Quand les hommes se rassemblent
Par Joseph Gélineau, († 2008) père jésuite, liturgiste et compositeur de musique sacrée.
Espace, fonction, signification
Quand des hommes se rassemblent, ils occupent un espace délimité, qu’il soit à ciel ouvert ou abrité. On peut, dans chaque cas, mesurer cet espace et le circonscrire. C’est le point de vue de l’encombrement, de la superficie ou du volume occupés.
Tout groupe rassemblé organise plus ou moins l’espace ou local qu’il occupe en fonction de ce qu’il vient y faire. On s’assoit en cercle pour bavarder ou discuter on dispose bancs et chaises face à l’orateur qu’on va écouter, â la pièce de théâtre qu’on vient voir on se fait face pour jouer aux dominos ou aux cartes on se rapproche pour chanter on dresse des tables pour prendre un repas. C’est le point de vue fonctionnel. On organise de la soi-te des salons, des salles à manger, des salles de théâtre, de concert ou de conférences, des stades, des gymnases, etc…
Mais il est rare que l’on se contente, dans les locaux qu’on organise, de ce que ceux-ci soient fonctionnels, pratiques et utilitaires… L’homme tend toujours, consciemment ou inconsciemment à faire aussi du lieu qu’il occupe un symbole de l’usage qu’il en fait, une image du groupe qu’il constitue, un signe de ce qu’il vit. Ainsi voit-on le théâtre s’orner de peintures, le salon de fauteuils et de tableaux, la salle à manger d’un service de table accordé à la nature du repas. L’architecture a ainsi créé des « modèles » pour le théâtre, l’hôtel de ville, l’église, l’école qui sont, dans la cité, autant symboliques que fonctionnels.
Ces trois ordres de déterminations dans les lieux de rassemblement que sont l’espace occupé, la tâche â remplir et les significations qui en découlent ne se superposent pas de manière indifférente. Ils se conditionnent mutuellement. Le lien entre l’encombrement et la fonction est évident. On ne convoque pas les gens pour une grande conférence publique dans la salle de séjour d’un H 4. On ne choisit pas un gymnase pour un repas de fiançailles. Plus subtiles et plus complexes sont les significations que peuvent prendre la réunion d’un très petit public dans une grande salle, ou ce que perçoivent les regards des auditeurs pendant une conférence politique ou un sermon, ou ce que représente pour le passant de la rue un théâtre ou une église. Un grand nombre d’interactions se produisent entre l’espace qu’occupe un groupe, ce qu’il y fait et le sens que cela prend pour ceux du dedans et pour ceux du dehors. On peut abstraire ces divers aspects. On doit les isoler pour les étudier. Mais en pratique on ne peut jamais les séparer.
Rassemblements humains, assemblées liturgiques
Les assemblées liturgiques se définissent par leur tâche propre qui est d’ordre rituel un agir symbolique Parmi les tâches humaines, l’agir symbolique se distingue des opérations ordinaires en ce que celles-ci visent le plus souvent un effet utile, expérimentalement vérifiable, à court ou à long terme, exercice d’un métier, recherche scientifique, action sociale ou politique, loisir, santé. Ici, comme dans l’art le plus désintéressé, la tâche est « gratuite », non productive. Elle n’est pas inefficace. Mais son efficacité n’est pas immédiatement contrôlable. Le rite instaure l’homme comme sujet de relations.
Il ne s’ensuit pas que les assemblées et – leurs activités rituelles ne soient pas humaines. Elles le sont pleinement dans leur ordre. Se rencontrer, écouter un orateur et dialoguer avec lui, chanter, prendre un bain, manger et boire ensemble, s’éclairer, contempler des images, il n’est rien en tout cela qui ne soit humain et de ce monde. Il s’agit même – sauf détails rituels périphériques -des actions les plus communes et les plus fondamentales de l’existence humaine. La spécificité du rite chrétien ne tient pas à des gestes et symboles qui lui seraient propres. Elle vient de la foi du sens que prennent les signes et symboles pour le croyant en référence à Jésus Christ, mort et ressuscité.
On doit même observer que le culte chrétien selon l’Evangile a joué, par rapport aux autres religions, un rôle certain de sécularisation et de désacralisation. Les Apologistes du 2ème siècle répètent nous n’avons pas de temple, pas d’autel, pas de sacrifices, pas de prêtres. Le temple païen était le lieu sacré de la divinité. En régime chrétien, le Seigneur est là où des croyants s’assemblent en son nom. Pour l’eucharistie, une simple table suffit, avec un peu de pain et de vin. Ceux-ci ne sont pas comme tels offerts à la divinité, mais partagés en mémoire du Seigneur pour actualiser sa mort et sa résurrection. L’action se déroule sous la présidence d’un frère, qui n’appartient pas de soi à une caste sociale spéciale, mais qui a été ordonné à cette fin. Si certains détails des rites chrétiens apparaissent ésotériques et si d’assez nombreux comportements empruntés aux religions sociales, voire magiques, se rencontrent effectivement dans l’histoire du culte chrétien, cela est dû aux vicissitudes socio-historiques et à la rencontre des cultures ambiantes, mais non à l’essence du christianisme.
Pour le propos qui nous occupe ; il est parfaitement cohérent avec évangile que les chrétiens des premiers siècles se soient rassemblés dans leurs maisons et aient célébré leur culte avec les éléments communs de leur culture. On comprend aussi qu’aux siècles où s’est opérée une symbiose étroite entre la société du Moyen-âge, fortement sociale, et le christianisme, on ait construit des cathédrales, séparé les sanctuaires, fait des clercs un ordre à part, érigé des trônes pour les évêques, objectivé les actions du culte, multiplié les rites, et accueilli tous les arts au service de la religion. Reste à savoir ce qu’aujourd’hui, dans une société à la fois sécularisée et héritière de la culture chrétienne occidentale, il convient de faire pour que les actions symboliques du culte signifient, non seulement l’homme religieux d’hier, mais la foi de l’homme d’aujourd’hui.
Il est significatif que l’élément premier et spécifique de la liturgie chaldéenne l’assemblée des croyants, ait retrouvé de nos jours la place prépondérante qu’il a eu dès l’origine. On doit en tirer, pour notre réflexion, une première conclusion ce qui est premier, en matière d’espace liturgique, ce sont les personnes qui se réunissent et ce qu’elles font ensemble en raison de leur foi commune. L’héritage culturel et rituel que nous détenons vient en second lieu. II doit être considéré à travers ces personnes mêmes assemblées, non pas en soi, ni avant, ni en dehors.
A travers ceux qui s’assemblent
Le métreur, et d’une certaine manière l’architecte, travaillent sur des superficies et des volumes objectifs. Mais l’espace, comme le temps, est toujours perçu à travers la subjectivité. Il apparaît clos ou ouvert, intime ou impersonnel, étouffant ou dilatant, désert où surpeuplé, hostile ou familier, favorisant la relation ou l’anonymat. La perception qu’on en a dépend à la fois de la nature et du psychisme humain de la culture et des expériences individuelles, des valeurs recherchées en général ou à telle occasion.
En matière d’espace pour un rassemblement, on ne peut ignorer ce qui est inscrit dans la nature de l’homme et que s’efforcent d’étudier l’anthropologie, la psychologie des profondeurs, la proxémie et la psychologie des groupes- Il n’est ni de notre propos ni de notre compétence de le développer ici. Mais il faut en rappeler fortement l’importance à un moment où une société malade de ses comportements cherche un art de vivre et se bat pour l’écologie.
Dans la recherche de la crypte pour prier, il y a un souvenir du sein maternel, et dans celle du stade pour une messe de congrès, il y a la venue au monde à conquérir. Dans le refus des grandes églises aux relations anonymes, il y ale désir de l’autre, et, dans le désir de trouver un coin isolé, un certain refus de l’autre. L’espace pour le petit groupe et l’espace pour le grand groupe correspondent respectivement à deux types d’interactions entre les participants. A l’autel lointain ou proche, dos ou face au peuple, monumental ou fonctionnel, correspondent autant de types de relations entre le célébrant et l’assemblée. L’espace n’est jamais neutre. Il est une structuration symbolique de la relation qui vient contredire ou renforcer les structurations profondes du désir de l’homme inscrites dans son corps et ce qui l’environne.
Ce premier niveau, généralement inconscient mais fortement agissant, s’articule avec celui de la culture et de l’expérience personnelle. Ce second niveau est généralement plus conscient et réfléchi. Certains Français avouent ne pas être aidés à célébrer dans une église baroque. Cette manifestation de la puissance de l’Eglise ne correspond pas à leur perception de l’Evangile aujourd’hui. Beaucoup aiment les petites églises romanes, mais des méditerranéens vivants chez nous n’apprécient pas nos pierres nues et nos églises tristes. Des adolescents qui ont découvert une foi personnelle dans de petits groupes chaleureux fuient l’église paroissiale et son ambiance vétuste. Mais un esprit contemplatif redoute la contrainte d’assemblées où tout est nécessairement vu, entendu, fait par tous à la fois, sans espace ni silence où échapper selon la liberté de l’Esprit. On sait les répugnances ou les enthousiasmes que suscitent des églises dites « modernes ».
Puis une grande partie de ces divergences s’estompent, pas seulement par l’aplatissement de l’habitude, mais parce qu’une partie des conduites symbolisantes que ces nouveaux espaces instaurent ou suggèrent ont été peu à peu intériorisées. Une acculturation s’est faite. Mais au bénéfice de quelles valeurs ? Car la réaction de l’homme devant un espace dépend des valeurs qu’il désire confusément ou qu’il cherche expressément. La petite maison isolée à la campagne pour-le repos et les retrouvailles de la famille urbaine en week-end. La salle de concert sophistiquée où se font les rencontres mondaines pour le récital du dernier pianiste dont on parle. Pour un chrétien, qu’est-ce que célébrer Jésus-Christ en esprit et en vérité ? Telle équipe sacerdotale donnera à l’architecte un programme d’église nouvelle entièrement centré sur la rencontre fraternelle des chrétiens du quartier de milieu populaire et la fonction de la parole. Telle paroisse veut l’église traditionnelle avec son clocher, son grand autel, ses bancs bien ordonnés. Telle communauté aménage tout pour créer un espace de silence et de méditation, pour faire une liturgie sobre et intérieure. La demande des individus serait encore plus diverse.
Celui qui aménage un espace pour l’assemblée liturgique prend nécessairement parti à son égard en lui prescrivant plus ou moins ses comportements la dimension du groupe, la proxémie entre ses membres, leur mobilité, l’impact de la parole, la visibilité des objets, etc… Ce faisant, quelles valeurs sont induites dans le groupe ? Privilégiées ou censurées ? Exprimées ou passées sous silence ? Et de cela, qui donc a décidé ? Les clercs ? Les techniciens ? Le groupe ? Un discernement commun préalable de ces valeurs est-il possible ? Ce genre de question nous semble avoir la priorité sur toutes les autres, y compris sur les questions plus concrètes qui vont suivre, médiations nécessaires, mais dont le sens dépend de ce que vise l’assemblée croyante.
A travers ce qu’on y fait
La liturgie est l’action collective symbolique d’hommes rassemblés. Ceux-ci ont à créer l’espace de leur célébration, à lui façonner un visage à l’image de ce qu’ils y accomplissent et y deviennent. C’est dire que les déterminations essentielles d’un espace destiné à la célébration découlent des actions symboliques majeures dont se compose le culte chrétien.
Mais avant d’examiner les rites, les actions à faire, il faut observer que les déterminations spatiales et plastiques issues des rites à accomplir ne se déduisent pas entièrement de la nature des gestes à poser. Elles dépendent à la fois de la culture ambiante et de la théologie en vigueur. Car l’usage d’un symbole est toujours intérieur à l’interprétation que lui donnent ses usagers.
La coupe de l’eucharistie doit pouvoir contenir du vin et on doit pouvoir y boire. Mais les choses changent si le prêtre seul boit ou si tous boivent si on veut mettre en valeur le calice précieux ou le simple objet de nos repas si le grand nombre des communiants exige un vase pour verser dans des coupes, ou si les préoccupations d’hygiène font adopter le verre individuel. Autre exemple l’autel sert à déposer le pain et le vin de l’eucharistie. Mais tout change si on tient à apporter la table au moment où commence le repas rituel si on veut que cet autel évoque la table au moment où commence le repas rituel si on veut que cet autel évoque la pierre des sacrifices anciens, ou un tombeau, ou le triomphe de l’eucharistie si on le destine surtout à l’exposition du Saint Sacrement ; si on y laisse ou non la réserve eucharistique, avec un tabernacle si le prêtre se tient face ou dos à l’assemblée ; si les communiants se regroupent autour de lui etc …
Tous les rites ont subi des surdéterminations venant des évolutions du sentiment religieux; de la piété et de la théologie – évolutions issues de courants, soit populaires, soit réformateurs. En période de réforme et de ressourcement comme est la nôtre, la tentation est de revenir aux formes archaïques, réputées plus, pures, plus simples, plus « authentiques ». Mais c’est là aussi une vision simpliste des choses. Notre culture et notre théologie ne s’identifient pas à celles des Corinthiens auxquels St Paul donne ses directives pour l’eucharistie, ou à celles des assemblées rurales du 11ème siècle qui ont construit les merveilleuses églises que nous connaissons.
Il reste néanmoins valide et indispensable, pour chercher des solutions aujourd’hui significatives, de se référer d’abord aux gestes et comportements humains que supposent les rites. C’est bien dans cette voie que s’est engagée la réflexion des dernières décennies en matière d’art sacré et d’architecture religieuse. Mais il est parfois arrivé que cette réflexion soit restée partiellement prisonnière de surdéterminations culturelles ou théologiques discutables.
S’il fallait résumer les actions symboliques essentielles qui nous semblent à la base d’un programme spatial pour le culte chrétien, nous retiendrions les gestes suivants, avec une esquisse de problématique.
1. La rencontre des frères qui s’assemblent
L’assemblée liturgique, petite ou grande selon l’hypothèse retenue, pose son signe (le premier de toute célébration) lorsque chacun rencontre les autres, à la fois comme personnes humaines et comme croyants. Comment les chrétiens entendent-ils aujourd’hui se rencontrer ? Comment l’espace favorise-t-il ce type de rencontre ?
2. L’écoute de la Parole
L’annonce évangélique est la première partie de l’assemblée liturgique. Lecture de la Bible, prédication sous toutes ses formes, témoignages, dialogues, partages, poè
3. La prière et le chant en commun
S’adresser à Dieu pose symboliquement la relation du croyant à l’invisible lorsqu’il adore, confesse sa foi, supplie ou rend grâce. Le faire ensemble par les mêmes mots, sur le même ton et dans le même rythme, signifie l’Eglise en prière. Quels types de parole collective et quels genres de chants (avec quels instruments de musique) semblent à nos contemporains les voies justes d’une vraie prière commune? Quel espace facilite l’expression collective et comment suggérer la présence invisible du destinataire ?
4. Le face à face dans le dialogue et les rites
La liturgie chrétienne est un rituel d’alliance entre Dieu et son peuple. Mais la parole de Dieu et ses gestes sauveurs sont supportés et manifestés, dans l’assemblée, par des membres de celleci agissant au nom du Seigneur. Le culte chrétien engendre ainsi une structure bipolaire entre des ministres (président, lecteur, chantre, porteur de la communion, etc…)et le reste du groupe, comme tout signe liturgique, cette polarité individu-groupe est à la fois fonctionnelle et symbolique. Comment les assemblées actuelles perçoivent-elles (positivement et négativement) cet exercice indéniable d’un pouvoir ? Comment l’espace, la place, le vêtement, les déplacements des ministres traduisent-ils correctement cette bipolarité ?
5. Le bain d’eau du baptême
Continuera-t-on de baptiser surtout des petits enfants (cas où la signification des rites reste partielle) ou bien les baptêmes de ceux qui peuvent professer eux-mêmes leur foi vont-ils se multiplier ? Se contentera-t-on longtemps encore d’une simple ablution sur le front pour symboliser la plongée intégrale dans la mort du Christ et la résurgence en lui ? Les célébrations de baptême resteront-elles familiales ou quasi privées, ou bien redeviendront-elles les temps forts de la communauté ? Alors comment nos lieux baptismaux en donneront-ils une assez ample expression ?
6. Le repas du Seigneur
Manger et boire ensemble pour « annoncer la mort du Seigneur » et sa résurrection est le signe majeur du culte chrétien. Avec la réforme liturgique en cours, le geste du repas, naguère très estompé, s’est peu à peu revalorisé. Néanmoins une partie de sa portée symbolique reste encore prisonnière de pratiques étriquées ou figées disposition matérielle des assemblées qui reste la même que pour la célébration de la Parole ; forme monumentale des autels et emplacement qui évoque plus le théâtre que le repas fraternel ; indigence des signifiants que sont le pain (hosties préfabriquées) le vin et ce qui les contient ; gestes étriqués et quasi utilitaires pour préparer l’autel, apporter le pain, le rompre ; rareté de la participation à la coupe, etc. Ajoutons que si les assemblées au lieu d’accueillir les seuls pratiquants ordinaires, redevenaient hospitalières à tout homme en quête de Dieu et étaient un lieu permanent d’initiation catéchuménale, il en résulterait que les participants de l’eucharistie (communiants) ne seraient qu’une partie de l’assemblée plus large réunie pour la parole et la prière. Ce lieu de la « messe » appellerait alors une plurifonctionnalité de son espace, plurifonctionnalité qui se trouve d’ailleurs déjà inscrite dans la nature différente des actions : accueil, parole, repas. L’espace du repas eucharistique devrait retrouver une symbolique plus riche.
Créer l’espace de l’assemblée célébrante pour aujourd’hui et pour demain est une tâche singulièrement complexe. Il y faut toutes les techniques concernées. Celles-ci ne suffisent pas. Il faut le goût, le talent et l’art. Cela ne suffit pas encore. Il apparaît que pour offrir aux assemblées chrétiennes d’aujourd’hui les moyens justes d’exprimer leur foi dans des formes à la fois fonctionnelles et symboliques, humaines et évangéliques, qu’il s’agisse de poésie, de musique, d’images ou d’architecture, seuls ont chance d’y parvenir ceux qui auraient partagé de l’intérieur la vie de ces assemblées, par l’écoute de la Parole, par la prière commune, par la participation aux rites et aux sacrements. Tout, dans la liturgie, est acte d’Eglise. Tout doit être culte en esprit et en vérité.
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