La prière d’intercession, une forme de soin des autres
24 avril 2020
« Nous sommes confiés les uns aux autres ». La pandémie du Coronavirus a conduit les hommes à le reconnaître comme jamais auparavant. Dans « pandémie et fraternité humaine », une belle et longue note publiée le 30 mars 2020, l’Académie pontificale pour la vie a posé ce diagnostic et formulé aussi une hypothèse : la « relation de soins » émergera de cette épreuve massive vécue par tous comme « le paradigme fondamental de notre coexistence humaine » en vue de relations plus solidaires entre les hommes. Or les prières d’intercession de nos liturgies offrent une véritable ressource pour faire du « soin des autres » le modèle d’un nouveau monde.
« Prendre soin des autres », modèle pour une nouvelle solidarité après la crise ?
Conscients que le passage de l’interdépendance constatée à une solidarité voulue et renforcée n’est pas une transformation automatique, les académiciens commencent par fonder l’hypothèse en décrivant longuement les bouleversements anthropologiques et éthiques provoqués ou révélés par la pandémie. L’analyse pourra intéresser chacun, croyant, mais les académiciens s’adressent avant tout aux croyants et soulignent donc aussi combien ces changements mettent la foi évangélique à l’épreuve. Ils rappellent notamment « l’obligation de protéger les faibles » qui souffrent le plus.
Or force est de constater à cet égard que certaines interprétations déviantes de l’action de Dieu continuent à traîner dans les esprits. Il faut ainsi dénoncer l’idée que les souffrances refléteraient une sorte de punition de la part de Dieu, blessé par les outrages du péché. En réalité, les plus faibles sont précisément ceux auxquels Dieu tient le plus et auxquels il s’identifie (Mt 25, 40‑45) : le « simple fait que la situation pénalise encore plus les personnes les plus fragiles » dément donc ce schéma grossier. Toute la Bible montre que Dieu se tient du côté de la vie et, comme la vie de Jésus le manifeste par excellence, elle qui porte le projet de Dieu à son sommet, bien souvent « le fait d’être du côté de la vie, comme Dieu nous l’enseigne, prend forme dans des gestes d’humanité pour l’autre ».
Ce rappel incite alors les académiciens à souligner la valeur de la prière d’intercession. À leurs yeux, cette forme particulière de prière contribue à l’émergence de cette fraternité universelle attentive au meilleur de la condition humaine, en inscrivant le souci de « prendre soin » dans les esprits et en préparant à l’action. Parce qu’elle enracine comme toute prière dans le dialogue avec Dieu, ce Dieu qui se tient du côté de la vie, chacun peut en retirer une vraie force intérieure, une force qui pousse à ne pas se laisser arrêter par les apparences ou les résistances du moment, mais à croire à leur traversée possible. En lui assignant une sorte d’urgence au titre du témoignage à donner, cette ouverture finale de la note encourage à se ressaisir de la notion d’intercession.
La prière d’intercession, une manière de prendre soin et une source d’action
Selon le Catéchisme de l’Église Catholique, dans les n°s 2634-2636, intercéder, c’est « demander en faveur d’un autre ». Depuis Abraham (Gn 18, 17-33), c’est « le propre d’un cœur accordé à la miséricorde de Dieu ». Car « dans l’intercession, celui qui prie ne « recherche pas ses propres intérêts, mais songe plutôt à ceux des autres » (Ph 2, 4), jusqu’à prier pour ceux qui lui font du mal ». Les premières communautés chrétiennes ont même vécu l’intercession comme une réponse à l’appel de Dieu à une forme de partage dépassant toutes frontières, puisqu’on prie « pour les dépositaires de l’autorité » (1 Tm 2, 1), « pour ceux qui persécutent » (Rm 12, 14), « pour le salut de ceux qui repoussent l’Evangile » (Rm 10, 1).
Cette prière est plus qu’une simple demande à Dieu. Selon le Catéchisme, elle « nous conforme de près à la prière de Jésus », qui est « l’unique Intercesseur auprès du Père en faveur de tous les hommes, des pécheurs en particulier ». Or cette intercession du Christ culmine dans la Croix. Celle-ci confronte bien sûr au mystère de la mort, avec sa dimension tragique rappelée brutalement par la crise sanitaire ; mais, contemplée dans la lumière projetée sur elle par la Résurrection, elle invite aussi à envisager l’existence humaine comme un grand passage. Toute la création, dira Saint Paul, vit « les douleurs de l’enfantement » (Rm 8, 22), un peu comme la chrysalide attend la libération du papillon. Intercéder, c’est donc se conformer à la prière du Christ, dont la Résurrection a manifesté qu’au-delà des douleurs bien réelles, l’enfantement est en cours ou du moins possible… si on en prend soin.
Cela explique que fondamentalement, toujours selon le Catéchisme, « l’intercession chrétienne participe à celle du Christ » et qu’on puisse la vivre comme « l’expression de la communion des saints ». Car le monde nouveau inauguré par la mort et la résurrection du Christ est celui d’une communion mystérieuse où tous sont reliés aux autres, pour former peu à peu un seul corps. Si la prière d’intercession est plus qu’une prière de demande pour autrui, c’est que l’indifférence est devenue impossible. Cette prière est d’abord l’expression d’une communion. « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure » (Rm 12, 15) parce que l’enfantement du monde nouveau est inséparable d’une forme d’identification avec tous les autres, qui sont autant de frères et sœurs potentiels en raison d’une destinée commune.
Vécue à partir de la contemplation de la Croix et le mystère du Christ, l’intercession offre une source incomparable pour l’action, surtout lorsque le désir évangélique de montrer une proximité se heurte à une limite physique décourageante voire à une opposition hostile. Cette prière est alors une manière de prendre acte d’une communion toujours fragile mais réelle, autant qu’elle pousse à en « prendre soin » sans se décourager.
La liturgie, ressource pour enraciner notre intercession dans la prière du Christ
La liturgie se propose comme une vraie ressource pour vivre nos prières pour nous‑mêmes ou pour les autres comme une participation à l’intercession même du Christ. Déjà chaque Notre Père prononcé commence par ouvrir à la dimension de son projet. On demande d’abord « Que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne vienne », comme pour donner un horizon et un enracinement aux demandes qui suivront. Et à cause du rappel de ce projet, chacun sait aussi qu’il peut s’appuyer sur l’existence de cette communion nouvelle inaugurée par le Christ. C’est la raison pour laquelle de nombreux croyants n’hésitent pas à demander l’intercession de leurs frères et sœurs exemplaires que sont les saints et les saintes de l’Église et par excellence la Vierge Marie : « Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort ».
Mais, quand on y réfléchit, tous les baptisés sont habilités à vivre cette forme de prière influente. La liturgie, par laquelle le Christ continue à tourner le monde vers le Père en y associant l’Église, leur offre habituellement de multiples occasions de participer à sa prière et de forger ainsi une attention à tous qui « prend soin » de la communion ébauchée.
À chaque eucharistie en effet, l’assemblée est invitée à faire siennes les intercessions prononcées au cours de la deuxième partie de la prière eucharistique : après l’invocation de l’Esprit sur l’assemblée – nouvelle épiclèse après celle sur les dons -, on recommande à Dieu l’Église, le pape, les évêques, les prêtres, les diacres, les fidèles, et tous les hommes, vivants ou défunts. Avant ces intercessions, l’assemblée a pu s’associer, du moins le dimanche, aux intentions de la prière universelle en faveur des besoins du monde et des membres, vivants ou morts, de la communauté.
Pour approfondir
La grande et longue prière universelle du Vendredi saint propose un modèle précieux pour cette prière des fidèles. On y prie successivement pour l’Église, le pape, les ministres et le peuple chrétien, les catéchumènes, l’unité des chrétiens, les juifs, ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ, ceux qui ne croient pas en Dieu, les pouvoirs publics, tous les hommes dans l’épreuve et sans doute pourrait-on ajouter aujourd’hui, à la suite de l’encyclique Laudato si, une prière pour la Création. Et sans doute gagnerait-on à redécouvrir aussi la richesse de plus de mille prières d’intercession qu’on trouve deux fois par jour aux offices de Laudes et de Vêpres de la Liturgie des Heures, tout au long des quatre semaines, de l’Avent, du temps de Noël, du Carême, du Temps Pascal, des fêtes et des communs.
Pour approfondir
L’épreuve de la pandémie aide donc à redécouvrir la prière d’intercession comme une « forme de soin », une source d’engagement et un témoignage à donner. Mgr Francesco Beschi, l’évêque de Bergame, une des villes les plus touchées d’Italie par la pandémie, tenait à rappeler que « nos prières ne sont pas des formules magiques. La foi en Dieu ne résout pas nos problèmes comme par magie, mais elle nous donne plutôt une force intérieure pour exercer cet engagement que nous sommes appelés à vivre en chacun, de différentes manières, en particulier ceux qui sont appelés à endiguer et à surmonter ce mal« ». En intercédant pour les autres et le monde, les croyants montrent le visage d’une « humanité qui n’abandonne pas le champ dans lequel les êtres humains s’aiment et luttent ensemble, par amour de la vie en tant que bien strictement commun ». Lorsque leur intercession manifeste en vérité le désir de « prendre soin », ils donnent déjà à tous « un signe de l’amour de Dieu présent parmi nous ».