Art, liturgie et iconographie : l’expérience sensible et la signification
Les vitraux modernes de nos églises laissent parfois songeurs. Pour saisir leur portée spirituelle il faut se défaire du réflexe iconique habituel et se laisser prendre par la force de l’œuvre et en vivre une expérience sensible. Plus qu’un discours, nous proposons l’exemple de création des vitraux de Pierre Soulages pour l’abbatiale de Conques.
Les vitraux de Pierre Soulages
S’agissant du sens de la place de l’art contemporain dans nos églises, l’exemple des vitraux que le peintre Pierre Soulages créa pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques en Aveyron me parait très saisissant et pertinent. De passage à Conques sur le chemin de Compostelle beaucoup de pèlerins s’y recueillent. Certains expriment leur étonnement devant le décalage étonnant entre la teneur romane et religieuse de l’édifice et l’extrême modernité des vitraux du peintre. Pourtant, celui-ci dit que pendant ses huit années de travail, il tint à être fidèle à l’organisation très particulière de la lumière de l’édifice. Il fabriqua même un type de verre totalement incolore qui lui permit de faire varier les intensités lumineuses et provoquer une modulation de la lumière naturelle. Son but n’était pas d’impressionner le pèlerin par une multitude de reflets éblouissants mais de focaliser son attention sur la forme originale de la distribution de la lumière dans l’abbatiale.
La conception architecturale des édifices religieux médiévaux dépend à la fois du génie des hommes, des matériaux et des techniques disponibles et d’une mise en sens théologique de la lumière. Avant le 13e siècle, cette théologie est essentiellement celle du pseudo Denys – nom donné au 20e siècle à un écrivain grec anonyme du 5e/6e siècle- qui, puisant ses sources dans les saintes Écritures rendit raison de la dimension christologique et trinitaire de la foi chrétienne en s’exprimant dans le langage néoplatonicien d’une métaphysique de la lumière. Traduit du grec en latin au 9e siècle sa théologie de la lumière inspira la conception des édifices cultuels à partir du 12e siècle. La source principale de la lumière qui illumine l’intérieur de ces édifices est la lumière naturelle qui vient du soleil. Cette lumière pénètre les édifices par la médiation des vitraux qui figurent l’histoire sainte centrée sur le Christ. Les vitraux manifestent la lumière paternelle venant du Père et participent à l’action de grâce rendue par les chrétiens illuminés, rassemblés et unifiés dans l’Esprit. Le peuple de Dieu quand il célèbre l’eucharistie rend grâce et renvoie la lumière vers le Père.
Le travail de Pierre Soulages est de part en part un travail artistique. Son intelligence sensible et active lui permet de découvrir que l’architecture de l’abbatiale repose et déploie une forme de distribution de la lumière que nous pensons en résonance avec l’herméneutique théologique médiévale de cette lumière. Il crée des vitraux qui respectent cette forme. Il s’arrête là et n’interprète pas le sens de cette distribution. Lui prêter alors une affinité personnelle avec les valeurs de la religion chrétienne est pure affaire d’interprétation.
Les arts et l’expérience sensible
Descartes, nous a appris que les sens trompaient ! Or les sens trompent rarement quand ils sont exercés, et entraînés. Le travail de Pierre Soulages nous montre que la sensibilité est capable de découvertes lorsqu’elle optimise ses capacités et vainc sa passivité habituelle. La création artistique dévoile ainsi que chacun des sens poussé à son paroxysme a une membrure d’invisible, d’inaudible, d’indicible et d’intangible qui anime leur activité. Ce mouvement du sensible lui-même qui sort de lui-même en lui-même sans quitter la matière s’appelle excendance. Les vitraux de Pierre Soulages ne sont pas conçus pour être regardés mais pour produire des effets de lumière que l’on peut sensoriellement éprouver. Il faut, pour cela se laisser prendre par le jeu que la lumière des vitraux réfléchit sur l’ensemble de l’édifice, déambuler dans l’abbatiale ou y danser, prendre des mesures, participer à des liturgies à midi en pleine lumière et le soir à la nuit tombante. On ne peut comprendre ou être pris qu’en expérimentant de manière sensible la puissance heuristique de ces vitraux qui s’effacent pour laisser paraître la vitalité de la lumière et la spécificité de sa distribution. Bien sûr, il ne s’agit pas ensuite de faire un cours sur la théologie de Denys l’aréopagite, mais de façon plus obligeante de suggérer, par exemple, de lire l’évangile de Jean et d’en favoriser une lecture spirituelle qui rejoigne la quête itinérante des pèlerins.
L’action de Grâce et l’expérience sensible
Cette forme sensible de l’expérience requise par les arts, est aussi sollicitée dans l’action liturgique. Le Dieu de Jésus Christ parle au cœur. « Élevons notre cœur et tournons le vers le Seigneur ! » « Venez, crions de joie pour le Seigneur ! » Dans l’action liturgique, Il s’agit de diffuser une inspiration, une énergie, un souffle, celle du Verbe fait chair. Une liturgie doit pouvoir émouvoir pour ouvrir le cœur de chacun à la présence du Christ. « Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire » Jérémie (20,7). Cet art de célébrer ne peut émouvoir et parler au cœur sans faire place à la beauté. Certes, la beauté ne peut dire Dieu mais l’émotion et le mouvement qu’elle provoque envoient vers Dieu.
Cette forme sensible de l’expérience requise par les arts, est aussi sollicitée dans l’action liturgique. Le Dieu de Jésus Christ parle au cœur. « Élevons notre cœur et tournons le vers le Seigneur ! » « Venez, crions de joie pour le Seigneur ! » Dans l’action liturgique, Il s’agit de diffuser une inspiration, une énergie, un souffle, celle du Verbe fait chair. Une liturgie doit pouvoir émouvoir pour ouvrir le cœur de chacun à la présence du Christ. « Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire » Jérémie (20,7). Cet art de célébrer ne peut émouvoir et parler au cœur sans faire place à la beauté. Certes, la beauté ne peut dire Dieu mais l’émotion et le mouvement qu’elle provoque envoient vers Dieu.
Par Denis Villepelet
Denis Villepelet est Docteur en philosophie et en théologie. Il a été directeur de l’Institut Supérieur de Pastorale Catéchétique (ISPC) avant de prendre la direction de l’ISTA jusqu’en 2016.
—
Références bibliographiques
Michel de Certeau, « Mystique » Encyclopédie Universalis, corpus, vol. 15
Jean Louis Chrétien, L’arche de la parole, Puf, Paris, 1998
Jérôme Cottin, La mystique de l’art, art et chistianisme de 1900 à nos jours, Paris, Cerf,2008
Jean Paul Deremble, Paul Louis Rinuy et François Bousquet, sous la direction de Jean François Lagier, Lumières contemporaines – Vitraux du XXIe siècle et architecture sacrée, Centre international du vitrail, 2ditions Gaud, Chartres 2005
Écrits aréopagites, traduction de Maurice de Gandillac, Paris, Aubier, 1943
Entretien entre Pierre Soulages et Pierre Encrevé à la BNF en juin 2001
Entretien, entre Pierre Soulages et Serge Lemoine au musée d’Orsay, à Paris, en janvier 2005.
Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Éditions Gallimard, Paris, 1964
Istvan Perczel, « Une théologie de la lumière : Denys l’Areopagite et Evagre le Pontife, » Revue des études augustiniennes, 45, 1999,
Michel Serres, Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985
André Vauchez, « Lumières du Moyen Âge », Séance publique des cinq académies du 27 octobre 2009, institut-de-france.fr
Extrait du dossier L’Église et l’art contemporain, un dialogue fécond