La musique dans l’espace liturgique
Par Louis Groslambert, Prêtre du diocèse de Belfort-Monbéliard
« Toute la terre… chante pour toi ».
Cette phrase du psaume 65 donne le ton. Elle affirme que toute réalité créée est, par sa simple existence, une louange à Dieu créateur ; elle dit que la louange de Dieu vient d’un lieu où tout consonne harmonieusement :
« Comme le soleil, dans son éclat, regarde chaque chose, ainsi la gloire du Seigneur rayonne dans toute son œuvre… Toutes les choses vont deux par deux, face à face ; il [Dieu] n’a rien fait de défectueux ; une chose confirme l’existence de l’autre » (Ben Sirac 42, 16…24-25).
Puisque la liturgie est aussi une manifestation de Dieu, une théophanie, il convient que chacun des éléments qui la composent « confirme l’existence des autres», comme Ben Sirac le dit des éléments de la création. Il s’agit donc de chercher ce qui convient pour que l’espace, le temps, les rites, le sonore … se valorisent mutuellement.
Le Concile (Sacrosanctum Concilium n° 112) demande que la musique liturgique soit en connexion avec l’action liturgique, afin de la valoriser (par exemple, pendant la communion, il convient que le chant dise le mystère eucharistique). Dans la même logique, réfléchissons à la relation entre le sonore et l’espace. Puisque l’action liturgique se déroule dans un lieu, la musique tient compte du lieu : elle entre en connivence avec l’édifice, elle reçoit de lui un complément et l’aide à participer à la louange.
Organiser l’espace pour qu’il « chante », c’est localiser les objets, leur donner les proportions souhaitables, harmoniser les couleurs, etc. Réfléchissons aux productions musicales liturgiques selon ces points là. Est-il souhaitable que le chant soit localisé, proportionné à la dimension du lieu, harmonisé avec l’espace ?
Chaque église a son acoustique
Une église est un lieu de parole puisqu’il s’agit d’annoncer la Parole. Une église est un lieu où le sonore a une grande importance puisque saint Paul écrit que la foi naît « ex auditu », c’est à dire de ce qu’on entend (Romains 10,17). Si l’on négligeait l’aspect sonore, on empêcherait l’église d’être au service de la foi.
A l’évidence, les constructeurs des églises anciennes étaient soucieux d’acoustique ; ils utilisaient la voûte, la pierre et le badigeon. Les constructeurs des églises récentes utilisent souvent le béton et appliquent parfois non pas le badigeon mais la peinture : dans ces édifices, la réverbération est souvent trop grande. Bien des chapelles ont leurs plafonds faits de plaques absorbantes : la réverbération y est inexistante, et, en conséquence, l’assemblée n’entend pas son chant et les chanteurs doivent être sonorisés. Certaines églises ont une acoustique idéale qui rend superflu un appareillage de sonorisation.
Les musiciens jouent avec l’acoustique. En effet, la résonance commande le tempo des musiques, la durée des silences, le débit des lecteurs, etc. Selon ses caractéristiques, le bâtiment travaille le son, l’amplifie ou l’étouffe. Ainsi les organistes adaptent le tempo et la registration aux impératifs du bâtiment : dans un grand vaisseau gothique, les doubles-croches doivent être plus lentes que dans sous une voûte plus modeste.
Dans le mot architecture, il y a le mot « archè »qui signifie commencement. Qui dit « commencement » dit « commandement ». L’architecture commande des conduites musicales, autant que des attitudes spirituelles. (Par exemple, au XVIème siècle, les tribunes symétriques de St Marc à Venise ont commandé les compositions « en stéréo » d’Andrea et Giovanni Gabrieli.)
Les musiciens s’appliquent avant tout à écouter. Ils écoutent comment la pierre chante avec eux, comment le volume de l’édifice transforme leur musique, comment l’écho escamote un silence malvenu ou exige l’allongement d’une respiration…
Souvent, pour des raisons de chauffage (!), les chorales ne s’exercent pas dans l’église mais dans une salle dont l’acoustique (souvent sèche) est très différente de celle de l’église. A chaque célébration, ils doivent faire un effort d’adaptation, puisqu’ils ne s’entendent plus comme lors de la répétition. L’adaptation consiste à renoncer à entendre le chœur comme dans la salle pour être disponible aux impératifs de l’édifice.
Une question de proportion
La musique est une affaire de justesse, non seulement dans la réalisation des notes, mais aussi dans la proportion entre l’effectif musical et le volume de l’édifice. Dans une grande église, un modeste cantique accompagné par une frêle guitare apparaîtrait fluet, ténu, étrange. Dans une église romane intime qui rassemble cinquante personnes au maximum, il ne serait pas juste de diffuser – comme fond sonore en période touristique – l’enregistrement d’une musique pour grand chœur et deux orgues. A l’inverse une musique monodique (un seul instrument ou des voix à l’unisson) s’entend aussi bien dans une grande église que dans une petite.
Dans toutes les paroisses, on réfléchit à la question de la proportion. Quand l’assemblée est peu nombreuse, peut-on occuper l’espace comme lorsqu’elle est nombreuse ? La question est la même pour les chants : si, dans la même église, il y a deux célébrations le même jour et que l’une rassemble trente personnes et l’autre six cents, peut-on prévoir les mêmes chants ? Cette question se pose chaque fois qu’au retour d’une assemblée nombreuse où un chant a été prégnant, on aimerait le reproduire chez soi avec des moyens bien inférieurs. Le chant qui avait beaucoup d’allure lors d’une grande fête diocésaine ne produira pas le même effet dans un tout petit groupe. De même, un chant « intime » ne produit pas dans une grande église l’effet qu’il produit dans une petite.
Une question de convenance
Cette question de proportion ne suffit pas ; il faut y ajouter celle de la convenance. Est-ce que toute musique répondant à la fois au critère de connexion avec les rites et au critère de proportion convient dans n’importe quelle église ? Un répertoire de chants mis en œuvre avec orchestre (piano, guitare, percussions…) peut être bienvenu dans une chapelle en simple quadrilatère préfabriqué, mais ne semble pas transportable dans une église romane ou gothique dont l’architecture fait référence à un autre genre de musique. On sait que certains ont joué des musiques rocks dans des églises gothiques ; mais le rapprochement n’est pas évident.
Des architectes en lien avec les commissions d’art sacré parviennent souvent à placer dans un environnement historique des autels, des ambons et des sièges de style contemporain. Il doit être possible de marier aussi une architecture ancienne et des musiques modernes. Mais cela ne peut pas s’improviser ; il y a nécessité de chercher si « chaque chose confirme l’existence de l’autre », comme dit Ben Sirac.
Une question de localisation
Avant l’installation des appareils de sonorisation, tout son était localisé : l’oreille percevait que la prédication venait du devant ou de la chaire, que la sonnette tintait dans le sanctuaire, que ceux qui chantaient « Agneau de Dieu » se tenaient, près de l’autel, les yeux fixés sur la fraction du pain… Actuellement, l’oreille localise les musiques de l’orgue et parfois de la chorale ; mais toutes les paroles du prêtre et des lecteurs, ainsi que la voix du chantre, parviennent à l’oreille par des haut-parleurs, à côté, devant et derrière.
Ce manque de localisation est gênant pour certains aspects de la liturgie. Bien sûr, l’assemblée doit comprendre les paroles et pour cela la diffusion par haut-parleurs est utile ; mais il est des paroles très connues qui, si elles étaient localisées, auraient beaucoup plus d’impact. Si l’oreille entendait que la voix qui chante « Kyrie » vient de la personne qui est face à la croix, elle serait aidée à implorer le pardon de celui qui est crucifié ; si elle entendait que la voix qui chante « Agneau de Dieu » vient de la personne qui contemple la fraction du pain, elle serait aidée à comprendre que l’agneau est partagé pour le repas pascal. Un bon usage de l’édifice permet un meilleur lien entre le chant et l’action.
Au nom de la localisation, on pourrait réfléchir à la procession, le jour des rameaux, le 2 février, etc. Il est fréquent que la procession soit accompagnée d’un chant. Si le chant n’est pas sonorisé, on entend que la source du son se déplace, passant du narthex à une allée latérale et au déambulatoire ; on entend que le peuple marche grâce à sa foi et que la marche des hommes se fait en dialogue constant avec Dieu.
Une question d’emplacement
L’acteur de la célébration, c’est l’assemblée. Elle s’investit dans le chant si elle est groupée ; et si elle est stimulée par ceux qui exercent le « ministère » de la musique. Ceux-ci n’ont qu’un objectif : faire que leur chant invite l’assemblée à chanter pour qu’elle se découvre, par grâce comme lieu de la louange.
Les anciens avaient placé les orgues à l’endroit le plus propice à la diffusion du son ; pour le même motif acoustique, la chorale se plaçait à proximité de l’instrument : les voix se propageaient dans l’édifice et la concertation avec l’organiste était facile. Actuellement, pour manifester que les chorales font partie de l’assemblée, la plupart des chorales ont quitté l’endroit qui les positionnait comme acteurs de concert et elles se sont placées dans le transept ou dans les premiers rangs de la nef. Parfois, pour rapprocher l’organiste de l’assemblée et de l’action liturgique, on a descendu l’orgue de la tribune. Le motif de ces changements est de nature théologique ; la vocation des musiciens au service de l’action de l’assemblée l’emporte sur les seules considérations acoustiques. La présentation générale du missel romain (n° 312) le dit bien :
« Selon la disposition de chaque église, on placera la chorale de telle sorte qu’apparaisse clairement sa nature ; elle fait partie de l’assemblée des fidèles réunie dans l’église et elle a une fonction particulière qu’elle remplira ainsi plus aisément ».
Mais pour réaliser leur fonction (PGMR 103), les musiciens s’efforcent de tenir compte des impératifs acoustiques. Dans beaucoup d’endroits, on continue de rechercher l’emplacement qui allie au mieux l’impératif théologique et l’impératif acoustique. On lit, dans la charte des chanteurs liturgiques, quelques considérations sur l’emplacement des chorales.
Une question de corps
Dans le corps, chaque membre est en lien avec les autres et les aide à jouer leur rôle. De même, dans les actes liturgiques. L’architecture au service du culte contribue à la production sonore et toute production sonore tient compte de l’architecture. Si « la liturgie est un art qui emploie des arts » (Mgr Rouet), chaque art s’élabore en dialogue avec les autres.
Article extrait de la revue Célébrer n°370, L’espace liturgique