Prière d’une religieuse apostolique
Par Sœur Marie-Andrée Servel
Pour les religieuses apostoliques – comme pour tous chrétiens immergés dans le monde avec ses rythmes et ses turbulences – les pauses régulières qui permettent de se plonger dans la Prière des Heures peuvent paraître une gageure ou un défi ! Prier avec des psaumes vieux de près de 3.000 ans, se livrer à des intercessions remontant au pape Gélase ou venant de la liturgie byzantine, chanter des hymnes défiant les siècles ou écrites par des cisterciens… Est-ce une prière « du temps présent » ? Pourtant, oui ! Cette prière de l’Église qu’est la liturgie des Heures résiste à la patine du temps et dépasse les frontières. Elle connaît, chaque jour, une jeunesse renouvelée parce que habillée par les soucis, les préoccupations, les intérêts et les projets de l’humanité… par toute l’épaisseur de notre vie.
Joindre sa voix à la prière du Christ
Tout d’abord, le fait d’être invité – chaque jour – à entrer dans une prière qui est celle du Christ et celle de l’Église est gratifiant et fait jaillir des gerbes de vie et de joie. « Venez, crions de joie. » Dès l’aurore, j’entends cette voix pressante « quitte le lieu où tu es… quitte tes intérêts, quitte tes préoccupations propres… » Alors je me sens effectuer tout un déplacement intérieur afin « d’accorder mon coeur à ce que je dis », selon la règle Bénédictine ou en écho à saint Jean Chrysostome qui avertissait : « Ne vous contentez pas de remuer les lèvres, criez vers Dieu par la pensée… »
Entrer en prière, entrer dans la prière du Christ qu’on n’invente pas, mais qu’on accueille ! Le Christ est le seul orant, le seul priant vraiment écouté par Dieu, son Père. Ce seul Maître de la prière s’efface lui-même devant l’Esprit. Cette prière trinitaire, marquée dès le commencement par le signe de croix et la doxologie trinitaire, me saisi dans ma vocation baptismale. Membre du corps du Christ, je me donne existence en entrant dans ce mouvement de prière. Moyen ou expression de mon être profond : enfant de Dieu, soeur de Jésus-Christ et membre de son Corps, je réponds ainsi à l’invitation de Saint-Augustin « Imitons ce que nous serons ».
… avec tout son être
« Entrer dans la prière du Christ, en Église avec tout son être et rien que son être. » Formule lapidaire qui trouve un écho très fort dans ce que j’essaie d’expérimenter. Être là, dans le corps que je suis ; être là ensemble, faire corps… en communauté de 5 ou plus… je me sens prise dans le circuit du travail de la louange «Hommes droits, à vous la louange ! » (Psaume 32, mardi matin I). Attitude, posture qui requiert discipline, lutte contre la nonchalance ou la facilité.
Cette station « debout » libère l’être pour le geste et pour la parole « Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche publiera ta louange ». La créature que je suis, chante son créateur et ainsi s’humanise toujours davantage pour ne s’achever qu’en Christ. Cette présence du corps, convoqué (lui aussi), est fort explicite dans les psaumes : « Sors… Quitte… Libère… », position verticale renforcée par des images de montagne, de lumière, d’oiseaux, de flèches, de cris…
L’homme émerge, est tiré vers le haut. En outre, l’alternance debout – assis impulse un mouvement à la prière.
… une relation en mouvement
Mon corps participe à cette mobilité, signe d’une relation en mouvement. Le rythme régulier de chaque stique dans un psaume épouse le rythme de la marche et me confirme dans ma démarche de pèlerin. Le parallélisme interne de chaque verset laisse percer un corps qui respire. Les courts refrains qui ponctuent certains psaumes (106, 66, 41, 42..) suggèrent l’image d’un corps qui assimile par petits paquets.
J’apprécie de donner chair aux mots du psalmiste qui parle de son corps, au milieu d’autres choses qui l’atteignent dans son corps et au milieu d’autres gens qui ont aussi un corps. Il parle depuis son corps ; un corps qui se défait… qui se refait et refleurit (psaumes 21 et 27), un corps qui fait l’expérience de la mort (psaume 32, 117).
J’aime également beaucoup participer (plutôt « de visu » que « de facto ») à une prière gestuée : avec sobriété et dépouillement, celle-ci peut exprimer en profondeur ce qui se vit au plan intime de chacun. Cette prière mobilise tout l’être et contribue à faire toujours découvrir davantage que la vocation du corps est de se faire prière.
Toutes ces postures, ces gestes, ne sont-ils pas une manière de signifier que nous ressusciterons avec le Christ ?
Des hymnes
Après cette architecture d’ensemble de la Liturgie des Heures et de l’Esprit qui l’habite, j’aimerais signaler quelques composantes qui me semblent plus savoureuses, actuellement. De par leur vêture poétique, les hymnes me semblent inépuisables. Précieux outil qui transforme celui qui l’utilise. Elles nous font vibrer, exulter, hurler… Sous l’effet d’une brûlure, d’une blessure, d’un tonnerre, d’un éclair, d’un tohu-bohu, ces séquences nous font passer du marasme à l’exaltation, du désespoir à la béatitude, de l’inquiétude à la paix en Dieu. Grâce à cette « tenue de baptisés », l’homme parachève son état d’« action de grâces » pour « devenir eucharistie » selon l’expression de Patrice de la Tour-du-Pin.
Des psaumes
Avec beaucoup de sympathie également je m’approprie les psaumes qui sont, pour moi, les témoins les plus surprenants de la liberté avec laquelle les hommes ont parlé à Dieu ; depuis la violence la moins déguisée jusqu’à la confiance la plus audacieuse. C’est tout un peuple (dans lequel je me reconnais) qui chante son action de grâces pour les interventions de Dieu dans son histoire ; un peuple qui reconnaît son péché pour obtenir le pardon ; ce sont des petits, des malades, des pauvres qui crient leurs malheurs et leur oppression ; ce sont des exilés qui expriment leur espérance de la libération qu’ils attendent de Dieu seul. Grâce à la vérité de ces cris, de ces questions, l’être caché au fond de mon cœur s’éveille, remue… Je nais ainsi à la vérité de mon désir et, dans ce sens, citons Cassien « (Ces paroles des psaumes) ne nous font point l’effet d’être confiées à notre mémoire, mais nous les enfantons du fond de notre cœur, comme des sentiments naturels et qui font partie de notre être. »
En outre, les prières de louange et d’intercession, par leurs richesses et leurs variétés, me conviennent également fort bien. Qu’elles soient ouvertes vers l’intériorité et le silence, ou orientées vers la vie en communauté, en Église, ou qu’elles saisissent en litanies les souffrances du monde, elles font naître une palette de sentiments et d’attitudes, pour le « priant Dieu ».
Apprivoisement à poursuivre
Par contre, les antiennes des psaumes et les répons après la lecture de la Parole de Dieu recèlent, à coup sûr, de multiples attraits et richesses que je n’ai pas encore su explorer suffisamment ; dire ces prières destinées à être chantées n’a pas sans doute la même résonance… Apprivoisement à poursuivre pour trouver la clé d’entrée qui me donnera l’accès au trésor !
La beauté de l’Office des Heures vient de la vérité de la conversion, de la marche et du déplacement consentis pour passer du cœur amer au cœur brûlant, des yeux fermés aux yeux ouverts, de la méconnaissance à la reconnaissance.
Puissions-nous ouvrir chaque Heure avec un cœur qui se souvient, qui poursuit sa recherche et qui aime !
« Si l’histoire de notre vie est l’histoire de notre prière, la vérité de notre vie apostolique sera aussi la vérité de notre prière, et en particulier de cette prière que l’Église nous a confiée comme une mission et comme une grâce » (Raymond Delville).
En tant que religieuse apostolique, en cette fin du 20e siècle, je suis confortée dans cette démarche de conversion et de louange qui, elle, reste toujours d’actualité !
Article extrait de la revue Célébrer n°284
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Sœur Marie-Andrée Servel – Prière d’une religieuse apostolique