Le culte des saints dans l’Eglise catholique
Par Pierre Jounel, († 2004), prêtre attaché à la compagnie de Saint-Sulpice, fut un des acteurs de la réforme liturgique de Vatican II. Ancien professeur de liturgie à l’Institut catholique de Paris.
Pour dire en quoi consiste le culte des saints dans l’Église catholique il ne sera pas inutile de répondre d’abord à deux questions : qu’est-ce qu’un saint ? Que signifie le mot culte ?
La nature du culte des saints
Qu’est-ce qu’un saint ?
En chantant dans chacune de nos eucharisties : Saint, saint, saint le Seigneur, nous proclamons que Dieu seul est Pur, Dieu seul est Transparence, Dieu seul est Amour? dieu seul est saint, Dieu Père, Fils et Esprit. C’est ainsi que nous pouvons dire également au Christ : Toi seul es Saint, Toi seul es Seigneur, comme nous le recommande l’apôtre Pierre (1 Pe 3, 15).
Les hommes ne sont saints que dans la mesure où Dieu en a fait ses consacrés : Soyez saints, parce que je suis saint, moi le Seigneur votre Dieu (Lév 19, 2). Le peuple d’Israël est appelé dans la Bible un peuple saint parce qu’il est le peuple de Dieu, le peuple sacerdotal et royal (Ex 19,5-6). L’Église du Christ est sainte, parce qu’elle est le nouveau peuple de Dieu (1 Pe 2,9). Elle est sainte et immaculée (Ep 5 ; 27), parce que le Christ l’a lavée dans son sang.
Dès lors la sainteté du corps du Christ pourra être communiquée à ceux qui deviendront ses membres par le baptême. C’est pourquoi Paul appelle saints tous les chrétiens, aussi bien ceux de Rome (Rm 1, 7) que ceux de Jérusalem (Rm 15,25).
Peu à peu cependant, à partir de l’époque où l’on commença à vénérer particulièrement les martyrs, on devait réserver le titre de saint d’une manière de plus en plus exclusive aux fidèles du Christ en qui resplendissait davantage l’image de leur Seigneur. Un saint est donc un chrétien qui a vécu plus intensément les yeux fixés sur le Christ pour le suivre de plus près, tel Etienne dans sa mort, ou plutôt c’est un baptisé qui s’est laissé davantage saisir par le Christ de manière à pouvoir dire avec Paul : Si je vis, ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi (Ga 2,20).
Cette identification du saint au Christ, et spécialement au Christ en croix, a été ressentie vivement par les premières générations chrétiennes. La Lettre des fidèles de Vienne et de Lyon aux frères d’Asie (en 177) en témoigne :
« Le Christ souffrait en Sanctus… Le corps de Pothin s’en allait de vieillesse, mais il gardait son âme en lui, afin que par elle le Christ triomphât. »
Quant à Blandine, « petite, faible, méprisée, elle avait revêtu le Christ. Ses compagnons voyaient des yeux du corps, par le moyen de leur sœur, celui qui avait été crucifié pour eux. »1
C’est pour avoir fait la même découverte dans le martyr de leur évêque Polycarpe que, vingt ans plus tôt, les chrétiens de Smyrne veillèrent à recueillir ses restes, afin de « célébrer dans la joie et l’allégresse l’anniversaire de sa naissance à Dieu » près de son tombeau.2
En quoi consiste le culte des saints ?
La lettre des chrétiens de Smyrne, qui constitue le plus ancien témoignage sur la célébration de l’anniversaire des martyrs (vers 155), précise déjà clairement la nature de ce culte, car elle ajoute :
« Nous adorons le Christ, parce qu’il est le Fils de Dieu ; quant aux martyrs, c’est en leur qualité de disciples et d’imitateurs du Seigneur que nous les aimons. »
Deux siècles et demi plus tard, Augustin précisera : « Si nous honorons les martyrs, nous n’élevons d’autel à aucun d’eux. » Mais il faut lire cette page dans laquelle l’Église catholique reconnaît l’exacte formulation de sa doctrine au culte des saints.
En effet, quel évêque montant à l’autel, dans les lieux où les corps des saints sont ensevelis, a-t-il jamais dit : Nous offrons à toi, Pierre, ou Paul, ou Cyprien ? Ce que l’on offre, on l’offre à Dieu qui a couronné les martyrs, auprès des tombeaux de ceux qu’il a couronnés, afin que les lieux eux-mêmes encouragent à une plus grande ferveur pour aiguiser la charité envers eux, que nous pouvons imiter, et envers lui, dont l’assistance nous permettra de le faire.
Nous rendons aux martyrs le même culte d’affection et de solidarité que l’on rend en cette vie aux saints hommes de Dieu dont nous constatons que le cœur est prêt à subir les mêmes souffrances pour la vérité de l’Évangile. Toutefois, nous honorons les martyrs avec un plus grande ferveur parce que celle-ci est plus assurée, maintenant qu’ils ont triomphé de tous les combats ; nous célébrons par une louange plus confiante ceux qui sont déjà victorieux dans une vie plus heureuse, de préférence à ceux qui sont encore dans les luttes d’ici-bas.
Mais le culte d’adoration (pour les grecs, « latrie »…) est une obligation due proprement à la divinité. Nous le rendons et nous enseignons à le rendre à Dieu seul. Or, c’est de ce culte que relève l’oblation du sacrifice et c’est pourquoi on taxe d’idolâtrie ceux qui vont jusqu’à rendre un tel culte aux idoles. En aucune manière nous ne rendons un tel culte, ni nous ne prescrivons de le rendre, à aucun martyr, à aucune âme sainte, à aucun ange Et quiconque tomberait dans une telle erreur, on le reprend, selon la sainte doctrine, afin qu’il se corrige ou qu’il se tienne sur ses gardes.
Mais autre chose est ce que nous enseignons, autre chose, ce que nous supportons ; autre chose, ce qu’il est ordonné de corriger et, en attendant que nous l’ayons corrigé, ce que nous sommes contraints de tolérer.3
Les formes diverses du culte des saints
La dernière phrase d’Augustin ouvre déjà quelques perspectives sur les déviations possibles du culte des saints, mais son exposé dit clairement que la notion de culte n’a pas le même sens selon qu’on l’attribue à Dieu et aux saints. Dans le latin chrétien, comme dans le latin classique, le mot cultus revêt toute une gamme de significations, qui va de la culture des champs à l’action d’honorer ses parents, sa patrie ou les dieux, en passant par le genre de vie. En français, l’usage du mot culte n’est pas antérieur à la fin du 16ème siècle et, au 1 ème, il passe encore pour un mot rare. C’est pourquoi il nous faudra analyser les formes que revêt le culte des saints pour en préciser la signification. Entre le culte liturgique et le culte populaire les connotations ne seront pas toujours les mêmes. Mais sa nature s’éclaire aussi en référence à ses origines et à la manière dont il s’est développé.
Comment s’exprime le culte des saints ?
L’anniversaire local des martyrs
Nul n’ignore que ce sont les martyrs qui, les premiers ont été l’objet de la vénération de l’Eglise locale. « Nos seigneurs les martyrs et les victorieux » ont toujours tenu le premier rang dans le souvenir des fidèles. C’est que le martyre est la plus haute expression de la foi et la communion la plus intime au mystère pascale du Christ. Mais, si l’anniversaire de la naissance au ciel du martyr rassemble la communauté des frères autour de sa tombe, les formes qu’emprunte la vénération populaire sont identiques à celles dont on entoure la mémoire des autres défunts.
On se rassemble pour le repas-souvenir – le refrigerium – et souvent on célèbre l’eucharistie, comme en témoigne au 3ème siècle la Didascalie des Apôtres. C’est une Eucharistie toute joyeuse pour le triomphe du Christ dans l’un des membres de son corps.
La prière adressée aux martyrs
Le passage de la vénération des défunts à celle des martyrs se manifeste avant tout dans les formes de la prière. Les inscriptions paléo-chrétiennes abondent en formules de prière pour les défunts : Requiescat in pace, Vivat in Christo. Mais quelques-unes s’adressent au défunt lui-même : Vivas in Christo et pete pro nobis, Pete pro coniugo. La prière directement adressée aux martyrs est plus fréquente que celle qui s’adresse aux défunts, car on est sûr que la mort leur a ouvert d’emblée la porte du ciel. Les inscriptions découvertes en 1915 à la catacombe de Saint-Sébastien à Rome renferment de nombreuses prières adressées à Pierre et à Paul : Paule et Petre, petite pro Victore. Or ces inscriptions remontent aux années 260.
Si l’on prie le martyr, comme on prie parfois les autres défunts, on ne prie jamais pour lui. On intercède par lui, car on estime qu’il n’a aucun besoin des suffrages de la communauté, mais qu’il est une puissance près de Dieu. Le passage du pro et per constitue en quelque sorte la canonisation dans l’Eglise ancienne. Il procède spontanément de la conscience du peuple chrétien, mais requiert la ratification de l’évêque. Augustin expose à nouveau clairement la distinction entre les deux formes de prière.
« Si nous faisons mémoire des martyrs, en prenant place à la table du Seigneur, ce n’est pas afin de prier pour eux, comme pour les autres défunts qui reposent dans la paix, c’est bien plutôt afin qu’ils prient pour nous, et que nous suivions leurs traces. Car ils ont accompli cet amour dont le Seigneur a dit qu’il ne peut en être de plus grand. lls ont offert à leurs frères cela même qu’ils ont reçu à la table du Seigneur. »4
Les autres formes de la sainteté
Le culte des martyrs ne tarda pas à s’étendre à celui des autres chrétiens dont la vie avait été toute irradiée par l’Esprit. Les prouesses des Pères du désert, la virginité vécue comme un signe du Royaume à venir, la fidélité exemplaire de certains pasteurs au service du troupeau du Christ, la conjonction de la science théologique et de l’ascétisme chez les Pères dans la foi, apparurent comme des substituts du martyre. Mais l’hommage rendu à ces divers types de fidélité à l’Evangile n’égala jamais en ferveur le culte des martyrs. Celui-ci est toujours demeuré premier dans l’Eglise.
On ne saurait esquisser ici l’histoire des développements du culte des saints. Si la plupart des Eglises d’Orient n’ont pas cru devoir ajouter d’autres noms à ceux des saints des premiers siècles, l’Eglise byzantine a été moins rigoureuse. Le calendrier de l’Eglise de Russie est abondamment pourvu de saints locaux, dont le dernier en date, saint Séraphin de Sarov (mort en 1833), est sans doute le plus populaire. L’Eglise romaine estime pour sa part que la sainteté est un don permanent de Dieu à son peuple et, avec une prudence parfois excessive dans ses enquêtes préalables, elle aime proposer à la vénération des fidèles ceux de ses fils et de ses filles qui ont le plus témoigné de la présence du Christ en eux.
Le culte liturgique
La vénération envers tel ou tel personnage naît d’ordinaire de la piété populaire. Mais pour que le titre de saint lui soit reconnu officiellement par l’Eglise et qu’il devienne l’objet d’un culte liturgique, l’intervention de l’autorité est requise. Depuis le 13 siècle, le Pape s’est réservé la décision ultime. Celle-ci est notifiée au cours d’une liturgie solennelle, la canonisation. Si la piété populaire s’attache volontiers aux formes liturgiques du culte des saints et leur donne un caractère festif, elle les déborde souvent et peut s’en éloigner d’une manière notable. Il convient donc de distinguer entre le culte liturgique et le culte populaire.
Martyrologes et calendriers
Le fondement du culte liturgique d’une saint consiste dans son inscription au martyrologe et au calendrier. Dès l’an 250, Saint Cyprien veillait à ce qu’on notât avec soin le jour de la mort des confesseurs de la foi, afin qu’on puisse joindre leur mémoire à celle des martyrs.5
Au milieu du 4ème siècle, apparaissent les premiers calendriers et martyrologes, le calendrier donnant la liste des saints fêtés dans une Eglise au long de l’année avec le lieu et le jour de la célébration (Calendrier romain de 354), tandis que le martyrologe recueille pour chaque jour la liste des saints dont on célèbre le natale en diverses régions (Martyrologe de Nicomédie de 361).
Héritier des martyrologes du haut moyen âge et de l’époque carolingienne, le Martyrologe officiel de l’Eglise romaine date de 1584. Depuis lors, trois cents saints oui groupes de saints y ont été inscrits.
La célébration liturgique
L’inscription d’un saint au calendrier ou au martyrologe a pour but de fixer la date de sa fête. Celle-ci consiste dans la célébration de l’Eucharistie et de la liturgie des Heures en son honneur.
Il est sans doute superflu de rappeler que l’Eucharistie est offerte à Dieu seul, mais dans le souvenir des saints. Ce souvenir est présent dans la prière d’ouverture de l’assemblée qui évoque le physionomie spirituelle du saint oui son action dans l’Eglise et qui, souvent, fait appel à son intercession. On ne saurait évoquer cette antique forme de prière per intercessionem sanctisans rappeler les parles du Concile Vatican II relatives à la sainte Mère de Dieu : « tout cela étant entendu de telle sorte que nulle dérogation, nulle addition n’en résulte quant à la dignité et à l’efficacité de l’unique Médiateur, le Christ (Constitution Lumen gentium 62). Le souvenir du saint est aussi présent dans la liturgie de la Parole. C’est en effet la lecture de la parole de Dieu qui permet le mieux de pénétrer dans l’âme de celui dont on célèbre la fête. Parfois il a découvert dans telle page précise de l’Évangile la lumière qui devait guider sa vie. Pour tous se dessine en traits plus vifs la nature de leur mission et l’ampleur de la grâce qu’ils ont reçue.
L’Office de lecture nous fait entrer d’ordinaire en contact encore plus immédiat avec le saint dont on célèbre la mémoire. Il propose en effet pour chacun d’eux les Actes de son martyre ou un témoignage contemporain sur sa vie, ou encore un page de ses écrits, un sermon ancien prononcé au jour de sa fête. A défaut de ces documents, un texte patristique s’essaie à dégager les formes qu’a revêtues en lui l’action de l’Esprit.
C’est encore de la liturgie que relève à certains jours une manifestation plus populaire de l’invocation des saints dans le chant des litanies, où la longue procession des Apôtres, des martyrs, des évêques et des vierges semble s’avancer majestueusement à la suite de Marie vers l’Agneau qui enlève le péché du monde.
La vénération des reliques et des images
A côté de ces manifestations du culte des saints, la vénération de leurs restes et de leur image revêt aussi un caractère liturgique. A la paix de l’Eglise, en 313, on tint à orner les tombeaux des martyrs, et dès fin du IVe, on voit Ambroise de Milan déposer avec respect leurs corps sous l’autel :
« Que les victimes triomphantes prennent place là où le Christ s’offre comme victime. Sur l’autel, celui qui a souffert pour tous et, au dessous, ceux qu’il a rachetés par sa passion ».6
La translation solennelle des restes des saints fera partie jusqu’à nos jours de la liturgie de la dédicace des églises.
Tôt également la piété chrétienne a mis en honneur les images des saints : peintures des cimetières, mosaïques des basiliques. Mais ces représentations ne sont pas à l’origine objet de culte, elles font partie d’un décor de gloire. C’est l’Orient qui a élaboré une théologie de l’icône, après avoir soutenu la légitimité de sa vénération contre les empereurs iconoclastes. Mais l’Orient ne devait jamais passer de l’image plane à la statue en ronde-bosse. Celle-ci apparaît en Auvergne au 10ème siècle, en attendant de connaître bientôt un essor prodigieux avec la sculpture romane et l’ars fancigena. La statue, tout en demeurant le plus souvent décorative, prend parfois dès lors en Occident le relais de l’icône, sans se charger pourtant de la même densité spirituelle. Avec la vénération des statues des saints, nous sommes au point de passage du culte liturgique au culte populaire.
[…]
Ainsi se présente le culte des saints, aussi bien dans l’Eglise catholique que dans les Eglises Orthodoxes. Les saints sont pour nous des modèles, des intercesseurs, des frères, ainsi que le proclame la préface de la fête de Tous les saints :
Nous te rendons grâce, Dieu éternel et tout-puissant, car tu es glorifié dans l’assemblée des saints : lorsque tu couronnes leurs mérites, tu couronnes tes propres dons. Dans leur vie, tu nous procures un modèle, dans la communion avec eux, une famille, et dans leur intercession, un appui ; afin que, soutenus par cette foule immense de témoins, nous courrions jusqu’au bout l’épreuve qui nous est proposée et recevions avec eux l’impérissable couronne de gloire, Par le Christ, notre Seigneur.
Si la vie de l’homme est la gloire de Dieu, aucune vie ne glorifie davantage le Seigneur que celle des saints, car la sainteté n’est pas une conquête de l’homme, elle est un don de Dieu. Le saint, dans sa faiblesse, s’en remet constamment à la grâce du Christ. Il est le contraire du héros. C’est pourquoi il nous est si proche.
Article publié dans La Maison-Dieu n°147 « Temps et liturgie »
—
1. EUSEBE DE CESAREE, Histoire ecclésiastique, V, I, 23 – 26, édit. G. Bardy. Sources chrétiennes 41, Paris, 1955, pp. 12 – 17
2. Martyre de Polycarpe,, dans A. HAMMEN, La geste du sang, Paris, 1953.
3. AUGUSTIN, Contra Faustum 20, 21 ; CSEL 25, 5 62 -563. Traduction Liturgie des Heures, 11 décembre
4. AUGUSTIN, Tractatus in Joannem 84, 2 ; CCL 36, 537 – 538
5. CYPRIEN, Epistula 12,2 ; édit. Bayard, Saint Cyprien, Correspondant, tome 1er, Paris, 1925, p. 34. Cf. aussi Epist. 39, 3, ibid., 99.
6. AMBROISE, Epistula 22, 13 ; PL 16, 1022
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