L’année liturgique, fruit des traditions de l’Eglise
Par Hélène Bricout, Professeur d’histoire et de théologie de la liturgie à l’Institut supérieur de liturgie (ISL – ICParis)
Le mystère pascal est une réalité dont l’ampleur et la profondeur nous échappent, et nous échapperont toujours. Malgré la relative simplicité de son énoncé – le Christ est venu, il est mort, il est ressuscité, il reviendra dans la gloire – ses implications théologiques et spirituelles dépassent ce que notre entendement nous permet de saisir. Pourtant, l’Eglise n’a jamais cessé de vouloir aider les fidèles à approfondir ce mystère afin d’en vivre. Parmi les moyens qu’elle a progressivement mis en oeuvre au cours de son histoire, figure l’année liturgique : en inscrivant dans un cycle annuel les différents aspects du mystère pascal, elle en permettait une assimilation par séquences, sans jamais cependant perdre de vue l’unité de l’ensemble.
Le numéro 102 de la Constitution sur la Sainte Liturgie énonce que :
« [L’Église] déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l’année, de l’incarnation et de la nativité jusqu’à l’Ascension, jusqu’au jour de la Pentecôte et jusqu’à l’attente de la bienheureuse espérance et de l’avènement du Seigneur »
Ce « déploiement » résume à lui seul la visée de l’année liturgique : célébrer l’ensemble du mystère, mais en réfractant sa trop forte densité à travers des fêtes et des temps particularisés qui en célèbrent successivement les moments et les éléments essentiels.
Brève histoire de l’année liturgique des origines au VIIIe siècle
Repères historiques
En parcourant l’histoire de l’année liturgique, on est frappé de constater l’importance de l’apport des Églises orientales au cours des premiers siècles : l’année liturgique que nous connaissons apparaît alors comme une œuvre de l’Église universelle.
L’année liturgique n’est pas née dans les premières communautés chrétiennes : c’est le rythme hebdomadaire, avec son axe dominical, qui a structuré le temps liturgique des premiers chrétiens : chaque dimanche, l’« unitotalité » du mystère du Christ mort et ressuscité était célébré par le rassemblement ecclésial et l’eucharistie.
C’est progressivement que les fêtes annuelles sont apparues. L’essentiel de l’année liturgique est fixé au viiie siècle. Les deux grands foyers en sont :
- le cycle pascal, constitué à partir de la célébration annuelle de la fête de Pâques apparue au cours du deuxième siècle, et augmenté d’un temps de préparation (triduum, puis « quarantaine » ou carême), et de sa « Cinquantaine joyeuse ». Celle-ci, d’abord célébrée de façon unifiée comme « un grand dimanche de cinquante jours », se morcelle ensuite en célébrations individualisées (ascension, pentecôte).
- le cycle de Noël-Épiphanie, apparu au cours du ive siècle, avec également un temps de préparation et un temps de prolongement.
Entre les deux, ont pris place d’autres célébrations appartenant au cycle dit « temporal »[1] ; plusieurs sont issues de la commémoration de dédicaces de basiliques de Jérusalem : ainsi de la Transfiguration du Seigneur, ou de l’Exaltation de la sainte-Croix. D’autres appartiennent au cycle sanctoral qui célèbre la mémoire de la Vierge Marie et des saints. En occident apparaissent plus tardivement, des fêtes propres : la fête de la Sainte Trinité, une « fête d’idées » apparue sans doute en Gaule, et celle de tous les saints, en Angleterre, au viiie siècle[2].
Quelques réflexions
Ces quelques repères historiques suscitent plusieurs réflexions :
1.- La date de Pâques : la fête de Pâques est célébrée dès les origines selon deux traditions différentes : l’une liée au calendrier juif dans les régions d’Asie mineure, prenant pour jour de célébration la date anniversaire de la mort du Christ, le 14 du mois de Nizan, que sa transposition dans le calendrier julien place au 6 avril[3]. L’autre tradition, en usage presque partout ailleurs, consiste à célébrer Pâques en rapport avec la fête lunaire de la Pâque juive, soit le dimanche qui suit la première pleine lune après l’équinoxe de printemps, c’est-à-dire notre système actuel.
Néanmoins, les chrétiens éprouvèrent le besoin de célébrer ensemble la fête qui constituait le cœur de leur foi. C’est pourquoi en l’an 325, le concile de Nicée décida de retenir le second usage et de l’étendre à l’ensemble des Eglises chrétiennes. Il ne s’agissait pas de nier les coutumes spécifiques des Eglises, surtout à une époque où la liturgie était de la responsabilité locale des évêques, mais d’avoir au moins en commun la date de la célébration de la mort et de la résurrection du Christ. Un tel souci de manifester l’unité de foi dans l’unité de date de célébration est évidemment évocateur des moyens de manifester l’unité des chrétiens à une époque où celle-ci, en raison du développement d’hérésies, n’allait plus de soi.
2.- L’importance de Jérusalem : le site de Jérusalem occupe une importance considérable dans la constitution de l’année liturgique : la commémoration des événements salvifiques sur les lieux mêmes où ils se sont produits a suscité le développement d’une liturgie annuelle, et en particulier pascale, qui en suivait la chronologie[4] ; cependant la liturgie évoquait cette composante historique sous le mode du mémorial : ce qui permettait de ne pas limiter les événements du salut à un simple souvenir, mais de les actualiser par la célébration liturgique. Ainsi le mémorial pascal, en intégrant mais aussi en dépassant le caractère historique de la passion pour en actualiser le caractère salvifique, donne sens à l’ensemble de l’année liturgique, et suscite une nouvelle conception du temps, sur laquelle nous reviendrons.
3.- La complémentarité des traditions : si l’essentiel des fêtes de l’année liturgique est venu d’orient, et en particulier de Jérusalem, il existe au moins un exemple d’influence inverse : la fête de Noël. Née au début du ive siècle en occident, elle atteint Antioche à la fin de ce siècle et s’étend peu à peu dans le reste de l’orient. Dans ces régions, la fête du 6 janvier, souvent considérée comme la date de la naissance du Christ, est aussi la fête du baptême du Christ, et c’est surtout cet événement que commémore, aujourd’hui encore, la fête de l’Epiphanie en orient. Par leur diversité même, les traditions liturgiques illustrent l’impossibilité, pour une tradition donnée, fût-elle romaine ou byzantine, de rendre totalement compte par elle-même de l’inépuisable richesse du mystère du Christ ; elles illustrent en même temps l’intérêt, pour une compréhension plus large et plus profonde des fêtes de l’année liturgique[5], de se rendre aujourd’hui attentifs à l’intelligence qu’en donnent les autres traditions à travers leurs célébrations et leur cycle liturgique.
4.- Si l’année liturgique est en décalage avec les repères habituels du temps humain, comme ce fut toujours le cas, c’est fait exprès : l’année liturgique, en commençant au premier dimanche de l’Avent et en se terminant avec la dernière semaine précédant l’Avent suivant, fait prendre conscience aux baptisés de ce que l’horizon de la vie terrestre est le Royaume ; elle tourne leurs yeux vers l’événement qui oriente la vie humaine au-delà de ses préoccupations profanes : le retour du Christ et l’accomplissement définitif du mystère pascal.
Après le VIIIe siècle en Occident
Repères historiques
L’année liturgique continue à s’enrichir après le VIIIe siècle de fêtes qui s’attachent à mettre en lumière un aspect particulier du mystère pascal. En voici quelques exemples : au Moyen Age, la dévotion eucharistique s’exprime dans la fête du corpus Christi, ou Fête-Dieu, ou fête du Saint-Sacrement ; au cours de la période moderne, la dévotion au Sacré-Cœur aboutit à l’institution de la fête du même nom ; et c’est au XXe siècle qu’apparaît la fête du Christ-Roi. Cette démultiplication de fêtes célébrant un aspect particulier du mystère pascal court parfois le risque d’en perdre de vue l’unité, comme lorsque l’invasion de l’année par le cycle sanctoral affaiblit la force pédagogique des temps liturgiques.
Réflexions
1- Le mystère pascal est difficile à appréhender : il apparaît en effet trop complexe, alors que la liturgie est devenue l’affaire des clercs et s’accomplit dans une langue incompréhensible, et que la prédication se révèle nettement insuffisante. Le peuple chrétien s’attache alors davantage à des pratiques de dévotions populaires ou à de pieux exercices (pèlerinages, processions, culte des saints, messes pour les défunts, saluts au Saint-Sacrement, demande de bénédictions, représentations théâtrales de la passion et de vies de saints…), jugés plus accessibles, mais bien souvent chargés d’ambiguïtés sur leur signification par rapport à la foi chrétienne[6]. Cette difficulté est chronique, et on la rencontre encore aujourd’hui. Les fêtes sont autant de moyens de rendre le mystère plus accessible.
2. On peut avoir parfois l’impression de redondance : la fête du Christ-Roi condense diverses références à la Royauté du Christ évoquées à d’autres moments de l’année : l’Épiphanie, les Rameaux, le Vendredi-saint. Cependant, cette condensation a été jugée utile au bien spirituel des fidèles, dans un contexte de réaction de l’Eglise à la sécularisation et à la déchristianisation des sociétés occidentales.
3.- L’évolution de l’année liturgique se fait ainsi en fonction des besoins spirituels du temps, et ne peut se comprendre que moyennant la référence à son contexte historique et culturel : la fête du corpus Christi est contemporaine des grandes synthèses théologiques (en particulier celle de Thomas d’Aquin) sur l’eucharistie, et d’une pratique de la communion des fidèles très occasionnelle. Elle s’appuie sur les premières et s’explique en partie par la seconde : la fête est née parce que les fidèles ne communiaient presque plus et qu’il a été nécessaire de préserver par une fête spéciale, accompagnée de rites visuels développés (expositions, élévations, processions), le caractère central de la dévotion eucharistique dans la foi chrétienne mis en évidence par la pensée théologique. Une telle fête eût été superflue à l’époque de l’Église ancienne.
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[1] C’est-à-dire les fêtes du Seigneur dans l’année.
[2] Il existait en orient une fête de tous les saints confesseurs, et à Rome, le Panthéon fut dédié au début du VIIe siècle à « sainte Marie et tous les saints martyrs ».
[3] C’est l’usage que l’on appelle « quartodéciman », c’est-à-dire célébré le quatorzième jour (quartus decimus) du mois.
[4] Le témoignage exemplaire de ce phénomène est donné par le récit d’Égérie, venue en pèlerinage d’occident, dans son Journal de voyage écrit à la fin du IVe siècle, éd. « Sources chrétiennes » n°296, Paris, Cerf, 1982.
[5] C’est ce que dom Guéranger a parfaitement compris et mis en œuvre dans son Année liturgique en 9 volumes (1841-1866).
[6] Voir le document de la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements, Directoire sur la piété populaire et la liturgie. Principes et orientations, Paris, Bayard/Fleurus-Mame/Cerf, 2003, en particulier le ch.1 : « Liturgie et piété populaire à la lumière de l’histoire », 37-64.
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