Rythme et liturgie : le temps comme lieu d’initiation
S’appuyant sur les travaux du sociologue Harmut Rosa, Le père Marco Gallo, directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie, invite à une réflexion sur le thème du rythme dans la liturgie. Cette tension entre « art de célébrer » et temps (comme accélération); temps que l’homme contemporain n’arrive plus à apprivoiser, pose un questionnement théologique et pédagogique aux acteurs de la pastorale liturgique mais aussi catéchétique.
L’article se propose d’aborder la question du rythme des rituels en lien avec le Rituel pour l’Initiation Chrétienne des Adultes, mais aussi à travers la manière dont l’année liturgique est perçue et vécue au sein de la catéchèse, ou encore par la nécessité d’initier les communautés à une véritable manducation de la parole de Dieu à travers la Liturgie des Heures. Ces dimensions constituent autant de points d’entrée pour redécouvrir l’ « art de célébrer » et pour renouveler, en profondeur, la pédagogie liturgique.
Perdre le rythme
La vie humaine est tissée de rythmes : le battement du cœur, la respiration, l’alternance du jour et de la nuit, la succession des saisons, les âges de la vie. Or notre époque vit une crise du rythme. Sous la pression de l’accélération, le temps se fragmente et semble se réduire à un présent perpétuel. Le sociologue Hartmut Rosa parle d’« immobilité frénétique » : nous accélérons pour ne pas tomber, prisonniers d’une agitation qui nous empêche d’habiter vraiment le temps (Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010).
Cette crise n’épargne pas les communautés chrétiennes. La prière se contracte, la liturgie s’expédie, les sacrements se consomment. Dans bien des paroisses, les célébrations suivent le rythme de l’efficacité plus que celui de la grâce. La Liturgie des Heures, pourtant prière de tout le peuple de Dieu, demeure méconnue. Et combien de catéchumènes accueillent le parcours d’initiation chrétienne pour s’éloigner ensuite, souvent presque aussitôt, du rythme de la communauté ? Nous avons oublié que la foi elle-même se déploie dans le temps, selon un rythme qui n’est pas le nôtre.
La liturgie, école de résonance
La liturgie est le lieu où le temps se réaccorde à la vie. Elle n’est pas une parenthèse hors du monde : elle enseigne à y respirer autrement. Elle nous apprend à recevoir le temps comme un don, à entrer en résonance avec Dieu – cette relation vivante avec ce que nous ne pouvons ni posséder ni maîtriser. Cette expérience est d’abord sensible. Dans une église, le rythme des piliers, la cadence des voûtes, la respiration de la lumière entre les vitraux composent une architecture où l’espace fait corps avec le temps. Comme en musique, le rythme liturgique n’est pas répétition mais différenciation : il ménage des pleins et des vides, des silences et des reprises. Là, le temps devient un lieu d’écoute.
Trois rythmes à redécouvrir
À travers la prière des Heures, l’Église sanctifie la respiration du monde. Les Laudes accueillent la lumière comme une nouvelle création ; la prière du milieu du jour rappelle la fidélité à la Loi ; les Vêpres accompagnent la fin de la fatigue, non vers le repos, mais vers cet autre travail de vie qu’est le retour au monde des affections du soir. Les Complies préparent cet acte de foi qu’est l’abandon au repos du sommeil. Concrètement, pourquoi ne pas proposer aux fidèles de prier les Laudes le dimanche avant la messe, ou d’introduire les Complies dans les groupes de jeunes ? « Et surtout, pourquoi ne pas introduire dans les chemins d’initiation chrétienne l’accompagnement à cette prière quotidienne qui rythme le temps du croyant ? Ces gestes simples réapprennent à habiter le temps au lieu de le subir.
Héritier du sabbat, le dimanche est le huitième jour, où l’humanité célèbre la victoire du Christ sur le temps et sur la mort (Sacrosanctum Concilium 106). Ce jour n’est pas seulement une pause, mais la révélation d’un autre ordre : celui de la gratuité et de la fraternité. Dans une société où le dimanche s’est vidé de sa substance spirituelle, retrouver son sens théologique est une urgence. Sanctifier le dimanche, c’est non seulement aller à la messe, mais consentir à un autre rythme de vie, à la respiration du Royaume.
Vatican II le dit magnifiquement : « Notre Mère la sainte Église déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l’année, de l’Incarnation jusqu’à la Pentecôte et à l’attente de la bienheureuse espérance » (SC 102). L’année liturgique n’est pas un calendrier sacré juxtaposé au civil, mais une véritable pédagogie spirituelle du temps. Elle inscrit dans la durée humaine le souffle du mystère pascal : mourir et renaître, se dépouiller et recevoir, cheminer vers la plénitude.
Contre une conception cyclique, elle propose un mouvement en spirale ascendante : à chaque retour des fêtes, nous approchons du même mystère à un degré plus profond. La liturgie ne répète pas : elle accomplit. Pourtant, combien de catéchèses réduisent encore l’Avent à « l’attente de Noël » ou le Carême à un simple effort moral ! Il faut réapprendre à vivre ces temps forts comme une progression vers la communion, non comme des parenthèses pieuses dans l’année civile.
Le RICA, laboratoire du rythme de Dieu
Le Rituel de l’Initiation Chrétienne des Adultes en est le modèle le plus clair. Fruit du Concile, il articule formation et célébration dans une véritable sagesse du temps. Quatre temps, trois étapes : ce rythme, profondément accordé à l’année liturgique, apprend à vivre au tempo de Dieu. Or, le défis de restaurer le catéchuménat dans toute sa richesse c’est rendre à l’Église la conscience de son propre rythme : elle ne naît pas d’un instant, mais d’un passage, d’une Pâque.
Réconcilier nos communautés avec le rythme liturgique demande une véritable conversion. Il s’agit d’entrer dans la justesse du temps. Dans une culture de la maîtrise, la liturgie propose l’écoute ; dans un monde d’accélération, elle introduit la résonance. Le rythme liturgique est une respiration partagée, le cœur battant du Corps du Christ dans l’histoire. Retrouver ce souffle, c’est permettre à nos frères et sœurs de ne plus subir le temps, mais de l’habiter – là où Dieu lui-même demeure.
Marco Gallo
ISL – Paris



