez Jean, l’onction à Béthanie intervient avant le récit proprement dit de la Passion, qui ne s’ouvre véritablement qu’au chapitre 13 avec la scène du lavement des pieds. Jésus vient de ressusciter Lazare – dernier des sept signes qui structurent la première partie du récit johannique. Après notre passage, il fera son entrée à Jérusalem (Jn 12, 12-19) pour y annoncer solennellement sa passion et sa mort (Jn 12, 20-36) et le « livre des signes » se terminera par un discours conclusif. A partir du chapitre 13 commence le « livre de l’heure » où Jésus, après un long discours d’adieu (Jn 13-17) entre dans sa passion pour donner librement sa vie et traverser la mort (Jn 18-20).
Le choix de ce début du chapitre 12 pour ouvrir la semaine sainte n’est donc pas le fruit du hasard. Il inaugure une série chronologique cohérente. Nous sommes six jours avant la Pâque (Jn 12, 1) qui, d’après la chronologie du quatrième évangile, tombe cette année-là un samedi (Jn 19, 31). Les anciens comptant chaque jour entamé comme un jour entier, notre scène se déroule donc un lundi. L’entrée messianique à Jérusalem aura lieu « le lendemain » (Jn 12, 12), le dernier repas « avant la Pâque » (Jn 13, 1), et la mort de Jésus le jour de la Préparation (Jn 19, 31), c’est-à-dire le vendredi après-midi, au moment même où l’on égorge l’agneau pascal.
Une semaine sous le signe du corps, du repas et du parfum
Notre récit introduit trois motifs qui joueront un rôle capital tout au long de la semaine sainte :
Dès le départ, l’attention est focalisée sur le corps de Jésus. C’est lui qui est, en quelque sorte, le lieu liturgique de la semaine sainte. Auprès de lui, contrairement à Judas qui intervient en discréditant le geste de l’onction, les trois personnages positifs auxquels le lecteur est invité à s’identifier restent muets. La semaine sainte, elle aussi, est un temps de silence. Mais ce silence n’en est pas vraiment un, car, devant le corps de Jésus, le corps du croyant parle à son tour. Chacun des trois personnages exprime en effet une posture différente devant le corps du Christ : Marthe se consacre toute entière à son service (littéralement, elle assure la « diaconie »), Marie l’honore de tout son être, Lazare communie avec lui dans un même repas comme Jésus le fera avec ses disciples après sa Résurrection. Cette communion entre Jésus et Lazare ira d’ailleurs bien plus loin, puisque les grands prêtres, voyant les foules confluer vers Jésus, décident de faire mourir aussi Lazare qui devient donc, à peine ressuscité, le modèle du martyr chrétien !
Le deuxième motif important est celui du repas. Sa signification est ambigüe puisqu’il s’agit à la fois d’un repas de retrouvailles avec un ressuscité, Lazare, et d’un repas d’adieu avec un futur crucifié, Jésus, dont l’onction des pieds évoque clairement la mort. Le repas du lundi saint est à la fois une anticipation de la Cène et du repas pascal où Jésus, à son tour fêtera ses retrouvailles avec ses disciples. Dans l’évangile de Jean, mort et Résurrection constituent un seul et même événement. On peut aussi rapprocher l’onction des pieds de Jésus, relatée ici, du lavement des pieds au soir du jeudi saint. Cette fois (Jn 13, 1-15) c’est Jésus qui s’abaissera en déposant son vêtement (comme il déposera2 sa vie) pour laver les pieds de ses disciples, anticipant ainsi symboliquement le geste de sa vie donnée.
Enfin, il est capital de noter qu’en ce début de la Semaine sainte, toute la maison de l’Église est déjà remplie de parfum. Le soir du Vendredi saint ce parfum sera versé bien plus abondamment encore (100 fois plus !) pour ensevelir le corps du crucifié (Jn 19, 39). Privilégiant ce qui est gratuit, superflu et démesuré, comme le souligne Alain Marchadour3, le geste de Marie nous invite à perdre à notre tour quelque chose de précieux pour que le Christ en soit honoré. Cette onction est d’ailleurs aussi la nôtre puisque, depuis le jour de leur baptême, les chrétiens respirent la bonne odeur du Christ. Après avoir traversé les eaux de la mort et avant de recevoir la lumière du ressuscité, ils ont été marqués du saint chrême. C’est cette huile parfumée que l’évêque va justement consacrer cette semaine au cours de la messe chrismale, et qui servira en particulier pour les baptêmes, les confirmations et l’ordination des prêtres. Une huile pour être imprégnés de la dignité du Christ. Mais aussi un parfum, pour que se répande, bien au-delà de la maison, la bonne odeur de l’Évangile.
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[1] Cela équivaut au salaire de 300 journées de travail d’un ouvrier des champs.
[2] C’est le sens littéral du verbe tithèmi que Jésus utilise dans l’évangile de Jean pour évoquer le fait de donner sa vie pour un autre (Jn 10, 11.15.17-18 ; 15, 13).
[3] Alain Marchadour, « Venez et vous verrez », L’Évangile de Jean, Paris, Bayard, 2011, p. 321.
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La Semaine sainte : une unité à l’épreuve du temps et de l’espace