Le symbolisme de la porte comme entrée dans le mystère du Christ

23 avril 2014 : Une grand-mère et ses petits enfants entrant à l'intérieur de la basilique de Vézelay. Vézelay (89), France.

23 avril 2014 : Une grand-mère et ses petits enfants entrant à l’intérieur de la basilique de Vézelay (89), France.

Par Michel Maupoix, Président de Rencontre avec le Patrimoine religieux

Les civilisations anciennes ont toujours reconnu une dimension symbolique à la porte, qu’elle introduise à la ville, au palais, ou au temple. Les Assyriens, les Babyloniens, les Perses ont orné de représentations animales et divines les entrées de leurs cités, celles des palais de leurs rois,  et les portes des temples. Les églises romanes et gothiques – et pas seulement les cathédrales ou abbatiales les plus prestigieuses- comportent des tympans, des trumeaux, des voussures richement sculptées de personnages et d’animaux symboliques en relation directe avec la fonction et la signification de la porte. Le Christ lui-même se désigne dans l’Evangile de Jean comme « la porte des brebis ». Une méditation sur la porte peut nous faire entrer plus profondément dans le mystère du Christ et dans l’œuvre du Salut.

Il y a quelques années encore, dans ma paroisse du Berry, le célébrant au terme de la procession des Rameaux, au moment d’entrer dans l’église, frappait la porte fermée avec la hampe de la croix de procession. Porte que l’on ouvrait alors à deux battants, tandis que les fidèles chantaient le psaume XX et le verset « qu’il entre le Roi de gloire ». Puis, la foule pénétrait dans l’église au chant du « Vexilla Regis » : « les étendards du Roi s’avancent, que resplendisse le mystère de la croix ». L’hymne de Venance Fortunat accompagnait le franchissement de la porte et aidait à entrer en  même temps dans la célébration de la Semaine Sainte. En effet, comment mieux marquer que c’est la croix du Christ qui ouvre pour nous la porte du salut : l’accès du Jardin d’Eden est ouvert à nouveau par la force salvifique du sacrifice que fait Jésus de sa vie, de tout son être, qu’Il remet entièrement au Père. La porte en avait été fermée par la désobéissance du premier Adam; le nouvel Adam brise les portes de la Mort, notre Credo affirme qu’il est descendu aux Enfers. Nombre de représentations en peinture, dans le vitrail, la sculpture des portails montrent le Christ foulant les portes des Enfers sous ses pieds et tirant par la main Adam et Eve de la gueule du Leviathan ouverte par sa Croix.

La porte, quelle qu’elle soit, mais c’est encore plus manifestement vrai pour celle d’une église, on la franchit dans les deux sens! Cela, même si spontanément nous privilégions le plus souvent son rôle d’introduction à l’espace sacré. Comme entrée, elle donne accès à l’église/Eglise, elle anticipe et annonce la rencontre avec le Christ, en particulier dans les sacrements, et tout spécialement l’Eucharistie, mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur, célébré par la communauté des croyants réunie autour de l’autel, autre symbole du Christ. A nouveau, nous la franchissons quand nous sortons de l’église. Nous comprenons facilement qu’elle signifie alors un envoi en mission, une ouverture béante sur le monde pour y diffuser un amour qui doit rayonner, celui du Ressuscité. Le Christ vivant qui nous a nourris est Celui qui nous fait quitter l’église le cœur brûlant comme les disciples d’Emmaüs. Nous étions attablés comme eux, et comme eux nous quittons l’auberge-église pour aller faire éclater la Bonne nouvelle dans nos vies, il faut l’espérer, tout autant que dans nos paroles. La porte ne marque donc pas seulement un point d’arrivée, elle est tout autant un point de départ. Ceux qui sont allés en pèlerinage à Compostelle, à Rome ou à Lourdes le savent bien. L’exultation de l’arrivée qui dilate le cœur, dès que l’on aperçoit les tours de la cathédrale compostellane depuis ce mont bien nommé de la Joie, ou les flèches de Notre Dame de Chartres sur la plate plaine de Beauce, trouve son pendant dans le déchirement du départ,  si bien perçu par Péguy. Comme les apôtres, il nous faut redescendre de la montagne de la Transfiguration.

Plus profondément encore, ce symbolisme de la porte, comme pour la personne du Christ lui-même, est lié à la mort et à la résurrection. Par notre mort, nous franchissons une première fois la porte de la Mort.Une seconde fois, nous la franchirons, quand les trompettes des anges sonneront l’heure de la Résurrection générale et le Jugement individuel.

Cette méditation sur la porte qui a été celle des prophètes de l’Ancienne Alliance, celle des apôtres et des premiers chrétiens, puis des Pères de l’Eglise, et notamment St Grégoire le Grand dans son commentaire d’Ezéchiel, nous permet de saisir en profondeur la relation qui existe entre la porte de nos églises -sublimes cathédrales gothiques ou humbles paroissiales de villages- d’une part,  et d’autre part, le Jugement et sa représentation sculptée au tympan ou dans les voussures. Non seulement nous percevons une adéquation, mais plus encore une correspondance inouïe entre le lieu géographique de la porte et le symbolisme dont il est porteur. Arrêtons-nous un instant sur les implications de ce symbolisme. La  correspondance que nous venons de dégager brièvement manifeste visuellement et physiquement l’entrée dans le Salut. Le baptisé, le croyant, tout homme qui franchit la porte de l’église/Eglise pénètre dans l’univers du salut, est convié par le Christ à la table de la Parole et à celle du festin des noces de l’Agneau. Il est un invité de son Seigneur.

Le Christ-porte des brebis, grâce à sa Mère, « porte du ciel », nous introduit dans la Jérusalem céleste. Le livre de l’Apocalypse apporte des précisions significatives dans la description de la Jérusalem céleste. L’apôtre Jean nous dit qu’il n’y a pas de temple. Pourtant, la cité Sainte a bien des portes qu’il décrit minutieusement. Ces portes sont au nombre de douze. Mais elles ne donnent pas accès à un temple. Comment pouvons-nous essayer de le comprendre?

Dans la cité Sainte, l’environnement tout entier est devenu espace liturgique, celui où les Vivants, les anges et les élus célèbrent sans fin la liturgie des noces de l’Agneau.

Quand nous franchissons la porte d’une église, même si nous n’en avons pas une claire conscience, nous pénétrons déjà dans l’espace spirituel de cette liturgie. Celle qu’évoquent les anges des portails qui encensent, logés dans les voussures ou sur les tympans. Celle que célèbrent les Vieillards tenant  leurs instruments. Celle enfin que chante les heures de la lumière traversant les vitraux…

L’église-édifice est sacré, non pas comme l’entendaient les païens de leurs temples, ni même les Juifs du Temple de Jérusalem. L’Epître aux Hébreux montre que le sacrifice du Christ a rendu caducs tous les sacrifices dans la cour du temple, parce qu’Il est lui-même  le grand prêtre qui sacrifie, la victime offerte et le temple. Comme Fils bien-aimé du Père, Jésus est celui qui nous ouvre l’accès- sans Lui à jamais fermé- à la sainteté de Dieu, de ce Père qui l’a envoyé pour nous réintroduire dans son amitié et son intimité aimante. Ainsi, la sacralité de l’espace-église – consacré ou non- change en quelque sorte de nature. L’espace est sacré, pour autant qu’il entretienne un lien direct et personnel avec le Christ, Messie de Dieu,  pierre-angulaire et porte. L’épisode du Buisson ardent nous met sur la voie de la compréhension de cette sacralité : « est une terre sainte » (Ex.3, 5) tout lieu de la manifestation divine. Ainsi, la sacralité de l’espace-église découle-t-elle de la célébration eucharistique et de la communauté-corps du Christ qui s’y réunit autour du pain et du vin, dans la communion à la Présence réelle.

Le songe de Jacob présente également le lien entre l’édifice et la voie ouverte vers le salut, par l’image de l’échelle le long de laquelle montent et descendent les anges, sa nature spirituelle trouve  son expression à travers  le songe qui comporte une révélation, et l’expérience bouleversante de Jacob, qui est aussi pleinement la nôtre : « que  redoutable est ce lieu! Ce n’est rien de moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel » (Gn 28,17). Ces textes repris dans la liturgie de la Dédicace fondent aussi nombre de représentations peintes ou sculptées.

Revenons maintenant à l’Apocalypse. La cité céleste n’a pas de temple, « car son temple, c’est le Seigneur, le Dieu Tout Puissant ainsi que l’Agneau » (Ap. 21,22). La Jérusalem nouvelle « n’a plus ni soleil ni lune  pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine et son flambeau, c’est l’Agneau » (Ap. 22,23). Ses douze portes sont les apôtres du Christ, qui donnent accès au vrai temple, le Seigneur lui-même.

Dans l’éblouissement de la manifestation divine au Buisson ardent, Moïse n’avait rien vu. Il avait seulement ressenti comme une brise légère, le passage de Dieu. Le Christ opère plus qu’un passage parmi nous. Par sa chair, grâce à son Incarnation, Il s’est rendu visible. Après sa Résurrection, Il vient à la rencontre des pélerins d’Emmaüs, des disciples sur la plage, Il mange avec eux. Nous le verrons nous aussi. Des yeux rendus transparents de nos corps glorieux. Et Il ne disparaîtra pas au moment où nous Le reconnaîtrons, puisqu’à jamais nous serons avec Lui.En attendant ce jour- la clarté de Son Jour- c’est à la fraction du pain que nous sommes conviés à Le reconnaître, à L’accueillir et Le recevoir dans l’édifice-église où l’eucharistie est célébrée.

Dans un article resté célèbre, consacré au portail royal d’Etampes, Eugène Lefèvre, rappelant une polémique qui avait opposé St Bernard à Abélard, évoquait deux images du Christ aux grands portails des abbatiales et des cathédrales médiévales : le Christ Juge, représenté assis, et le Christ qui est notre secours et qui se tient debout pour venir à notre rencontre. Et de citer la belle formule de St Bernard « aut sedet judicans, aut stat adjuvans ». Cette opposition, les sculpteurs gothiques l’ont dépassée avec quelle intelligence spirituelle:  à Bourges, notamment, au portail sud comme au célébre portail occidental un siècle plus tard, le Christ siège en Juge au tympan, mais au trumeau, Il est debout et Il lève sa dextre en un geste de bénédiction et d’accueil fraternel. Quand nous franchissons la porte, nous le côtoyons comme Il a côtoyé les femmes et les hommes de Palestine. Nous savons alors qu’Il n’est pas venu pour condamner le monde mais pour le sauver, et que jusqu’à la fin des temps, Il marche aux côtés de l’humanité, compagnon de la route des hommes, leur guide et Bon Pasteur.

Pour ouvrir – et non clore – ces réflexions sur un aspect concret, je voudrais nous inviter à trouver les moyens actuels de redonner un sens plein à la porte de nos églises. Combien de tambours de portes d’églises, voire d’insignes cathédrales, sont devenus les placards de chaises éventrées, le reposoir de mobiliers perclus ou démembrés, le support d’informations que l’on pourrait sans difficulté placer ailleurs et mieux. Rendre leur dignité, dans l’éclat de leur symbole,  aux portes de nos églises nous permettrait sans doute de nous rappeler la Vraie Porte dont elles sont la fragile et noble image, et presque des icônes. Cette démarche nous aiderait à redécouvrir ces portes comme lieux de célébration. Nous pourrions retrouver une approche renouvelée voire rafraîchie  pour la célébration du  baptême, qui marque l’entrée dans l’Eglise et l’agrégation au corps du Christ, et, surtout, pour la liturgie des Rameaux. Les buis, que le prêtre bénit, acclament l’entrée triomphale du Roi dans la ville de David et notre entrée, à ses côtés, dans la Grande Semaine. Celle qui conduit notre Sauveur de la porte d’une entrée royale à la porte d’un tombeau devant lequel une pierre a été roulée. Cette pierre a été brisée définitivement par le Ressuscité pour laisser la vie de Dieu se répandre sur toute sa création et en faire une création nouvelle. Afin que tous les hommes rachetés par le sang de l’Agneau soient invités « à entrer, par les portes, dans la cité » (Ap.22, 14).

Article extrait de la revue Célébrer n°370, L’espace liturgique

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