L’orgue et l’organiste liturgique : bilans et perspectives
Par Fabien Barxell, Responsable du département Musique au SNPLS
Si l’on peut, sans trop de risques de se tromper, penser que la liturgie aura toujours besoin d’une personne référente pour le chant, et que des chanteurs auront toujours de la joie à associer leurs voix dans un ensemble, force est de constater que nous sommes dans une période de questionnement et de doute pour l’orgue et leurs organistes.
L’orgue a mis longtemps à s’imposer dans les églises. Après une période où il était tout juste toléré, un répertoire d’orgue, fort dépendant de la polyphonie vocale, commence à se développer vers le XVe siècle. Puis c’est une ascension jusqu’au faîte avec Jean Sébastien Bach.
Il faut patienter jusqu’en 1903 avec Pie X pour que soit mentionné l’orgue dans Tra le sollecitudini. Avec Divinis Cultus de 1928 Pie XI commence le panégyrique de l’orgue :
« Il est un instrument qui est proprement d’église et qui nous vient des anciens : c’est l’orgue, dont l’excellence et la majesté lui ont valu d’être associé aux rites liturgiques. »
Dans Musica sacrae disciplina de 1955 Pie XII va encore plus loin :
« Parmi les instruments qui sont autorisés dans les églises, l’orgue occupe à juste titre la première place car il est admirablement adapté aux chants et aux rites sacrés, il confère aux cérémonies de l’Église une splendeur étonnante et une magnificence toute spéciale, il émeut les fidèles par l’ampleur et la douceur du son, il comble leurs âmes de joie quasi céleste et les élève puissamment vers Dieu et vers le ciel. »
Le sommet est atteint. Et, quand on atteint le sommet il faut amorcer la descente.
En 1963 Sacrosanctum concilium tempère :
« On estimera hautement, dans l’Église latine, l’orgue à tuyaux comme l’instrument traditionnel dont le son peut ajouter un éclat admirable aux cérémonies de l’Église et élever puissamment les âmes vers Dieu et le ciel. »
Depuis ce moment les autres instruments font leur entrée dans l’église.
On est donc passé de l’instrument « qui est proprement d’église » à celui à qui l’on doit une estime particulière dans l’Église latine.
Il quitte ainsi une situation de monopole à une obligation de partage.
Cependant les symboles ont longue vie.
Que voyons-nous et qu’entendons-nous ?
Un instrument fabuleux, souvent imposant, une merveille de facture artisanale qui ne s’installe ni se déplace comme n’importe quel meuble.
Une position dans l’espace souvent dominante, juchée fréquemment sur une tribune qui attire le regard du visiteur. Même lorsqu’il ne joue pas, l’orgue et son buffet aimantent l’attention.
Un son d’une richesse fabuleuse et cette capacité (presque unique) à porter les voix quel que soit le nombre de chanteurs. Il peut tout : murmurer et écraser.
Lorsque l’on écoute le final de la 3e Symphonie avec orgue de Camille Saint-Saëns on assiste à un combat de titans : un orchestre d’une centaine d’instrumentistes lutte face à un seul organiste qui leur tient la dragée haute.
Que percevons-nous de l’organiste ?
On pourra trouver qu’il est bien solitaire du haut de cette puissance. C’est là sans doute une faiblesse dans l’Église d’aujourd’hui. La concertation et le travail en équipe ne lui sont pas naturels.
On pourra trouver qu’il a du caractère. Certains diront un caractère difficile, ou même de « cochon ».
Est-ce l’orgue qui forge ce caractère ou est-ce un tempérament qui a trouvé son instrument ?
Je m’empresse de trouver certains organistes tout à fait charmants et sociables.
Parfois l’on peut trouver une certaine condescendance dans une relation quelque peu déséquilibrée : « je veux bien vous accompagner à condition que je puisse jouer Bach, Franck, Messiaen etc. »
Conscient de sa supériorité il aurait une tendance à ne juger qu’à partir de ses propres valeurs.
Il est vrai que l’organiste est souvent la personne la plus musicalement formée de la communauté : techniques de l’orgue avec les mains et les pieds, éducation de l’oreille qui apprend à mélanger toutes sortes de timbres, harmonie, et souvent écriture.
L’histoire nous montre des générations d’organistes-compositeurs fabuleux. De Titelouze à Escaich la liste est impressionnante. Et ce n’est pas un hasard si tant de chants référence des années qui ont immédiatement suivi le Concile ont été écrits par des compositeurs-organistes : Gelineau, Deiss, Marthouret, Godard, Berthier, …
Alors bien sûr, jouer avec les autres instruments, pourquoi pas ? Mais accepter des répertoires qui ne s’adaptent que très difficilement au clavier est sans doute la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Il leur aura fallu affronter les messes gospel de John Littleton ou de Guy de Fatto (sans orgue), les messes des enfants ou des jeunes (sans orgue), la Liturgie chorale du peuple de Dieu (sans orgue), les nombreux enregistrements des compositions de Jo Akepsimas (sans orgue), les chanteurs chrétiens (sans orgue), les chants des communautés nouvelles (sans orgue), ou ceux du Fr. Jean-Baptiste (sans orgue) … et je suis sûr d’en oublier.
Cela fait beaucoup.
Et puis voilà (dans beaucoup d’endroits) que les ministres ordonnés disent tout haut qu’ils se passeraient bien de l’orgue.
Au département de musique du SNPLS, qui a aussi une mission de conseil et d’observations, les appels au secours concernant des conflits entre curés et organistes se multiplient.
Revenons aux fondamentaux.
Les fondamentaux de la fonction de l’organiste
Le chant a une fonction ministérielle à remplir.
Est utilisable en liturgie l’instrument qui permet au chant, exécuté dans telle communauté, d’atteindre plus parfaitement sa fonction ministérielle.
Dans son article 63 De Musica in Sacra Liturgia il est dit :
« Pour admettre des instruments et pour s’en servir, on tiendra compte du génie et des coutumes de chaque peuple. Les instruments qui, d’après le sens commun et l’usage courant, ne conviennent qu’à la musique profane seront exclus de toute action liturgique ainsi que des pia et sacra exercitia.
Tout instrument admis dans le culte sera employé de telle manière qu’il réponde aux exigences de l’action liturgique, qu’il serve à la beauté du culte et à l’édification des fidèles. »
L’organiste a une fabuleuse carte à jouer. Il peut fédérer autour de lui d’autres instrumentistes car aucun ne possède ses qualités d’accompagnement.
Sa capacité à improviser, préluder, varier les harmonies, produire d’admirables transitions sous la forme d’interludes millimétrés, postluder, en fait un instrument rêvé pour la liturgie.
À condition d’être à l’écoute de l’assemblée, de l’animateur de l’assemblée, de la chorale, de la juste proportion avec les rites.
Sa capacité à harmoniser, à écrire la musique, à passer d’un clavier à un autre, doit lui permettre de proposer une polyvalence qui sera appréciée et qui rendra une multitude de services à la communauté.
Sa formation liturgique lui permettra de comprendre que l’Église attend de lui autre chose qu’une virtuosité instrumentale, et qu’il est encore trop souvent perçu comme un technicien un peu froid.
En parcourant des archives je suis tombé sur des cahiers où l’organiste à qui ils appartenaient notait avec beaucoup de soin les pièces de répertoire de la façon suivante :
Entrée : Franck, 3e Choral
Offertoire : Vierne, Arabesque
Communion : Bach, Choral n°40
Sortie : Messiaen, Dieu parmi nous
Durant toute sa vie d’organiste cet homme avait ainsi rempli 3 gros cahiers.
Si l’on comprend le souci de pouvoir offrir à la communauté des chefs d’œuvre, on est saisi par plusieurs sentiments contradictoires :
- Nous allons entendre (peut-être, ce n’est pas sûr car les conversations à haute voix vont bon train) une œuvre de Franck ;
- Cette même œuvre de Franck précède ou prépare Qu’exulte tout l’univers … ce choc culturel va occasionner toutes sortes de tensions pas uniquement musicales ;
- L’Arabesque de Vierne est bien trop longue pour la présentation des dons … il ne voit donc pas qu’il n’y a pas aujourd’hui d’encensement ? qui va gagner ? notre organiste ou le P. Curé qui va lui couper le sifflet ? les nuages sont annoncés ;
- Dieu parmi nous … ah bon ? dépêchons nous de sortir, c’est insupportable, il n’y a vraiment que les organistes pour apprécier ce genre de musique.
Je voulais vous livrer ces impressions totalement imaginaires pour souligner le décalage, fréquent, entre l’univers sonore et culturel de l’organiste arrivé à un niveau d’excellence et « ceux d’en bas ».
L’impression aussi que l’organiste se situe dans un espace qui ressemble davantage au concert qu’au culte.
Enfin pour terminer l’article 67 de Musica in Sacra Liturgia précise :
« Il est tout à fait souhaitable que les organistes et autres instrumentistes ne soient pas seulement experts dans le jeu de l’instrument qui leur est confié ; mais ils doivent connaître et pénétrer intimement l’esprit de la liturgie pour qu’en exerçant leur fonction, même dans l’improvisation, ils enrichissent la célébration selon la vraie nature de chacun de ses éléments, et favorisent la participation des fidèles. »
Table ronde sur l’organiste et l’orgue
Cette table ronde s’est déroulée à l’occasion des Journées nationales de musique liturgique les 28 et 29 septembre 2018.
Le contenu des propos relatés n’a pas un caractère normatif, mais présente la diversité des points de vue des intervenants. Il contribuera à alimenter la réflexion de chacun sur ses propres pratiques : qu’est-ce que je fais ? Comment ? Pourquoi ? Quel sens cela prend ?
Les invités ont pu réagir étaient invités à réagir au texte cible présenté plus haut.
Participants à cette table ronde
AD : Anne Dumontet, diocèse de Rennes, organiste à Dinard
CC : Caroline Crawford, diocèse de Saint-Claude, organiste à Saint-Laurent-en-Grandvaux
PdK : Pierre de Kergommeaux, diocèse de Tours, organiste à Amboise
BS : Béatrice Sépulchre, Conférence des évêques de Belgique
EP : Emmanuel Pittet, Centre Romand de Pastorale liturgique
JS : Jean Schwach, Pasteur de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL)
ML : Maciej Leszczyński, Peintre d’icônes, chantre et théologien, chef de chœur en la paroisse Saint-Nicolas à Boulogne-Billancourt
Le rapport organiste – assemblée
Pour que l’organiste puisse percevoir la voix de l’assemblée il est nécessaire que le chantre-animateur n’utilise pas systématiquement le micro (AD). Cette relation assemblée – organiste est indispensable pour que l’accompagnateur fasse corps avec le peuple rassemblé.
L’organiste a souvent le sentiment « qu’il fait partie des murs ». Et, sans jouer avec les mots, on cite davantage « l’orgue » que son serviteur, l’organiste ! Avec cette impression désagréable de ne pas exister ou, en tout cas, d’exister grâce à ce meuble souvent imposant (AD).
Reconnaissons aussi que l’organiste est le musicien le plus régulièrement présent, et qu’il n’est pas exagéré de le remercier de temps à autre.
Organiste et répertoire
L’organiste est aussi souvent le musicien le mieux formé de la communauté et sa souffrance de voir passer sur son pupitre des chants truffés de fautes d’écriture et de maladresses ne l’encourage pas à persévérer. Il lui faut également accompagner des chantres insuffisamment préparés ou à l’oreille approximative. Et parfois on lui dit que « dimanche on n’a pas besoin d’orgue » sans autres explications ou sans chercher si des collaborations sont envisageables (AD).
Comme le chef de chœur, l’organiste devrait naturellement s’impliquer dans les lieux de préparation (CC).
Contraintes et réalités du monde rural
On peut également pointer la difficulté qu’il y a de recevoir les partitions à préparer dans des délais raisonnables (CC).
En milieu rural la présence d’un organiste est considéré comme précieuse, quel que soit son niveau (CC).
Regards œcuméniques
Dans les Eglises protestantes l’orgue a une place majeure, mais le nombre d’organistes diminue régulièrement, et le service dominical régulier est fortement relâché ! (JS). Il est de plus en plus difficile, notamment en milieu rural, d’avoir la garantie qu’un organiste sera présent dimanche ou encore pour les services d’obsèques.
Dans l’Eglise orthodoxe les instruments ne sont pas admis à la liturgie. L’orgue n’a donc jamais été utilisé. Les instruments sont considérés comme trop imparfaits pour glorifier Dieu car ils n’ont ni âme, ni conscience, comparés à la voix humaine (ML). De plus la voix instrumentale est entendue comme une forme d’expression abstraite qui entraîne chez l’auditeur un sentiment de déstabilisation intérieure. Le but du chant n’est pas de produire de fortes émotions esthétiques mais, avant tout, d’aider le fidèle à intégrer le sens du texte (ML). Enfin, le silence évoque pour les chrétiens orthodoxes une absence, alors que le caractère anagogique du chant indique une expérience céleste qui entraîne le fidèle vers un niveau supérieur (ML).
Cet article est extrait du dossier Servir la prière de l’assemblée par la musique et par nos voix : bilans et perspectives