Les noces de Cana, une « épiphanie » sur l’horizon de la croix
Par Yves-Marie Blanchard, Prêtre, exégète spécialiste de saint Jean, professeur émérite de l’Institut catholique de Paris
Dans l’hymne Illuminans Altissimus, célébrant le Seigneur « qui donne leur éclat aux globes scintillants des astres », Ambroise de Milan illustre le thème du Christ lumière du monde au moyen de trois références, présentées selon un ordre logique différent de la chronologie des événements. Ce sont, tour à tour, le baptême de Jésus, l’adoration des Mages et le vin de Cana.
Cette dernière évocation peut surprendre le lecteur occidental, aujourd’hui peu enclin à reconnaître dans le récit johannique des noces de Cana une variante du motif épiphanique, associant par ailleurs à l’adoration des Mages l’épisode du baptême de Jésus. Cependant, la considération du texte lui-même (Jn 2, 1-12) tend à prouver le bien fondé de la lecture ancienne, partagée par plusieurs auteurs latins, en accord sur ce point avec la tradition liturgique orientale1.
« Après cela »
En effet, quoi qu’il en soit de la logique narrative déployée dans le récit (on y trouve facilement les cinq moments du modèle quinaire, ainsi que les modalités de l’action familières à l’approche sémiotique2), il convient d’accorder un grand intérêt au commentaire explicite énoncé au verset 11, autrement dit le point de vue du narrateur, en quelque sorte en situation de juge, à distance de son propre texte : « Après cela, il descendit à Capharnaüm avec sa mère … ».
Le terme « cela » manifeste la position de recul alors adoptée par l’auteur, invitant ses lecteurs à considérer l’événement de Cana comme le « premier », sinon le prototype des « signes », censés entraîner la foi des disciples, auxquels se trouverait ainsi « manifestée » la « gloire » de Jésus.
Le vin nouveau, signe des temps nouveaux
Le verbe « manifester » exprime parfaitement la fonction épiphanique du geste accompli sur l’eau changée en vin de noces, conformément à la tradition juive ancienne, considérant le vin nouveau et surabondant comme un indice des derniers temps, marqués par l’accomplissement des promesses divines, à commencer par la manifestation du Messie attendu.
L’attente de la pleine révélation
Il ne s’agit donc pas d’un miracle à la façon des Synoptiques, mais d’un « signe » exemplaire, autrement dit un geste symbolique destiné à révéler autre chose que la réalité matérielle ainsi donnée à voir3.
Or, tant le vocabulaire de la « gloire » que, un peu plus haut dans le texte, la mention de « l’heure » non encore advenue, orientent le lecteur vers l’horizon de la Croix : lieu et temps (« l’heure ») de la pleine révélation du Fils dans sa relation au Père (la gloire), elle-même offerte à la foi des disciples, heureux de croire sans avoir vu autre chose que le signe de la Croix (20, 29), tels Thomas l’un des Douze et avant lui le disciple bien-aimé présent au pied de la Croix (19, 35) ainsi qu’auprès du tombeau le matin de Pâques (20, 8).
Le récit de Cana mérite donc de figurer dans le ternaire des textes illustrant l’Épiphanie de Jésus Fils de Dieu. Son accent propre porte sur l’horizon de la Croix (inséparablement mort et résurrection), elle-même constituant tout à la fois le Signe accompli et la clé d’interprétation des signes antérieurs, à commencer par le signe exemplaire du vin de Cana
Cet article est paru dans la revue Célébrer n°406
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1. Ambroise de Milan, Hymnes, J. FONTAINE éd, « Patrimoines », Cerf, Paris, 1992. L’éditeur fournit de nombreuses références chez les auteurs latins de l’Antiquité chrétienne.
2. Pour information, voir D. MARGUERAT et Y. BOURQUIN, Pour lire les récits bibliques, 4ème édition revue et augmentée, Cerf – Labor et Fides, Paris – Genève, 2009.
3. Y.-M. BLANCHARD, Des signes pour croire ?, « Lire la Bible » 106, Cerf, Paris, 1995.