Cultures postmodernes et crédibilité de la liturgie
On répète que l’homme contemporain est individualiste. Mais pour analyser les conséquences de cet individualisme sur sa pratique de la liturgie, il faudrait aussi tenir compte du fait que, prisonnier des logiques économiques libérales qui dominent le monde, il se retrouve dans une figure grégaire. C’est pourquoi il ne se meut plus dans le registre de la représentation mais dans celui de la présentification qui saisit l’objet pour le consommer, c’est-à-dire pour en jouir immédiatement. Face à la crise de la symbolisation qui en résulte, l’auteur propose que la formation liturgique s’appuie plus fermement sur une théologie de la Parole en liturgie. Entrer en liturgie induirait alors plus sûrement un apprentissage de la symbolisation apte à recouvrer également une dimension politique du vivre ensemble. À partir d’une telle approche, la liturgie pourrait retrouver sa crédibilité dans la modernité.
CULTURES POST-MODERNES ET CREDIBILITE DE LA LITURGIE :
R. Guardini interrogeait jadis pour savoir si l’homme contemporain est encore un homo liturgicus. Pourquoi le serait-il moins qu’auparavant ? Et que faut-il entendre par « liturgique » quand on attribue ce lexique à l’homme désigné de manière générique pour dire l’humanité moderne ? Il convient d’abord de se demander s’il y a bien difficulté à entrer dans la liturgie de l’Église et pour qui. Qui pose en effet la question des difficultés ? Peut-être est-elle soulevée par les responsables pastoraux qui expriment leur propre malaise pour faire participer activement le peuple chrétien au mystère. Ou bien s’agit-il de pratiquants « saisonniers », ou des « recommençants » ou d’autres encore ? Nous ne possédons pas de résultats suffisants sinon les chiffres de la pratique dominicale qui restent finalement bien difficiles à interpréter.
Homo ritualis ?
L’homme contemporain n’est pourtant pas moins rituel qu’à d’autres époques. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par « rituel ». Si Les rites de passage de Van Gennep s’intéressaient à la fonction socialisante des rites, E. Goffman s’attache, lui, à la situation rituelle de la conversation. Dans son ouvrage Les rites d’interaction, ce sociologue justifie l’emploi du terme rituel :
J’emploie le terme « rituel » parce qu’il s’agit ici d’actes dont le composant symbolique sert à montrer combien la personne agissante est digne de respect, ou combien elle estime que les autres en sont dignes[1] [ou encore] J’emploie le terme « rites », car cette activité, aussi simple et aussi séculière soit-elle, représente l’effort que doit faire l’individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes lorsqu’il se trouve en présence d’un objet qui a pour lui une valeur particulière[2].
Détachés du domaine religieux, les rites concernent ici la vie quotidienne et la protection du caractère sacré du sujet. Sans doute, Erving Goffmann est-il dans la ligne d’É. Durkheim, pour qui le groupe social se maintient en se représentant sous une forme symbolique. Le rite consolide l’efficacité de cette représentation. L’assimilation entre sacré et social peut apparaître sans doute comme un court circuit trop rapide. Néanmoins notons que la dimension symbolique est centrale dans la ritualité ainsi définie.
Les rites visent alors, dans une situation de communication réussie, la coopération des partenaires de l’échange. Chacun confirme la face (son rôle comme au théâtre) que l’autre revendique. Ils sont des facilitateurs de l’échange car ils peuvent l’interrompre sans que personne ne perde la face.
Misère symbolique
Les rites encadrent la vie en société. Qu’ils s’agissent des rites de la fête, du sport, de la scène politique et médiatique ou de la conversation. Mais leur valeur symbolique n’est elle pas aujourd’hui mise en cause ? Bernard Stiegler stigmatise la misère symbolique contemporaine en parlant des
industries culturelles aujourd’hui qui engendrent des comportements grégaires et non, contrairement à une légende, des comportements individuels. Dire que nous vivons dans une société individualiste est un mensonge patent, un leurre extraordinairement faux […]. Nous vivons dans une société-troupeau, comme le comprit et l’anticipa Nietzsche[3].
Il ne s’agit pas de rejeter la dimension descriptive du concept d’individualisme. Il s’oppose bien au holisme qui affirme l’antécédence et la primauté du tout sur la partie. L’individualisme moderne est de la sorte associé à la compréhension actuelle de la liberté. L’individu est compris comme naturellement libre et c’est sur cette base qu’il s’associe à d’autres pour former une société. La notion moderne de contrat social soutient cette thèse que des libertés natives (fictivement) décident de former une société en aliénant une partie de leur autonomie pour préserver et assurer leur vie. Dans cette perspective, les traditions auxquelles appartient l’individu, celles de la nation, de la famille, de l’Église, sont des sources d’appartenance avec leur cortège de codes et de comportements. Mais ceux-ci sont comme des ressources à la disposition des individus pour construire leur identité, sans aucun impératif ni sanction.
Cette notion descriptive de l’individualisme n’annule pas la caractéristique moderne de la grégarité que Tocqueville décrivait en parlant de la passion égalitaire des démocraties : celle-ci « réduit chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux délivrés du trouble de penser» [4]. Loin des foules conventionnelles (armée et Église), la socialité contemporaine allie la subjectivité des identités et la pluralité des options. Des egos menacés d’égoïsme mais des égos grégaires a-t-on dit[5]. Le prix à payer pourrait être une désymbolisation liée à un monde pulsionnel délivré des contraintes des sociétés autoritaires dénoncées par Foucault.
L’anomie qui résulte de la culture libérale n’est pas moins contraignante. Elle peut apparaître selon les mots d’Annah Harendt une tyrannie sans tyran[6] comme on le constate au plan de l’économie mondiale. La mondialisation libérale aboutit alors à une situation de réseaux : ceux des flux financiers virtuels, ceux des médias, ceux de la « toile ». De ce fait, au contrôle foucaldien se substitue un démantèlement des instituions au profit d’une désinstitutionalisation des individus mais aussi de leur capacité à la symbolisation. Le sujet possède désormais selon le philosophe Dany-Robert Dufour une subjectivité souple et précaire adaptée au marché. Il ne se meut plus dans le registre de la représentation mais dans celui de la présentification qui saisit l’objet pour le consommer, c’est-à-dire pour en jouir immédiatement[7]. La réification des choses plus que leur présentification atteint de plein fouet l’économie sacramentelle de la grâce comme l’avait déjà montré L.-M. Chauvet dans l’ouvrage Symbole et sacrement[8].
L’irruption de la Parole fait le liturge chrétien
Face à une désymbolisation de l’individu grégaire, en manque de l’Autre, la liturgie possède-t-elle des ressources telles qu’elles puissent rompre la forclusion de la rencontre avec le Nom du Père, pour parler avec Lacan. Autrement dit, la liturgie peut-elle ressourcer la dimension symbolique de la vie humaine en la délivrant du clivage créé par les sociétés des relations duelles ? Il s’agirait alors de sortir des sociétés qui se dépolitisent au profit du contrat et de la procédure. Faute de recours au tiers terme (la Loi), ces sociétés duelles avivent les conflits frontaux et accumulent les procédures pour les régler. Entrer dans la liturgie serait alors un apprentissage de la symbolisation pour recouvrer une dimension politique du vivre ensemble. Politique voulant dire ici toute l’activité qui forme le cadre général d’une société organisée.
Église de Pâque
Sacrosanctum concilium définit la liturgie comme le lieu où s’exerce notre rédemption[9] et où s’expérimente la nature même de l’Église présente dans le monde, toute entière orante et en chemin vers le Royaume. Le lien est immédiat entre le mystère du salut en Jésus-Christ et sa réalisation ecclésiale. C’est la Pâque du Christ et le don de son Esprit qui forment le centre autour duquel s’articule la liturgie chrétienne[10]. Le Nouveau testament affirme en effet que l’attestation pascale de la résurrection du Christ est « ecclésialisante ». C’est sur Parole que le témoin du ressuscité part l’annoncer aux autres formant ainsi avec eux l’embryon ecclésial né de la rencontre du Ressuscité : le récit d’Emmaüs en est le modèle. Croire est ainsi sans preuve : « heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20,30). Le récit liturgique stylisé de la rencontre d’Emmaüs (Lc 24, 13-35) renforce encore la métamorphose ecclésiale de l’attestation qui énonce « Jésus est vivant ». L’Église naît ainsi de la performativité de cette Parole adressée[11]. Le destin du crucifié y est déchiffré pour ce qu’il est, l’avènement d’une création nouvelle dans laquelle tout, des rapports humains au cosmos, se trouve déjà transfiguré.
Acte public du culte qui réalise l’Église en son lieu historique,
la liturgie édifie chaque jour ceux qui sont au-dedans pour en faire un temple saint dans le Seigneur, une habitation de Dieu dans l’Esprit, jusqu’à la taille qui convient à la plénitude du Christ, c’est d’une façon admirable qu’elle fortifie leurs énergies pour leur faire proclamer le Christ, et ainsi elle montre l’Église à ceux qui sont dehors comme un signal levé sur les nations, sous lequel les enfants de Dieu dispersés se rassemblent dans l’unité jusqu’à ce qu’il y ait un seul bercail et un seul pasteur[12].
Le complément de la définition du mot liturgie dans Sacrosanctum Concilium qualifie l’Église comme don de l’Esprit qui la rend capable de s’adresser au monde pour le service de l’unité du genre humain[13]. Si la liturgie est concrètement faites de rites en tant qu’office, elle est néanmoins plus large que sa ritualité et ne s’y réduit pas. Il lui est essentiel d’être l’action de l’Église née de la Pâque de son Seigneur[14].
La Parole pascale
La Parole (Logos) ressuscitée est une Parole « ressuscitante » selon le Nouveau Testament. Les disciples dispersés par la mort tragique de Jésus sont rassemblés dans l’expérience pascale comme l’atteste les Evangiles et la prédication paulinienne. H. Kessler dans Sucht den Lebenden nicht bei den Toten, établit à l’encontre d’une exégèse historicisante que le fondement de la foi pascale n’est pas à chercher uniquement dans le Jésus prépascal ; il est à trouver dans les récits d’apparition et finalement dans le Dieu trinitaire lui-même :
le Jésus prépascal (terrestre et crucifié) est sans aucun doute la condition préalable et la base de la foi (pascale) mais (en raison de sa mort) il n’est pas un fondement suffisant… Le Jésus terrestre et désormais exalté, donc le Jésus total est le fondement permanent constituant le fondement de la foi et de l’Église[15].
Pour H. Kessler les termes des récits d’apparition sont ceux de la rencontre et de l’expérience, ce qui implique de ne pas déduire, de la vie de Jésus ou des attentes des disciples, l’événement eschatologique de la Pâque du Seigneur. On retrouve là les arguments de W. Kasper lorsqu’il écrit :
La rencontre avec le Seigneur ressuscité est présentée dans le Nouveau Testament comme une rencontre de Dieu et une expérience de Dieu… Les apparitions sont la révélation eschatologique que Dieu fait de lui-même. Celle-ci est le véritable fondement de la foi pascale et de la foi en général, s’il est vrai qu’avoir la foi, c’est avoir Dieu seul comme raison et comme but de toute la vie… Une telle foi ne peut jamais avoir pour base des faits ou des arguments particuliers, mais seulement la fidélité et la vérité de Dieu qui s’imposent à l’homme. On peut dire en ce sens que Jésus de Nazareth comme témoin de la foi est devenu par ces ‘apparitions’ le fondement de la foi[16].
Les tentatives de « re-théologisation » de la résurrection dans le discours christologique s’inscrivent toujours peu ou prou dans l’équilibre trouvé par W. Kasper sans toujours atteindre le niveau théologique que requiert la foi en la résurrection. La foi croit et comprend en effet qu’en la résurrection du Christ, c’est la vérité de la Parole qui atteint l’homme avec cette capacité qu’elle a de révéler la puissance de vie qui, en ce monde, peut surmonter les refus que l’homme ne cesse de lui opposer.
La Parole dans la liturgie
La Parole de Dieu est le cœur de toute liturgie comme l’a soulignée Sacrosanctum Concilium n° 7 et comme le rappelle Verbum Domini :
la célébration liturgique devient elle-même une proclamation continue, pleine et efficace de la Parole de Dieu. C’est pourquoi, la Parole de Dieu, assidûment proclamée dans la liturgie est toujours vivante et efficace par la puissance de l’Esprit Saint, et manifeste l’amour agissant du Père qui ne cesse jamais d’agir pour tous les hommes[17].
Renouant avec Origène amplement commenté par H. de Lubac et H. Urs von Balthasar[18], le magistère insiste pour dire que
Le Christ, réellement présent dans les espèces du pain et du vin, est présent analogiquement dans la Parole proclamée dans la liturgie. Approfondir le sens de la sacramentalité de la Parole de Dieu, peut donc favoriser une compréhension plus unifiée du mystère de la révélation se réalisant ‘par des actions et des paroles intrinsèquement liées entre elles’ qui profitera à la vie spirituelle des fidèles et à l’action pastorale de l’Église[19].
L.-M. Chauvet a développé cette idée des sacrements (mystères) qui sont ces gestes symboliques où la Parole prend le risque du corps. La Parole acquiert en effet sa fécondité à la mesure même où elle est crue : « non quia dicitur, sed qui creditur. » Manger la Parole, c’est-à-dire depuis Origène jusqu’à Augustin, ruminer le sacrement (mystère) du Christ donne au sacrement reçu sa virtus, sa force fécondante.
Cette riche théologie de la Parole dans la liturgie conçue comme échange symbolique est aujourd’hui en crise, mais semble aussi faire l’objet d’un renouveau dans les publications théologiques et pastorales. La désymbolisation qui affecte la culture moderne atteint ce que les médiévaux appelaient la gratia gratis data (initiative libre et gracieuse de Dieu) et la gratia gratum faciens (l’excès de la grâce, ce qui est hors valeur). La loi du marché, qui s’impose à la démocratie moderne, affaiblit le rôle de la Parole qui permet la reconnaissance mutuelle. Elle met en avant la valeur utilitaire et marchande. Le risque est alors d’instrumentaliser la liturgie au profit d’une utilité individuelle ou pastorale. Il n’est pas rare qu’on attende de la liturgie un effet immédiat, même esthétique. Mais le registre sacramentel de la Parole est celui de la manne au désert. Il résiste à tout stockage, car il vient de Dieu. La grâce ne se détient pas à la manière où l’on possède un objet. Elle se détient en partage à la manière d’un symbole expliquait J. Ratzinger dans son commentaire du baptême[20].
Cet échange symbolique dans lequel s’échange la foi, – l’évêque interrogeant le catéchumène et celui-ci lui répondant – assure le lien entre l’Église, la Parole et le sacrement. Communier à la Parole, c’est communier à l’Église. Là encore la crise de la symbolisation affecte la mission de l’Église qui est de prêcher la parole. Renouvelant le miracle des pains (Mt 14, 15-21), elle doit le rompre pour qu’ils deviennent nourriture. Selon l’interprétation d’Origène :
A moins que ces pains n’aient été partagés en morceaux par les disciples, c’est-à-dire à moins que la lettre [de l’Écriture] n’ait été tournée et retournée et rompue, son sens n’est pas accessible à tous[21].
Poursuivant son commentaire d’Origène, le théologien de Lucerne poursuit en affirmant que la manducation opérée par la lecture et la prédication des Écritures équivaut au contact avec le Sauveur : « au contact de la chair du Sauveur et de l’Église visible correspond le contact de la lettre »[22]. Comme corps du Logos, l’Église est Mystère[23] selon une double relation au monde. Une relation qui la différencie du Christ lui-même qui en est la Tête selon l’image paulinienne. Une relation immanente qui englobe la communication que Dieu fait de lui-même à toute la Création au-delà des frontières visibles de l’Église[24].
La centralité de la Parole de Dieu dans la liturgie réaffirmée dans Sacrosanctum concilium est au cœur de la question contemporaine de la symbolisation difficile. Le christianisme affirme en effet que
le langage de la chair est pour le Verbe divin, une expression non pas approximative, mais tout à fait adéquate ; elle ne supprime pas pour autant la distance, ce qui fait qu’elle maintient par là ce qui distingue une idole d’une icône[25].
La liturgie assure cette distance par la mise en œuvre dialogique de la Parole :
La sanctification de l’homme s’opère et le culte de Dieu s’exerce dans la liturgie des Heures de manière à instaurer une sorte d’échange ou de dialogue entre Dieu et les hommes, par lequel, Dieu parle à son peuple (…) et le peuple répond à Dieu par les chants et la prière[26].
La crise contemporaine de la symbolisation atteint directement la Parole comme événement au sens où elle exprime le désir du sujet d’être reconnu par autrui. En ce sens, elle apparait derrière le discours, comme en creux, entre les lignes. Il n’est jamais de discours sans parole comme l’atteste les oraisons liturgiques toute entière pétries de ce que L.-M. Chauvet désigne par leur archi-oralité, par le fait que le texte, écrit dans les formulaires, a vocation à être dit, proclamé, chanté. Mais l’appauvrissement de la Parole endommage son efficacité symbolique. C’est la capacité d’engendrer des sujets par la Parole qui est mise en cause aujourd’hui. Si la Parole est le lieu de naissance du sujet, elle est aussi son lieu d’entretien permanent. C’est ce que révèle la liturgie, dans la mise en œuvre de la situation de révélation d’un Dieu qui parle à son peuple et sollicite sa libre réponse, à laquelle correspond l’offrande spirituelle du sujet : « Offrez votre personne et votre vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu, c’est là pour vous l’adoration véritable » (Rm 12, 1).
Crédibilité liturgique dans la modernité
Nos sociétés modernes ont démonétisé la parole au service d’une adaptation permanente aux besoins du marché pour faire évoluer sans cesse les modèles économiques puis anthropologiques en vue de survivre dans la compétition mondiale. Les activités du monde relayées par les médias aboutissent à un monde saturé de discours. Exister consiste à communiquer plus vite et plus fort que les autres. Selon J. Baudrillard, le résultat est une désymbolisation au profit du signe médiatique[27], qui a pour conséquence l’affaiblissement général des figures d’autorité dans nos sociétés. A force de produire des signifiants sans signifiés, le discours voit s’accroitre la déliaison entre le langage et la réalité. Ce qui est consommable dans nos sociétés, ce n’est pas la réalité mais une sorte de néo-réel fabriqué par les signes médiatiques. Il y a, à la fois, perte de sens et de référence au profit d’une forme-signe.
Tout le déroulement de l’année liturgique déploie très justement le mystère de la Parole. Selon L. Bouyer, le temps y est envisagé comme un tout. L’année liturgique est la proclamation par l’Église de la Parole qui lui a été confiée : « Dans la célébration de l’année liturgique, par conséquent, le Mystère est proclamé, communiqué, donné en participation »[28]. Ce cycle liturgique métaphorise la symbolisation qu’opère la liturgie. Elle promeut une action dans laquelle le désir de l’homme est éveillé à la réponse qu’il peut donner, dans la foi, à Dieu qui lui parle selon la double modalité de la Parole et du sacrement.
Cette symbolisation liturgique par la Parole sacramentelle a la capacité de former la communauté et de restaurer l’échange entre les sujets comme l’atteste déjà l’assemblée de Sichem au chapitre 24 du livre de Josué (Jos 24). Resymboliser suppose un principe de tradition qui instaure une dette à l’égard de l’histoire.
Dans la mémoire des hauts faits de Dieu, la reconnaissance de l’assemblée ratifie au présent la dette de tradition. Elle le fait selon la participation active formulée par Sacrosanctum Concilium[29].
Un troisième principe est requis pour la symbolisation de la Parole en liturgie, celui de l’universalité. Quand le Christ parle à travers la liturgie, à son Église, il adresse et communique le salut qu’il opère pour tous (1 Tm 2, 4). Et cette communication de salut instaure un régime de catholicité. La particularité des sujets et de peuples n’est pas absorbée dans une unité abstraite. La liturgie des églises particulières rassemblées par leur évêque uni à l’évêque de Rome réalise l’Église universelle en un lieu particulier. En procédant de la sorte la liturgie s’écarte de la logique libérale moderne du partenariat pour fonder la communauté ouverte de l’Église[30]. L’assemblée dominicale écrit A. Borrras
peut être le lieu où se représente cette catholicité, du moins si elle se compose d’un ensemble de fidèles suffisamment nombreux et comprend une diversité relativement significative. La catholicité s’y représente au double sens où l’assemblée la joue et la manifeste. A ces conditions, l’assemblée dominicale constitue un scénario d’une prise de conscience de l’identité ecclésiale de la communauté dont les membres se découvrent alors convoqués et envoyés, selon cette même logique du don, en quoi a consisté l’événement pascal[31].
Symbolisation et institution vont de pair. Dans le mémorial pascal dont vit la liturgie, le Christ communique le don de lui-même que Jésus a fait « une fois pour toutes »[32]. Toute entière action du corps ecclésial, l’action de grâce forme la communauté reconnaissante, vivant elle-même ce régime nouveau d’institution qu’est la grâce[33].
[1] E. Goffman, Les rites d’interaction, traduit de l’anglais par A. Kihm, Paris, Éd. de Minuit, coll « Le sens commun », 1974, p. 21.
[2] Ibid., p. 51.
[3] B. Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer – du 11 septembre au 21 avril, Paris, Galilée, 2003, p. 30.
[4] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], Oeuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre », p. 840.
[5] D.-R. Dufour, L’Art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003 ; L’individu qui vient… après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011 ; Il était une fois le dernier homme, Paris, Denoël, 2012.
[6] A. Harendt, Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Levy, 1972, p. 181.
[7] D. Bougnoux, La Crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006.
[8] L.-M. Chauvet, Symbole et sacrements, Paris, Éd. du Cerf, « Cogitatio fidei » 144, 1987.
[9] Concile Vatican II, Constitution sur la liturgie, n° 2.
[10] Ibid., n° 5.
[11] Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini (30 septembre 2010), n° 56 : « Le Christ, réellement présent dans les espèces du pain et du vin, est présent analogiquement dans la Parole proclamée dans la liturgie. Approfondir le sens de la sacramentalité de la Parole de Dieu, peut donc favoriser une compréhension plus unifiée du mystère de la révélation se réalisant ‘par des actions et des paroles intrinsèquement liées entre elles’, qui profitera à la vie spirituelle des fidèles et à l’action pastorale de l’Église ».
[12] Concile Vatican II, Constitution sur la liturgie, n° 2.
[13] Cf. Concile Vatican II, Constitution sur l’Église Lumen gentium n° 1.
[14] Y. M.-J. Congar, « L’ ‘Ecclesia’ ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique » dans J.-P. Jossua et Y. Congar (sous la dir. de), La liturgie après Vatican II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 66, 1967, 246-282.
[15] Cf. M. Deneken La foi pascale, Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 242-243.
[16] W. Kasper, Jésus le Christ, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 1976, p. 213.
[17] Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini, n° 52 ; cf. Présentation générale du lectionnaire romain, Parole de Dieu et année liturgique, CLD, 1998, n°4, p. 13.
[18] H. Urs von Balthasar, Parole et Mystère chez Origène, Genève, Ad Solem, 1998 reproduisant deux articles des Recherches de Science Religieuse, n° 26 et 27 en 1936 et 1937 ; H. de Lubac, Histoire et esprit. L’intelligence des Écritures d’après Origène, Paris, Éd. du Cerf, Collection « Œuvres du cardinal Henri de Lubac et études lubaciennes » 2002, n° 16.
[19] Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini, n° 57 qui renvoie à Concile Vatican II, Constitution sur la révélation, Dei Verbum n° 2.
[20] J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Paris, Mame, 1969, 48-49.
[21] Origène, Homélie sur la Genèse, 12, 5 cité par H. Urs von Balthasar, Parole et Mystère chez Origène, p. 69.
[22] H. Urs von Balthasar, Parole et Mystère chez Origène, p. 119.
[23] Concile Vatican II, Constitution sur l’Église Lumen Gentium n° 1.
[24] H. Urs von Balthasar, Parole et Mystère chez Origène, p. 86.
[25] H. Urs von Balthasar, La Théologique, T. II Vérité de Dieu, Bruxelles, Culture et Vérité, 2002, p. 198.
[26] Présentation générale de la liturgie des Heures, n° 14.
[27] J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1970 ; La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970 ; Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972 ; L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976.
[28] L. Bouyer, La vie de la liturgie, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lex Orandi », n° 20, 1956, p. 235.
[29] Concile Vatican II, Constitution sur la liturgie, n° 14 « La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui, en vertu de son baptême, est un droit et un devoir pour le peuple chrétien, ‘race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple racheté’ (1 P 2, 9 ; cf. 2, 4-5). Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ; et c’est pourquoi elle doit être recherchée avec ardeur par les pasteurs d’âmes, dans toute l’action pastorale, avec la pédagogie nécessaire ».
[30] Concile Vatican II, Constitution sur l’Église Lumen Gentium, (21 novembre 1964), n° 13 : « C’est pourquoi encore il existe légitimement, au sein de la communion de l’Église, des Églises particulières jouissant de leurs traditions propres – sans préjudice du primat de la Chaire de Pierre qui préside à l’assemblée universelle de la charité, garantit les légitimes diversités et veille à ce que, loin de porter préjudice à l’unité, les particularités, au contraire, lui soient profitables ».
[31] Sur le site http://www.catho-theo.net/spip.php?article33 (consulté le 27 mai 2013).
[32] J.-M. R. Tillard, « Les sacrements de l’Église », dans B. Lauret, F. Refoulé, dir., Initiation à la pratique de la théologie, t. 3, Dogmatique, Paris, Éd. du Cerf, 1983, p. 385-466, ici p. 449.
[33] Cf. H. Dombois, Das Recht der Gnade, 3 vol., Witten, Luther-Verlag, 1961, 1974, 1983.
Jean-Louis Souletie, f.m.t., docteur en théologie,
alors directeur de l’Institut Supérieur de Liturgie.
(Source : La Maison-Dieu, 275, 2013/3, pp. 203-217).