« L’Art sacré », une expression en débat

Mystère catholique ou Annonciation de 1890, Maurice Denis

Mystère catholique ou Annonciation de 1889, Maurice Denis

L’expression « art sacré » s’est imposée dans le vocabulaire courant en dépit, ou peut-être en raison, d’une ambiguïté intrinsèque. Ce flou permet souvent d’y lire ce que chacun en espère, qu’il s’agisse de jeter l’anathème sur ce qui n’obéirait pas aux critères voulus, ou tout au contraire d’y voir un dépassement ouvrant à l’infini : tout art authentique relevant alors du sacré. Revenir sur l’historique et les emplois de ce terme apporte des éléments de contexte qui précisent les attendus d’une expression dont la définition reste ouverte.

L’art en soi n’est pas « sacré »

Dans le langage ordinaire, l’art sacré ou les arts sacrés apparaissent souvent comme un équivalent d’art religieux ou « art en rapport avec les religions ». Dans les siècles précédents, au sein de la hiérarchie des genres picturaux, la « peinture sacrée » se distinguait de la « peinture profane » par son sujet. Cependant, au sens strict, l’art n’est pas en lui-même sacré dans le christianisme, qui partage avec le judaïsme un monde désacralisé où Dieu seul est saint, ou source de sainteté et non la nature ou les objets. Si l’icône a bien une place liturgique spécifique dans la tradition orthodoxe, il n’en est pas de même des œuvres d’art (peinture, sculpture, vitraux…) dans le monde catholique (et bien sûr dans le monde protestant). Les « vases sacrés » (calice, ciboire) ne le sont que par contact avec les espèces sacrées (hostie et vin, corps et sang du Christ). Dans un sens restreint, l’expression peut désigner toutefois un art « sacré par destination », soit l’art qui prend place dans l’espace ecclésial, au sein du sanctuaire.

Le cas d’un art ecclésial

C’est en ce sens que l’emploie le philosophe Jacques Maritain. Des débats très vifs aux XIXe et au début du XXe siècle, ont tenté de définir ce que doit être l’art chrétien, doit-il venir d’un artiste croyant ? Doit-il suivre un style spécifique ? Maritain n’hésite pas à affirmer dans Art et scolastique (1920) : « Si vous voulez faire une œuvre chrétienne, soyez chrétien, et cherchez à faire œuvre belle, où passera votre cœur, ne cherchez pas à ‘faire chrétien’ ». Mais il fait une nette différence entre la notion d’art chrétien, et ce qu’il nomme « l’art d’église, ou art sacré », soit l’art placé dans un lieu de culte et qui se doit, à ses yeux, d’être toujours lisible et étroitement lié à la sagesse théologique. Toutefois, Maritain estime qu’en dehors de ce cas particulier, l’art que Dieu veut, c’est bien « l’art, avec toutes ses dents ».

Ouvrir à l’expérience spirituelle

Répandue au début du XXe siècle notamment avec la création des “Ateliers d’Art sacré” de M. Denis et G. Desvalières en 1919, l’expression fut revendiquée tant pour “baptiser l’art moderne” selon la vision de Maurice Denis, que pour dépasser l’appellation d’art religieux trop limitative ou proche d’un style saint-sulpicien. Cependant, en ce début du xxe siècle, l’adjectif sacré apparaît plus précisément dans le vocabulaire des sciences religieuses (Durkheim) et devient progressivement un substantif que consacre le titre de l’ouvrage de R.Otto, Das Heilige, (1917), traduit en français en 1929, ouvrant à un sens plus large. Le dominicain Marie-Alain Couturier, dirigeant de 1937 à 1954 avec le père Pie Régamey, la revue L’Art sacré (titre créé en 1935), va contribuer à conduire la notion d’art sacré hors des frontières d’un monde religieux particulier pour signifier l’ouverture à une forme de transcendance ou encore une qualité spirituelle intrinsèque. Aussi, à un très haut niveau des équivalences lui semblent possibles entre l’art et le sacré ; il faut confier « aux grands hommes, les grandes choses » et préférer « un génie sans la foi à un croyant sans talent ». Cette perspective se prolonge avec le débat sur l’art abstrait, alors que dès le début du XXe siècle, les réflexions autour de l’abstraction ont témoigné de ses affinités avec le monde spirituel au sens large.

Dépasser les querelles

Chœur de la chapelle du Rosaire, Vence, réalisé par Matisse, 1950

Chœur de la chapelle du Rosaire, Vence, réalisé par Matisse, 1950

Cet appel aux grands maîtres indépendamment de leur foi sert de cadre à la « querelle de l’art sacré » (1951-1952) qui se focalise sur le Christ expressionniste de Germaine Richier pour l’église d’Assy. Ce crucifié défiguré et souffrant interroge par sa fragilité les canons de la représentation du divin. Il fut jugé par certains trop oublieux de l’espérance de la résurrection ou de la victoire sur la mort alors que l’artiste avait médité, loin de tout blasphème, sur le thème de l’homme de douleurs (Isaïe 53,3) qui n’a plus ni forme ni beauté. La polémique se poursuit autour du chemin de croix haché et torturé de Matisse dans la lumineuse chapelle de Vence (1951) devenue par la suite une sorte d’emblème de l’art sacré moderne. Pour mettre fin à ces querelles, et contre les tentatives de définitions d’un style chrétien spécifique, le concile de Vatican II (1963) rappelle que l’Église ne privilégie aucun style et que l’art de toute époque peut joindre sa voix à la glorification de Dieu. Dans le « Bilan d’une querelle », L’Art sacré cite en 1952 ces propos de Matisse : « Un artiste sans religion, lui demande-t-on, peut-il faire une œuvre d’art sacré ? ». Il répond : « Il n’y a qu’à voir son œuvre ! Invite-t-elle au recueillement, à la paix ? Est-elle élévation spirituelle ? Si oui, appelez-la Art sacré. ». Alors que la commande publique se joint aux commandes diocésaines dans les édifices protégés au titre des Monuments historiques pour accueillir dans les édifices anciens des œuvres contemporaines, la question d’un art sacré ne se limite pas au contexte d’église. L’art n’est pas une pure représentation, il peut être d’une certaine manière le lieu d’une manifestation du sacré, d’une expérience du sens qui se donne à connaître par le sensible et non par l’ordre rationnel.

Dissolution, Samuel Yal, porcelaine et nylon ©Galerie Ariane Cy

Dissolution, Samuel Yal, porcelaine et nylon ©Galerie Ariane Cy

Par Isabelle Saint-Martin

Isabelle Saint-Martin est directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études (section des sciences religieuses) et membre de l’équipe HISTARA (EA 7347 http://equipe-histara-ephe.fr/isabelle-saint-martin). Ses recherches actuelles portent principalement sur les relations entre le christianisme et les arts visuels à l’époque contemporaine. Elle s’est également impliquée depuis le rapport Debray dans les formations sur l’enseignement des faits religieux et sur la place des religions dans le cadre de la laïcité française.

Bibliographie

Pour une approche plus développée des débats autour de l’expression « art sacré » voir – I. Saint-Martin, Art chrétien/art sacré. Regards du catholicisme sur l’art (France, XIXe-XXe siècle), préface de F. Boespflug, Rennes, PUR, 2014.

Sur l’historique de la revue L’Art sacré :

  • F. Caussé, La revue « L’Art Sacré ». Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), Paris, Cerf, 2010.
  • S. de Lavergne, Art sacré et modernité : les grandes années de la revue « L’Art Sacré », Paris, Cerf, 1992.
  • I. Saint-Martin, « ‘Aux grands hommes, les grandes choses’, L’Art sacré de Couturier et Régamey à Cocagnac et Capellades », dans Nicole Bériou, André Vauchez et Michel Zink (dir.), Les Dominicains en France (XIIIe-XXe siècle), Académie des Inscriptions et Belles-Lettres/éditions du Cerf, 2017, p. 79-107.

Pour les exemples évoqués :

  • C. Lorentz (éd), Maritain et les artistes : Rouault, Cocteau, Chagall …, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque universitaire de Strasbourg, Strasbourg, 2016.
  • P.-L. Rinuy, « Le Christ figuré/défiguré dans la sculpture des années 50 », dans Alain Boillat, Jean Kaempfer, Philippe Kaenel (dir.), Jésus en représentations. De la Belle Epoque à la postmodernité, Gollion, Infolio Editions, 2011, p. 277-290.
  • F. Drugeon et I. Saint-Martin (dir.), L’Art actuel dans l’Eglise, Paris, Ereme, 2012.

 

Extrait du dossier L’Église et l’art contemporain, un dialogue fécond