3. Vivre Noël : messe de Minuit, messe du Jour
La série « La liturgie, ressource spirituelle », dont cet article fait partie, a été proposée fin 2020 par le SNPLS pour accueillir les conditions particulières du confinement national. La réflexion proposée demeure largement actuelle pour qui souhaite mieux vivre la liturgie selon la « couleur » du temps liturgique.
La méditation de l’Écriture sainte irrigue toute liturgie, à travers les multiples lectures et les diverses prières proclamées, mais aussi les gestes et attitudes, qui en reçoivent leur signification profonde. Cette signification se renforce encore par son enracinement dans l’année liturgique qui déploie le mystère du Salut en Christ tout au long du temps. Le deuxième moment de confinement s’est inauguré alors que l’année liturgique arrivait à son terme. Ce contexte rend plus pressante encore l’invitation à suivre les grandes lignes de force mises à disposition par la liturgie pour aider chacun à entrer dans la grâce du temps présent, en toute occasion.
Messe de Minuit
Minuit. Milieu de la nuit. Milieu de Dieu-même. Milieu de son éternel mystère qui est à la fois ténèbres (Ex 19, 16) et lumière (Mt 17, 5 ; 1 Jn 1, 5). Milieu de son Secret. « Étable obscure » où Celui qui est (Ex 3, 14) se révèle en même temps qu’il se donne. Car la Messe de cette Nuit nous fait un Pain de l’intimité même de Dieu. Elle nous donne à entendre, dès son chant d’entrée, cela même qui se dit dans l’entre-deux du Père et du Fils, cela même que le Fils murmure au Père dans le silence éternel de son Acte de Naissance : Le Seigneur m’a dit : « Tu es mon Fils : Moi, aujourd’hui, Je T’ai engendré (Ps 2, 7). Elle nous fait assister à cela même qui a Lieu en Dieu, et qui est l’éternelle Naissance du Fils que le Père se donne avec le dessein de nous le donner. Cet Événement-là est d’une majesté infinie et c’est lui – lui d’abord – que, loin de toutes les profanations mondaines, de toutes les réductions infantiles, la liturgie de Noël nous fait contempler, si bien que, pauvres petits santons que nous sommes, nous pouvons entrer dans la joie de notre Seigneur, partager le tressaillement de la joie qu’il éprouve à être Fils : Je te bénis, Père, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits… Nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Lc 10, 21-22). Le titre qui nous fait entrer dans la joie filiale de notre Aîné, dans la joie de notre propre filiation, c’est notre baptême.
Peuple marchant dans les ténèbres (Is 9, 2) à travers une Nuit sainte qui dialogue avec celle de Pâques dans le grand équilibre liturgique de l’année chrétienne, nous faisons station à la Crèche incréée où, dans Sa propre Intimité qui est Communion, le Père « met bas », s’il se peut oser dire, son propre Fils. Et voilà que, dans la logique de l’Amour, parce que Dieu est amour (1 Jn 4, 8), cette Nativité éternelle et invisible du Fils rejaillit sur nous depuis ses hauts domaines ; elle se « traduit » pour nous, au cœur de notre histoire, dans une crèche créée où le Fils, né d’une femme (Ga 4, 4), commence avec nous une aventure existentielle qui, jusqu’à la mort sur une croix (Ph 2, 8), fera de lui l’Homme crucial : celui en qui toutes les lignes de vies humaines peuvent se donner rendez-vous. Ce petit d’homme, la femme le met bas, elle aussi (Lc 2, 7), dans une pauvreté et une précarité qui seules sont à sa hauteur, parce qu’elles le mettent d’ores et déjà de plain-pied avec tous les pauvres auxquels il annoncera le Royaume. Cette naissance en plein air, cette naissance nomade, presque animale – avec les bêtes sauvages et les anges (Mc 1, 13) – cette crèche entière de la Création raconte magnifiquement la gloire de Dieu, subversive de toutes nos gloires terrestres.
Mais la Crèche éternelle dans le sein du Père (Jn 1, 18) et la crèche historique dans les montagnes de Judée (l’évangile lucanien de la Nativité est d’abord une page théologique) appellent une autre crèche encore, la troisième, si l’on veut, en notre propre intimité. Car c’est en nous, finalement, que Noël prend naissance. C’est en nous, au plus bas, que Jésus s’invite cette nuit : Descend vite ! Aujourd’hui il faut que je demeure chez toi (Lc 19, 5). Le Mystère de Noël est donc abyssal : en nous comme en Dieu. En cette minuit un cri retentit tout bas, un cri qui réclame notre chair pour que nul d’entre nous ne manque à la chair de Dieu, un cri qui réclame notre humanité pour que rien ne manque à l’Homme parfait (Ep 4, 13) : Voici l’Époux qui vient : allez à sa rencontre ! (Mt 25, 6).
Messe du Jour
Le jour s’est levé sur le Petit-Jour que la Nuit nous a donné. Voici le jour que le Seigneur a fait : jour d’allégresse et de joie ! (Ps 117, 24). Cette exclamation, typiquement pascale, peut bien retentir aussi le jour de Noël, car la lumière de Pâques irradie déjà la fête hivernale, dans l’unité profonde d’un même mystère de Révélation et de Salut. En ce plein jour de Noël, c’est néanmoins l’oracle messianique d’Isaïe (Is 9, 5-6), déjà écouté pendant la Nuit, que le chant d’entrée, éminemment populaire, remet sur nos lèvres : Un enfant nous est né, un Fils nous est donné : l’insigne du pouvoir est sur ses épaules. On lui donne ces noms : Conseiller merveilleux… N’oublions pas que toute la liturgie de Noël, dans la perspective du triomphe pascal sur la mort, est une liturgie d’investiture royale : elle nous fait saluer d’emblée la dimension eschatologique et cosmique du Règne non temporel dont cet Enfant paradoxal est le Prince et dont il revendiquera calmement la transcendance devant Pilate (Jn 19, 33-37). La crèche, surprenante à nos yeux, que la liturgie construit avec le matériau des Saintes Écritures, est à vrai dire la seule qui soit à la taille du Nouveau-né : la seule qui soit également à notre taille à nous, puisque aussi bien, à travers ce Nouveau-né, se révèlent l’ampleur et la dignité de notre vocation.
La Messe du jour est particulièrement substantielle et l’intelligence spirituelle de sa richesse incompatible avec la digestion d’un réveillon trop lourd (Noël nous veut sobres, éveillés, et peut-être ne nous faudrait-il faire d’autre festin, ce jour-là, que celui d’un silence plénier)… Les deux plus grandes pages théologiques du Nouveau Testament – le prologue de la Lettre aux Hébreux et celui de l’Évangile de Jean – viennent en effet envelopper, comme des langes somptueux, l’Enfant qui vient de naître, et nous renseigner sur son identité vertigineuse, à tel point que les grâces attendrissantes de la crèche semblent disparaître un instant dans l’immensité des horizons qu’elles découvrent, dans la splendeur de la lumière qu’elles projettent. Les écrivains du Nouveau Testaments (qui sont aussi les premiers et les plus grands théologiens chrétiens) ne ressemblent-ils pas, avec leurs voix différentes mais concordantes, à ces bergers qui se pressent vers la mangeoire en se disant les uns aux autres : Allons à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître (Lc 2, 15) ? Avec Jean, avec Pierre, avec Paul et les autres, nous n’en finirons jamais d’interroger le Mystère de Jésus, de tâcher de faire le jour sur ce Petit Jour qui s’est levé sur nous. Comme Dieu nous a parlé en son Fils (He 1, 2), le Fils nous a fait connaître ce Dieu que nul n’a jamais vu (Jn 1, 18).
Messe du Jour. Milieu du Jour. Midi. Cette heure-là aussi est sainte et décisive. C’est à cette heure-là que, devenu adulte, avec toute l’épreuve et l’usure que ce devenir comporte, l’Enfant s’assiéra un jour, fatigué par la marche, au bord du puits (Jn 4, 6), pour y changer la vie tumultueuse de la Samaritaine : dès aujourd’hui, nous reconnaissons en lui la Source jaillissant en vie éternelle (Jn 4, 14) et nous nous penchons avec émerveillement et révérence sur la profondeur insondable de son être. C’est à cette heure-là que Pilate le fera assoir au tribunal au lieu-dit Gabbatha pour le présenter à la foule : d’ores et déjà nous pouvons affirmer de lui, avec toute la gravité dont ce nom qu’il partage avec nous s’entoure : Voici l’Homme (Jn 19, 5-14).