L’autel au cœur de la liturgie
Par Patrick Prétot, Moine o.s.b. de l’abbaye de la Pierre Qui Vire, théologien, professeur à l’Institut Supérieur de Liturgie et ancien directeur de la rédaction de La Maison Dieu.
Lorsqu’elle traite de la « disposition de l’église en vue de la célébration communautaire », la Présentation générale du Missel romain (PGMR) part d’une grande vision de l’assemblée liturgique : « Le Peuple de Dieu, qui se rassemble pour la messe, forme une assemblée organique et hiérarchique » et « s’exprime par la diversité des fonctions et des actions. » (PGMR n° 257)
C’est dans ce contexte qu’elle situe les lieux respectifs des fidèles, de la chorale ainsi que du prêtre et de ses ministres. Le sanctuaire apparaît ainsi comme la partie de l’église qui manifeste la « fonction hiérarchique », c’est-à-dire celle où prêtre et ministres, « chacun respectivement », « va présider à la prière, annoncer la parole de Dieu et servir à l’autel. » Mais le texte précise que la diversité des lieux, expression de la diversité des fonctions, est en fait au service d’une unité fondamentale :
« Ces dispositions, tout. en exprimant l’ordre hiérarchique et la diversité des fonctions, devront aussi assurer une unité profonde et organique de l’édifice, qui mettra en lumière l’unité de tout le peuple de Dieu. »
La disposition liturgique tend donc à conjuguer deux aspects complémentaires, diversité des lieux et des fonctions d’une part, unité de l’assemblée d’autre part. L’un et l’autre de ces aspects étant profondément liés entre eux, au point de se renforcer mutuellement.
C’est à la lumière de cette grande perspective que nous voudrions situer cette réflexion sur l’autel en tant que lieu de célébration. Dans les Chroniques d’art sacré , le P. Frédéric Debuyst a déjà traité avec ampleur de « la problématique de l’autel » dans la perspective de la réforme liturgique suscitée par Vatican II. Ici, en nous appuyant sur ces travaux, nous voudrions réfléchir au rapport entre l’autel et la fonction liturgique dont il est le centre. Il s’agira moins de considérer la place de l’autel dans l’espace liturgique, sa nature, sa forme ou encore sa décoration (cf. PGMR n° 259 – 270) que de repérer la relation entre l’autel comme lieu de célébration et la pratique liturgique.
L’autel au cœur des actions liturgiques
La proposition peut être d’emblée formulée de la manière suivante : l’autel est le lien des divers lieux de célébration. C’est pourquoi, à l’autel s’applique le principe de « fonctionnalité » évoqué par la Présentation générale du Missel romain pour l’ensemble de l’espace liturgique. Si dans l’assemblée liturgique, le peuple de Dieu « s’exprime par la diversité des fonctions et des actions selon chaque partie de la célébration », alors l’autel doit être le centre où se conjuguent diversité des fonctions liturgiques et unité de la célébration. Dès lors, il nous semble essentiel de mettre en relief la diversité des fonctions de l’autel pour mieux en percevoir la signification et la portée à l’intérieur de l’espace liturgique. Pour ce faire, nous suivrons les étapes de la célébration telles qu’elles sont décrites dans la PGMR.
L’autel et l’ouverture de la célébration
Au cours des divers rites d’introduction (cf. PGMR n° 24), l’autel prend immédiatement une place centrale puisque le premier geste liturgique du prêtre et des ministres, à leur arrivée au sanctuaire pendant le chant d’entrée, consiste précisément à le saluer. L’autel est donc déjà à ce moment de la célébration, un symbole actif au cœur de la liturgie. Il n’est pas encore le lieu d’une action liturgique proprement dite, mais symbole de la présence du Christ qui rassemble et au nom duquel le prêtre salue l’assemblée. La relation à l’autel est donc ici sous le signe de l’attention à une présence que l’on peut qualifier de personnelle, dans la mesure où il est signe de la personne du Christ. Le geste de vénération qui accompagne la salutation – le baiser – est très évocateur de cette personnalisation.
Si l’autel souligne cette présence du Christ, il serait naturel que le prêtre et les ministres ne lui tourne pas le dos mais, qu’à ce moment, comme l’assemblée, ils soient « orientés » vers lui parce qu’il est de la nature même de l’assemblée liturgique, d’être « tournée vers le Seigneur ». Certes, le prêtre se tourne bien vers l’assemblée, par exemple pour lui adresser salutation et monition. Mais pour les autres rites d’ouverture, comme le Kyrie eleison (PGMR n° 30) ou la prière d’ouverture (PGMR n° 32), l’orientation vers l’assemblée ne s’impose pas. Ceci est particulièrement vrai pour l’oraison : parole adressée à Dieu, celle-ci requièrent une orientation conforme à sa nature, c’est-à-dire qui permette à l’assemblée de percevoir son unité dans la prière : c’est l’assemblée tout entière qui, par la voix du prêtre, se tourne vers le Seigneur pour lui adresser sa prière.
L’autel et la liturgie de la parole
Le centre de la liturgie de la parole est bien sûr, non l’autel mais l’ambon, car la « dignité de la parole de Dieu requiert qu’il existe dans l’église un lieu qui favorise l’annonce de cette Parole et vers lequel, pendant la liturgie de la Parole, se tourne spontanément l’attention des fidèles. » (Présentation générale du Missel romain, PGMR n°272)
Cependant, cette polarisation vers l’ambon ne doit pas donner à penser que l’autel est, en quelque sortie, mis entre parenthèses. Le jeu des positions des acteurs liturgiques est ici suggestif du rapport entre diversité des fonctions et unité de la célébration. En effet, si l’attention des fidèles se tourne naturellement vers la Parole, l’assemblée reste habituellement orientée vers l’autel. Dans cette double orientation, celle de l’attention et celle du corps, est exprimée une dimension essentielle de la proclamation liturgique de la Parole « Car dans les lectures, que l’homélie explique, Dieu adresse la parole à son peuple, il découvre le mystère de la rédemption et du salut, et il présente une nourriture spirituelle; et le Christ lui-même est là, présent par sa parole au milieu de ses fidèles. » (PGMR n°33).
C’est bien le même Christ qui est à la fois présent sous le signe de l’autel et qui parle dans les Écritures. Comment donc entendre sa voix, sans être attentif en même temps au signe qui dit sa présence parmi nous ? Car l’autel reprend la figure scripturaire du rocher (Exode 17, 5-6; Nombres 20, 7-11) dont l’apôtre Paul au chapitre 10 de la première épître aux Corinthiens exprime la force : « tous (…) buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait et ce rocher, c’était le Christ. » (1 Corinthiens 10, 4)
L’enjeu de la question est en définitive christologique : l’autel et la Parole proclamée expriment en mode liturgique que « le Verbe s’est fait chair » (Jean 1, 14). La mention de la nourriture spirituelle présentée par Dieu à son peuple durant la liturgie de la parole, renvoie par ailleurs au thème des deux tables qui est au cœur de la doctrine eucharistique du concile Vatican II1 . Car comme l’exprime la Constitution sur la Révélation divine (n° 21) : « L’Église a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle l’a toujours fait aussi pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le pain de vie sur la table de la parole de Dieu et sur celle du corps du Christ, pour l’offrir aux fidèles. »
Non seulement la proclamation de la Parole à l’ambon « n’efface » pas l’autel comme signe de la présence du Christ, mais plus encore, les deux lieux restent à ce moment en étroite connexion pour exprimer que l’un et l’autre renvoient à une seule réalité : à travers la liturgie de la Parole comme à travers le don du corps eucharistique, c’est le même acte qui s’accomplit, à savoir la construction du corps du Christ qui est l’Église par le don de l’Esprit, sous sa double figure : parole et sacrement.
Il est évident que l’homélie est une parole adressée à l’assemblée, et requiert donc pour le prêtre une position de vis-à-vis. Mais lorsqu’on écoute les lectures, durant la profession de foi ou la prière universelle, l’orientation vers l’autel reste fondamentale. Ceci a évidement une incidence sur la place du siège du célébrant qui est, quant à lui, orienté normalement vers l’autel.
L’autel dans la liturgie eucharistique
C’est bien sûr dans l’eucharistie que l’autel apparaît comme lieu central. En effet :
« L’autel, où le sacrifice de la croix est rendu présent sous les signes sacramentels, est aussi la table du Seigneur, à laquelle dans la messe, le peuple de Dieu est invité à participer ; il est aussi le centre de l’action de grâce qui s’accomplit pleinement par l’Eucharistie. » (Présentation générale du Missel romain, PGMR n° 259)
Mais, là encore la liturgie eucharistique n’est en rien monolithique. Elle fait écho à la pluralité des actions du Christ lors de la dernière Cène, diversité que le Nouveau Testament exprime dans le récit de l’institution et que rappelle la PGMR (n° 48) :
« Le Christ prit le pain et la coupe, rendit grâce, fit la fraction et les donna à ses disciples, en disant : “Prenez, mangez, buvez ; ceci est mon Corps ; ceci est la coupe de mon Sang. Vous ferez cela en mémoire de moi”. »
C’est de là que découle la structure tripartite de la liturgie eucharistique2 .
1) En premier lieu, la préparation des dons est rapportée au fait que le Christ « prit » le pain. L’autel qui en est le but puisqu’il s’agit d’y apporter les dons, est alors le point qui focalise l’attention et devient avec les dons, objet de vénération, notamment par l’encensement. Cette fonction le l’autel au moment des rites de préparation des dons appelle un emplacement « qui en fera le centre où convergera spontanément l’attention de toute l’assemblée des fidèles » (PGMR n° 262), mais aussi demande qu’il intègre les qualités de beauté et de dignité qui convienne à la table du seigneur.
2) Durant la Prière eucharistique, l’autel est le lieu de l’action eucharistique, une parole qui est action, parce qu’elle est prière, sacrifice de louange. L’autel lui-même et la relation du prêtre à l’autel, doivent aider à mieux percevoir que la prière eucharistique est celle de l’assemblée réunie autour du Christ et qu’elle est dite par le président seul pour signifier cette réalité.
Cette fonction de lieu de la « grande prière » (c’est ainsi que la désignent les chrétiens de langue allemande : Hochgebet) permet de préciser ce que doit être l’autel. Il ne doit pas apparaître comme une œuvre d’art (même s’il l’est) : l’art doit y être suffisamment discret pour qu’il s’efface en quelque sorte devant le mystère dont il est le trône. En effet, si l’autel est une œuvre d’art trop marquée, il risque de devenir le lieu d’une « parole de plus » qui vient interférer avec l’acte liturgique. Au contraire, l’autel renvoie au silence devant le mystère.
Cette précision peut paraître en tension avec ce que nous avons dit précédemment sur sa dignité et sa beauté requises par les rites de préparation des dons. Mais c’est dans cette tension féconde que l’on petit manifester, au plus près, la spécificité de l’autel chrétien qui est à la fois, table du banquet et mémorial de la croix. La « beauté » doit être ici au service de l’adoration. Et l’art ne peut ajouter une parole qui risquerait de concurrencer l’action eucharistique dont la louange silencieuse est le terme ultime. À titre de remarque, on peut ici se demander si dans un monde sursaturé d’images, il ne faut pas éviter sur l’autel (ou l’antependium3) un décor figuratif de type narratif.
3) La fraction du pain manifeste l’unité des fidèles (cf. PGMR n° 48). « Ce rite (…) signifie que nous qui sommes nombreux, en communiant à l’unique pain de vie, qui est le Christ, nous devenons un seul corps (1 Corinthiens 10, 17). » (PGMR n° 56C)
L’autel retrouve donc, au moment des rites de communion, sa fonction de signe de la présence du Christ, qui est source de la communion entre les fidèles. C’est de lui que les fidèles s’approchent pour aller communier. C’est vers lui que l’assemblée se tourne pour l’oraison dominicale et la prière après la communion. Le renvoi s’accompagne d’une salutation de l’autel par le président et les ministres (PGMR n° 125), geste qui marque bien toute la portée symbolique de l’autel durant la célébration, jusqu’à ce que celle-ci soit totalement terminée.
Conclusion
Le parcours que nous venons d’effectuer permet de mettre en évidence la diversité des fonctions de l’autel au cours de la messe. Il nous parait montrer le caractère réducteur et stérile d’une dialectique « dos au peuple » ou « face au peuple », dans laquelle le débat s’est parfois enlisé autour de la réforme liturgique4. Plus encore cette dialectique risque de masquer la richesse de sens que peut apporter une diversité de rapport entre l’autel, l’assemblée et le président, dans la dynamique de la célébration.
Il convient donc de promouvoir une pratique qui respecte la diversité des fonctions de l’autel au cours de la liturgie. Trop souvent, peut-être, la disposition dite « face au peuple » a pu conduire à oublier cette diversité, jusqu’à transformer l’autel en simple lieu de parole adressée à l’assemblée5 . L’autel comme « centre de l’action de grâce qui s’accomplit pleinement dans l’eucharistie » (PGMR n° 259) est donc bien le lieu qui unit non seulement les divers lieux mais aussi les diverses fonctions de la célébration. Il l’est en raison de son étroite relation au mystère du Christ. Par conséquent, c’est en lui que réside le cœur de la liturgie, la source de la doxologie « Par lui, avec lui et en lui, à toi Dieu le Père tout puissant, dans l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles. Amen. »
1 Voir Dei verbum (Constitution dogmatique sur la Révélation divine) n° 21 et 26 ; Sacrosanctum concilium (Constitution sur la sainte liturgie) n° 48 et 50 ; Presbyterorum ordinis (Décret sur le ministère et la vie des prêtres) n° 18 ; Perfectae caritatis (Décret sur la vie religieuse) n° 6 et 15.
2 Cf. PGMR n° 48 : « Aussi l’Église a-t-elle distribué toute la célébration de la liturgie eucharistique en parties qui correspondent à ces paroles et à ces actes du Christ. »
3 Parement d’étoffe couvrant la partie avant de l’autel.
4 Voir H. Gamber, Tournés vers le Seigneur, Éd. Ste-Madeleine, 1993.
5 Il nous semble dommage que la disposition actuelle incite certains prêtres à regarder l’assemblée durant la prière eucharistique, comme s’ils parlaient aux fidèles, obscurcissant le sens de cette prière.
Article extrait de la revue Célébrer, n°305, juin 2001, p 45-46 // n°307, septembre-octobre 2001, p 45-46 // n°309, décembre 2001-janvier 2002, p 46-47.
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