La Maison-Dieu n°312 : Le chant lié au rite liturgique

Après notre dossier précédent, consacré à « la formation en musique liturgique », cette livraison de La Maison-Dieu prolonge la réflexion dans le domaine de la musique pour appréhender la question du lien nécessaire entre le chant liturgique et le rite dans lequel il prend place. Peu prise en compte dans la pratique, même si la nécessité en est souvent rappelée par les liturgistes, cette question est très prégnante aujourd’hui, car il s’agit d’une orientation majeure de la Constitution sur la sainte liturgie du concile Vatican II (SC 112), largement préparée par les textes du magistère qui l’ont précédée depuis le début du xxe siècle. Pour aborder cette  question, nous avons fait appel à des collaborateurs réguliers de La Maison-Dieu, mais aussi à d’anciens étudiants du Certificat de musique liturgique au sein de l’Institut supérieur de liturgie (ISL au sein du Theologicum de l’Institut catholique de Paris) dont nous avons largement parlé dans le dossier précédent. Occasion de saluer la qualité du travail qui y est effectué.

Le Varia proposé dans ce numéro nous offre un texte riche et dense d’Olivier Praud qui nous aide à entrer dans la théologie de Jean-Yves Hameline et à tirer le meilleur parti de ses travaux pour mieux saisir le rapport de la liturgie au culte et, par-là, à la vie de foi que celle-ci façonne et travaille. Il nous fait ainsi profiter des fruits de la thèse de doctorat qu’il a brillamment soutenue, en février 2022, à l’Institut catholique de Paris, sur la notion de « site cérémoniel » forgée par Hameline.

Dans notre rubrique « Nouvelle traduction du Missel romain », Pierre Kokot nous livre le résultat de sa recherche sur l’Agneau de Dieu et le changement de traduction d’une expression qui passe du singulier au pluriel : « qui enlèves le péché du monde » devenant « qui enlèves les péchés du monde ». Son étude, à la fois historique et théologique, montre qu’en matière de paroles liturgiques, aucun choix n’est vraiment innocent.

Enfin, une recension d’ouvrage et quelques présentations de livres terminent cette livraison dont l’équipe de rédaction vous souhaite bonne lecture !

Feuilleter l'article "Le chant dans l'adoration eucharistique"

Sommaire

Alzheimer cantoral ? Le chant comme vertu pour une structuration mémoriale des assemblées, Michel Steinmetz

Partant du constat que le chant contribue à faciliter les opérations de mémoire, l’auteur se propose d’interroger ce dernier comme possible vertu en vue d’une structuration mémoriale des assemblées. Convoquant d’abord la méthode d’Alfred Tomatis selon laquelle, anthropologiquement, l’homme adviendrait comme homme précisément parce qu’« écoutant »,  il y voit un écho en la personne même du Christ, plénitude de la parole et de l’écoute. Dès lors, un chemin s’ouvre pour une mémoire envisagée comme mémorial. Le chant chrétien, par les harmoniques qu’il met en œuvre – celles d’une pédagogie par la répétition ou d’une ouverture éthique – se heurte aux problèmes d’une mémoire pastorale, comme à autant de pathologies relevant d’une conception de la mémoire davantage envisagée à l’égale d’un fait plutôt qu’un processus, sans plus se fonder sur l’oralité privilégiée à l’époque médiévale. De fait, nos assemblées contemporaines ne peuvent plus guère s’identifier à un corps chantant, quand bien même on continue de réfléchir en ces termes. Il convient alors d’envisager de possibles traitements : faire coïncider, par la mémoire, chant et rite, chant et temps liturgique ; travailler courageusement à la stabilité d’un répertoire ; construire un répertoire raisonné. Il en va d’un enjeu réel pour les communautés célébrantes : celui de la mémoire vivante (et chantante) de la foi.

Un chant en connexion étroite avec l’action liturgique, Philippe Robert

On peut lire dans le numéro 112 de la Constitution sur la sainte liturgie, Sacrosanctum concilium que la musique sacrée « sera d’autant plus sainte qu’elle sera en connexion étroite avec l’action liturgique ». Cet article montre comment cette définition a germé dans le Motu proprio de Pie X (1903) et s’est développée tout au long de la première moitié du xxesiècle dans les documents pontificaux jusqu’à trouver sa formulation au concile Vatican II. Il présente aussi le rôle important joué par Joseph Gelineau et l’association Universa Laus dans cette recherche sur le sens de la musique sacrée dans l’action liturgique. Dans un deuxième temps, l’auteur montre que la cantillation est à la base d’un chant en connexion étroite avec l’action rituelle, soit qu’il soit lui-même un élément de cette action, soit qu’il l’accompagne. La nouvelle traduction du Missel romain de 2021est présentée comme un bon exemple de cet usage de la cantillation tout au long de la messe. Cet article met d’ailleurs en évidence plusieurs ensembles de la célébration eucharistique qui ont pour toile de fond ce geste vocal. Enfin, cette étude parcourt les différentes formes de chants rituels présents dans la messe pour mettre en évidence la manière dont ils peuvent répondre aux attentes de Sacrosanctum concilium, en ce qui concerne la musique sacrée, et devenir ainsi « la musique rituelle des chrétiens ».

Le psaume responsorial : outil de construction du sujet, Dominique Baradel

Dans cet article, l’auteur nous partage sa recherche sur le psaume responsorial qui, au-delà d’une œuvre littéraire majeure, devient dans la célébration liturgique, un véritable outil de construction du sujet. Dans une étude analogique de la relation qui unit d’une part, le psaume à ceux qui le chantent et l’écoutent et d’autre part, l’œuvre de Pierre de Soulages à ceux qui la découvrent, l’auteur montre qu’il s’agit, dans les deux cas, de viser la transformation du sujet dans le triple rapport à soi, à Dieu (ou à l’esprit en dehors de toute référence chrétienne) et aux autres. Partant du réel et du concret de nos existences humaines, le langage poétique des psaumes passe par notre corps et ouvre l’imaginaire pour nous faire entrer dans la rencontre. Ils nous offrent ainsi une posture possible d’accueil de la parole de Dieu et de réponse à cette parole : ils sont la réponse qui permet « la » vraie réponse à la hauteur de l’appel de Dieu.

Le chant dans l’adoration eucharistique : ornement dévotionnel ou contemplation du mystère pascal ?, Maud Hertz

L’auteure s’intéresse particulièrement aux chants déployés durant les temps d’adoration eucharistique. Rappelant la finalité et la portée théologale de l’adoration eucharistique, selon le Rituel, elle met à jour un certain nombre de critères théologiques pour guider le choix d’un répertoire ajusté : la place de la parole de Dieu et de sa réponse, les dimensions d’action de grâce et de louange dans le prolongement même de la célébration de la messe, le rapport au temps liturgique, le lien étroit au mystère pascal du Christ dont l’eucharistie constitue le mémorial et la dimension trinitaire. Elle développe ensuite la caractéristique ecclésiale de la pratique de l’adoration qui ne s’oppose pas à la prière et à la dévotion privées mais qui engage l’ensemble du peuple de Dieu comme corps du Christ. L’étude souligne combien, en de nombreux endroits, on devrait être plus attentif au choix des chants déployés durant l’adoration eucharistique, un enjeu déterminant au regard de la Tradition de l’Église.

Le choix du tropaire comme chant d’entrée, Christine Marois

L’auteure développe, avec quelques exemples choisis, le grand intérêt liturgique du chant sous sa forme « tropaire », particulièrement comme chant d’entrée de la célébration eucharistique. En effet, par sa structure (stance – refrain – versets psalmiques) le tropaire a la capacité d’ouvrir la célébration en impliquant, dès le début, toute l’assemblée par un dialogue entre les différents partenaires. Il favorise ainsi l’union des fidèles et accompagne la procession tout en ouvrant au mystère célébré avec la couleur propre au temps liturgique.

Cet article fournit plusieurs références françaises bien utiles (en particulier, celles disponibles sur Internet).  Elles sont à la fois théoriques (sur la forme, au regard des explications données par Joseph Gelineau et Didier Rimaud) et pratiques (comme les exemples spécifiques de « tropaires »). Tout cela constitue une invitation de l’auteur à mobiliser davantage les tropaires comme chants d’entrée et encourager des mises en œuvre variées.

Le chant dans les célébrations de mariage, Dorothée Perreau

L’auteure présente une synthèse de l’étude qu’elle a effectuée sur soixante-douze livrets composés spécifiquement pour des célébrations de mariage dans des paroisses de la Région parisienne. Elle montre combien les chants choisis participent peu au développement du mystère célébré dans le sacrement de mariage, notamment lorsque le mariage est célébré au cours d’une messe où le répertoire utilisé est surtout marqué par la dimension festive et de louange. Le Rituel donne une place importante au chant : il est une composante essentielle de la célébration pour manifester le mystère d’Alliance que déploie la liturgie.

Les manuels catholiques de chants communs pour les diocèses de langue allemande : « C’est un grand cadeau », Ansgar Franz

L’auteur présente l’histoire, la structure et les enjeux du Gotteslob, Manuel catholique de chants pour l’Église d’Allemagne. Les diocèses catholiques germaniques sont marqués par une diversité régionale des chants liturgiques, mais aussi par la réalisation des manuels de chants à l’initiative de Martin Luther. Dès le xixe siècle, on entreprit des efforts en vue de se donner un minimum de chants communs, et c’est en 1963 que le projet des évêques commença réellement à prendre forme, avec l’impulsion décisive de faciliter la participation active qui avait été encouragée par Vatican II.

Le premier Gotteslob (pour les diocèses de langue allemande d’Allemagne, Autriche, Italie Belgique et Luxembourg) paru en 1975, a été révisé en 2013 (pour les diocèses d’Allemagne, Autriche et Italie) pour tenir compte de la pratique des diocèses avec des chants populaires issus de la tradition ancienne et surtout de facture plus contemporaine. Il propose 290 chants qui constituent un socle commun apprécié, tant par son aspect pratique que sa faculté à favoriser une identité commune.

De la liturgie au culte : la cérémonialité. Liturgie, culte et acte de foi dans la théologie de Jean-Yves Hameline, Olivier Praud

En fin connaisseur de la théologie de Jean-Yves Hameline, l’auteur montre combien la liturgie est une « forme de vie », traçant un itinéraire qui oriente la pratique de la foi. Il le fait en suivant la notion de site cérémoniel, chère à J.-Y. Hameline, qui permet non seulement « d’analyser le fonctionnement de la liturgie mais plus encore la manière dont la foi anime l’agir et y trouve une expression singulière ». Portant sa recherche sur la tension entre le contenu et la forme du culte chrétien, avec sa composante d’affectivité assumée et convertie, Hameline comprend la cérémonialité comme principe d’intelligence du culte qui allie « la révélation de Dieu en son mystère et l’accueil humain de ce don ». Sur cet axe de la cérémonialité, la dévotion apparaît comme une caractéristique majeure qui permet de connecter la forme à la vie qui en est la source. L’acte musical en donne un exemple particulièrement significatif. Ainsi « une compréhension vive de la cérémonialité offre de discerner l’acte de foi dans la vérité de sa production, en évitant la moralisation de la liturgie, le didactisme et l’instrumentalisation catéchétique, voire le contrôle rituel par un jeu explicatif. » Cette intelligence apparaît dialogique, chez Hameline, qui n’hésite pas à mettre en tension des termes opposés, et par là la tension entre le mystère célébré et les rites qui lui donnent corps. Cela lui permet de décrire les actions liturgiques en maintenant la connexion décisive entre ce qui est observé et ce que cela produit, « ouvrant ainsi une voie nouvelle d’intégration de l’acte de foi dans une théologie de la liturgie ». Dans une dernière partie de cet article, l’auteur développe la manière avec laquelle la notion de cérémonialité constitue, non seulement un principe d’intelligence du culte chrétien, mais une mise en présence du mystère que la liturgie déploie pour structurer le sujet croyant dans la foi de l’Église. La conclusion de l’auteur constitue une véritable synthèse de cet article reprenant une part essentielle de sa thèse doctorale soutenue le 2 février 2022 à l’Institut catholique de Paris.

Agneau de Dieu, qui enlèves « les » péchés du monde : histoire et réception d’une traduction, Pierre Kokot

Bien que le texte biblique sur lequel s’appuie notre Agnus Dei désigne « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », la tradition liturgique latine a choisi le pluriel « peccata » (les péchés). Le Missel romain de 1970 en langue française a, lui, choisi de dire « le péché du monde ». L’étude des archives de l’élaboration de ce Missel montre que ce choix fut pastoral, essentiellement pour en faciliter le chant. La décision de Liturgiam authenticam de traduire au plus près du texte latin a conduit, dans la nouvelle traduction du Missel (2022), à la formulation « les péchés du monde ». Ce changement qui renvoie à des débats théologiques, est « symptomatique de l’ambivalence des textes liturgiques dont l’expression ne parvient jamais à en épuiser totalement le sens ».