La dimension missionnaire de l’Eucharistie
Par Philippe Barras, Directeur-adjoint de l’ISL, du CIPAC de Lille et directeur de rédaction de La Maison-Dieu.
« La liturgie – et plus particulièrement l’eucharistie – est le sommet auquel tend toute l’action de l’Église et en même temps la source d’où découle toute sa vertu »1. Cette affirmation du dernier Concile est maintenant bien connue ; cependant, nous n’avons pas encore fini d’en mesurer toute la portée concrète.
Puisque l’Église est toute entière missionnaire, que la mission correspond à sa nature même2, il est aisé d’en déduire que l’eucharistie est source et sommet de la mission. En effet, nous n’avons pas trop de peine à envisager que l’eucharistie – source nous envoie en mission3 (encore faut-il mesurer tout ce que cela signifie !), ou que l’une action missionnaire conduit à l’eucharistie – sommet. Mais il n’est peut-être pas encore aussi évident qu’elle soit bien perçue comme lieu d’évangélisation4, comme lieu missionnaire au cœur de la mission. Le dernier Concile le répète avec force :
« La sainte eucharistie contient tout le trésor spirituel de l’Église, c’est à dire le Christ lui-même, lui notre Pâque, lui le pain vivant, lui dont la chair, vivifiée par l’Esprit Saint et vivifiante, donne la vie aux hommes, les invitant et les conduisant à offrir, en union avec lui, leur propre vie, leur travail, toute la création. On voit donc alors comment l’eucharistie est bien la source et le sommet de toute l’évangélisation … »5.
L’Eucharistie au cœur de l’élan missonnaire
La célébration de l’eucharistie est au cœur de l’élan missionnaire. Elle n’est bien sûr pas le tout, mais elle lui donne toute sa portée de sens en l’enracinant dans le Christ ; elle en est même une part non négligeable dans la mesure où l’eucharistie nous rend participant du corps du Christ. Par l’eucharistie – tant dans la liturgie de la Parole que dans la liturgie eucharistique proprement dit – c’est lui, le Christ, qui nous invite à le suivre au milieu des hommes pour annoncer la Bonne Nouvelle et vivre selon son Évangile ; c’est lui aussi qui nous demande de nous offrir « en éternelle offrande à la gloire du Père » pour le salut de tous les hommes.
L’eucharistie est bien un « envoi en mission ». A-t-on bien repéré que le mot « messe » était le même que le mot « mission » ? « Ite missa est », comme on le dit en latin, ne signifie pas « Allez, la messe est dite » au sens où on peut l’entendre communément : « la formalité est terminée, vous pouvez partir ! » Cela signifie exactement : « Allez, c’est l’envoi ! C’est la mission ! » Et il est effectivement significatif que les chrétiens ait donné ce nom de « envoi » à leur rassemblement liturgique hebdomadaire autour de la table du Seigneur.
Beaucoup plus encore, en nous configurant au Christ, l’eucharistie non seulement nous envoie en mission, mais nous rend participant de la mission du Christ. En le rencontrant vraiment dans l’assemblée, en l’entendant réellement nous parler et nous partager sa vie dans sa Parole, en mangeant son corps pour devenir ecclésialement son corps mystique, nous sommes associés au Christ, par l’Esprit Saint, pour continuer son œuvre en participant à sa mission, aujourd’hui, dans le monde. C’est en cela d’abord que l’eucharistie est missionnaire.
« En effet, l’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux… » (2 Corinthiens 5, 14-15)
L’Eucharistie : la mission en acte
Regardons concrètement, dans le déroulement même de la célébration, dans ses rites et ses symboles, ce qui l’établit comme mission. La liturgie est une action, ce n’est donc pas seulement dans ses paroles mais dans sa mise en œuvre qu’est portée et vécue la dimension missionnaire.
Le cycle hebdomadaire
Le fait de célébrer l’eucharistie chaque dimanche, après une semaine écoulée et en début de la semaine suivante dit quelque chose de la dimension missionnaire de l’eucharistie. Sa célébration est placée au centre de notre vie quotidienne et c’est toute notre vie qui est missionnaire : l’eucharistie en est bien la source et le sommet. Chaque semaine qui commence, commence par nous laisser saisir par le Christ pour que notre vie soit un peu de la sienne.
Rassemblé pour être dispersé
La célébration comporte quatre parties, dont la liturgie de la Parole et la liturgie de l’eucharistie ; elle commence par la liturgie d’accueil et d’ouverture pour se terminer dans celle de l’envoi. C’est tout un symbole : on se rassemble pour se disperser « Allez, de toutes les nations, faites des disciples ; baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ! » (Matthieu 28, 19) Dans la liturgie d’accueil, l’Église nous demande d’être attentif à la diversité, à la présence des uns et des autres au-delà de leurs différences (sans les nier !) : différences d’âge, de milieu, d’origine, différence sociales, de culture, d’intérêts, de situation chrétienne, etc. Il s’agit déjà de commencer à vivre la mission confiée par le Christ ! Mais tout cela conduit de toute façon à se séparer : nous ne sommes pas appelés à former un groupe heureux de se retrouver et de vivre ensemble. Cela n’est pas exclu, bien-sûr, mais ce n’est pas le but. Nous sommes appelés à former une assemblée dans laquelle chacun est envoyé vivre ce qu’il a reçu avec d’autres. Tout ce qui a été vécu – la rencontre entre frère du Seigneur Jésus Christ – n’existe que pour se prolonger dans le monde au milieu des frères et sœurs. C’est là que Dieu nous appelle et nous attend6. C’est pourquoi la liturgie d’envoi est si courte : il n’est plus temps de rester pour chanter entre nous encore un cantique ou prolonger la prière7 : « Allez, le Seigneur vous attend parmi les hommes de ce temps ! »
Dans la liturgie de la Parole
Dans la liturgie de la Parole, nous le savons, Dieu entre en dialogue avec son peuple8. Celui qui a conclut une Alliance nouvelle et éternelle en son fils Jésus, mort et ressuscité, nous fait entrer aujourd’hui dans cette Alliance par ce même Christ, Parole, Verbe du Père offert à notre écoute et à notre cœur. Ce dialogue fait de nous, son peuple, un véritable partenaire pour son œuvre de salut.
- Les paroles mêmes que le Seigneur nous adresse, dans l’Évangile notamment, sont bien sûr missionnaires, puisqu’elles annoncent le salut promis, puisqu’elles nous convoquent à suivre le Christ, à travailler pour faire advenir le Royaume. Si chaque dimanche est Pâques, puisque nous célébrons la mort et la résurrection du sauveur, chaque dimanche, aussi, est Pentecôte !
- Nos réponses à la parole que Dieu nous adresse ont aussi une dimension missionnaire. Du moins, celles que l’Église nous propose : les psaumes. Car ce ne sont plus seulement nos propres mots que nous adressons au Seigneur : c’est la prière du Christ ! Par nos voix, c’est l’Église – corps du Christ et c’est le Christ qui prie, comme l’a admirablement souligné saint Augustin. Et la prière du Christ est bien plus large que la notre : il prend en lui la prière de toute l’humanité. Les psaumes sont la prière pour le monde que fait monter le Christ, aujourd’hui encore par nos voix. Et l’Église nous invite à nous associer à sa prière, à devenir aussi participant de sa mission.
- L’homélie dont l’objectif est de faire résonner la parole de Dieu dans nos vies, là où nos vies sont en prise avec le monde, a bien sûr une portée missionnaire. Il faut ici rappeler qu’elle n’est ni un cours d’exégèse, ni seulement une instruction catéchétique ; qu’elle n’est pas plus un cours de morale ou un exposé sur la manière de vivre. Elle est un peu de tout cela mais surtout annonce de la Bonne Nouvelle dans la vie du monde d’aujourd’hui.
- La prière universelle, enfin, se charge d’ouvrir notre prière aux dimensions du monde9 . Avec elle, notre prière se fait réellement universelle. C’est à dire une prière pour des personnes et pas pour des idées, aussi justes soient elles ; une prière de l’assemblée et pas un discours moralisateur donné par un lecteur ; une prière aimante quelles que soient les personnes, les reconnaissant pour elles-mêmes telles qu’elles sont ; bref : une prière missionnaire.
Dans la liturgie de l’Eucharistie
Dans l’Eucharistie, Dieu se donne à son peuple pour que celui-ci se donne au monde. Nous sommes au cœur de la mission. L’eucharistie se déploie selon l’ordre du Seigneur lui-même : « Vous ferez cela en mémoire de moi. » Et c’est ce que nous faisons : nous prenons le pain, nous rendons grâce, nous le fractionnons et le partageons pour manger « le corps du Christ ». Lorsque Jésus fit cela avec ses disciples au soir de la dernière cène, il désignait sa mort et sa résurrection, l’offrande ultime de sa vie pour le salut de tous les hommes. « Je vous le dis : désormais, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je boirai un vin nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. » (Matthieu 26, 29)
Aujourd’hui, à notre tour, quand nous célébrons l’eucharistie, nous célébrons Jésus Christ mort et ressuscité d’entre les morts, et nous annonçons son retour : « Nous rappelons ta mort, Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. » Autrement dit, nous entrons dans l’offrande que le Christ a fait de sa vie, pour nous livrer, nous aussi, certes autrement, pour nos frères. L’eucharistie est bien le lieu de la mission totale qui nous fait « participer à la mission du Christ. »
- La prière eucharistique est une prière missionnaire. Non seulement parce qu’on y prie pour toute l’Église (cf. la prière pour le pape, les évêques…). Mais encore parce qu’elle est la prière de toute l’Église de la terre et aussi du ciel (cf. les anges qui chantent avec nous ; la référence à Marie et aux saints qui nous ont précédé ; la prière pour les défunts…) pour le monde entier. Plus encore, les deux épiclèses expriment parfaitement la dimension missionnaire de l’eucharistie. Ce n’est certes pas un hasard, tant le rôle de l’Esprit est essentiel dans la mission ! Dans la première épiclèse, le prêtre supplie le Père d’envoyer son Esprit sur le pain pour qu’il devienne le corps du Christ. Dans la seconde, il supplie le Père d’envoyer son Esprit sur nous pour que « nous devenions une éternelle offrande à sa gloire », pour que « nous soyons unis en un seul corps », le corps du Christ que nous allons partager. Si le corps du Christ – pain est là, pour être partagé, c’est pour qu’à notre tour, nous soyons corps du Christ offert pour la vie du monde. S’arrêter à la seule présence réelle du Christ dans le pain n’est pas conforme à l’enseignement de Jésus et de l’Église (ce n’est pas chrétien !). Cette présence s’entend en tant qu’elle va être consommée par des hommes et des femmes pour qu’ils deviennent Corps livré pour le monde.
- Le rite de la fraction du pain est le geste essentiel10 qui ouvre l’eucharistie à la mission. C’est tout d’abord un geste de partage extraordinaire. D’autant qu’il tient compte des absents, de ceux qui sont loin, isolés, de ceux qui n’ont pas répondu à l’invitation du Seigneur… « Heureux les invités au repas du Seigneur… » La fraction du pain au cours du repas, permet à chacun d’y avoir part. Voilà le sens même de la mission : offrir à tous et à chacun la possibilité d’avoir part au repas du Seigneur, c’est à dire à la vie avec le Seigneur. Mission que le Christ nous a confiée, à laquelle chacun peut prendre part dans la mesure où il le veut. Y a-t-il plus belle et plus riche expression pour dire ce qu’est la mission ?
- Les rites de communion que sont la prière commune du Notre Père et le baiser de paix nous ouvre déjà à la mission du Christ. En effet, en priant la prière de Jésus, nous sommes associés à lui pour nous adresser au Père et lui demander « que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel… » En donnant « la paix du Christ » à nos voisins, nous leur permettons de la recevoir de la bouche d’un frère et nous tissons des liens entre nous, par le Christ. Grâce à ces rites, nous participons déjà, dans le Christ, à la mission reçue qui nous est donné de vivre par lui, avec lui et en lui.
- Enfin, la communion eucharistique est ce moment où nous sommes rendus participant au corps du Christ qui poursuit l’œuvre commencée par lui. Désormais, plus rien n’est comme avant : « Nous sommes le corps du Christ, chacun de nous est un membre de ce corps, chacun reçoit la grâce de l’Esprit pour le bien du corps entier. »11 Et sa mission est désormais la nôtre.
Mettre en oeuvre une liturgie missionnaire
En fonction de ce qui vient d’être développé, on peut risquer quelques conseils concrets pour mettre en œuvre une liturgie missionnaire. On l’aura compris, ce n’est pas d’abord tout ce qu’on va ajouter dans la célébration (textes particuliers, témoignages, objets, signes…) qui va la rendre plus missionnaire ou lui donner une coloration plus missionnaire. Ce qui ne veut pas dire que le dimanche de la mission universelle ne peut pas (ne doit pas) permettre d’entendre un témoignage ou d’ouvrir nos regards à la mission au large ! Mais ce qui va permettre à la célébration de développer son caractère missionnaire, c’est d’abord la manière dont nous allons mettre en œuvre la liturgie que propose l’Église, avec ses rites et ses paroles, pour que chacun se découvre pleinement participant de la mission du Christ, célébrée dans sa Parole et dans son eucharistie.
« La participation des chrétiens à la liturgie est la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien. »12
Quelques petits conseils pour mettre en œuvre le caractère missionnaire de l’Eucharistie :
1. Dans la célébration, s’accueillir les uns les autres, se dire bonjour … quelles que soient nos différences (âge, milieu, origine, localité, culture, centres d’intérêt, situation chrétienne…)
2. Dans la célébration, se laisser accueillir par le Seigneur qui vient à notre rencontre : on n’est pas là pour se célébrer ou célébrer un dieu vaporeux, mais pour célébrer le Seigneur présent au cœur de nos vies. En tenir compte dans les monitions, les prières, les choix des chants…
3. Dans la célébration, s’ouvrir aux dimensions du monde, particulièrement dans la prière universelle (prier pour les gens du monde). Elargir également notre prière par le choix des prières (oraisons…) et des chants, en osant prier le psaume, etc. Laisser une place au silence. Plutôt que de prier pour nous, il vaut mieux laisser le Christ prier en nous aux intentions qu’il porte.
4. Dans la liturgie de la Parole, donner toute sa chance à la parole de Dieu pour qu’elle atteigne chacun. Non pas d’abord telle que nous (animateurs) l’avons comprise, mais faisant place à l’action de l’Esprit qui éclaire chacun selon qui il est, là où il en est.
5. Dans la prière eucharistique, associer vraiment l’assemblée à la louange du Père, par le Christ, avec lui et en lui. Cela se fera par les acclamations prévues dans lesquelles la prière eucharistique se déploie par la voix de l’assemblée. Cela se fera surtout par le ton et la manière dont cette prière est prononcée au nom de l’assemblée.
6. Dans l’eucharistie : bien mettre en œuvre la fraction du pain (que ce soit une vraie fraction, dont les morceaux seront ensuite partagés…) et la communion (non pas une simple distribution, mais un geste de communion, sans oublier les malades et les absents). C’est le signe majeur du partage, de la solidarité et de la mission.
7. Une liturgie d’envoi courte et dynamique : « Allez ! »
8. Etc. Ce qui rend la célébration missionnaire, ce n’est pas ce que nous y ajoutons (ex : paroles, objets, …), c’est d’abord ce qui permet à l’assemblée de s’associer à la mission du Christ célébrée dans la Parole et l’eucharistie, pour se sentir partenaire de son œuvre de salut.
Article extrait de la revue Célébrer, n°299 p 19-24.
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1 Vatican II, Constitution sur la liturgie, n° 10. // [2] Cf. Redemptoris missio, Lettre encyclique de Jean-Paul II sur « L’Église et la mission », décembre 1990. // [3] Vatican II, Décret sur le ministère et la vie des prêtres, n°5.
2 Cf. Redemptoris missio, Lettre encyclique de Jean-Paul II sur « L’Église et la mission », décembre 1990.
3 Voir l’article d’Emmanuel Lafont, p. XXX.
4 Voir l’article de Claude Duchesneau, p. XXX.
5 Vatican II, Décret sur le ministère et la vie des prêtres, n° 5.
6 Lire Lumen Gentium, Constitution dogmatique sur l’Église (Vatican II), n° 42.
7 Il est bien sûr des occasions de ne pas prendre trop à la lettre cette formulation un peu brutale. Mais n’en est-il pas trop ?
8 Voir « Célébrer la Parole », le dossier de Célébrer n°294 (janvier 2000).
9 Voir « La prière universelle », le dossier de Célébrer n°281 (juin 1998).
10 Voir « La fraction du pain », le dossier de Célébrer n°279 (avril 1998).
11 Chant Dieu nous a tous appelé (A 14-56-1), texte Didier Rimaud, musique Jacques Berthier.
12 Vatican II, Décret sur l’apostolat des laïcs, n°3
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