4. Vivre l’Octave de Noël et fêter la Sainte Famille
La série « La liturgie, ressource spirituelle », dont cet article fait partie, a été proposée fin 2020 par le SNPLS pour accueillir les conditions particulières du confinement national. La réflexion proposée demeure largement actuelle pour qui souhaite mieux vivre la liturgie selon la « couleur » du temps liturgique.
La méditation de l’Écriture sainte irrigue toute liturgie, à travers les multiples lectures et les diverses prières proclamées, mais aussi les gestes et attitudes, qui en reçoivent leur signification profonde. Cette signification se renforce encore par son enracinement dans l’année liturgique qui déploie le mystère du Salut en Christ tout au long du temps. Le deuxième moment de confinement s’est inauguré alors que l’année liturgique arrivait à son terme. Ce contexte rend plus pressante encore l’invitation à suivre les grandes lignes de force mises à disposition par la liturgie pour aider chacun à entrer dans la grâce du temps présent, en toute occasion.
Octave de Noël – Marie, Mère de Dieu
Jour octave de Noël. Huitième jour. Recommencement du premier jour, après la semaine. Plénitude du jour, plénitude du temps (Ga 4, 4). Le Jour revient sur lui-même dans un mouvement réflexif et méditatif dont Marie, la première, la plus sainte des santons, est le lieu exemplaire : Quant à Marie, elle conservait avec soin toutes ces choses, les méditant dans son cœur (Lc 19). C’est en Marie que l’Octave se conclut, que l’Anneau d’or se ferme, que l’Événement s’intériorise. Mais cette intériorisation n’est pas possession jalouse : si ce mot n’était empreint de connotations vénales, l’on aimerait dire que Marie « capitalise » un trésor disponible à nous tous.
Dès la naissance de Jésus, Marie devient Capitale, comme elle le sera au cénacle, dans l’attente de l’Esprit : Tous d’un même cœur étaient assidus à la prière avec quelques femmes dont Marie mère de Jésus (Ac 1, 14). Bref, l’Octave de Noël, c’est Noël dans le cœur de Marie, dans le prisme de son regard, dans l’embrasure de sa maternité. Il est heureux que l’An neuf commence sous ce signe, sous cette arche, dans ce « point de vue » que la première concernée par le Mystère a patiemment élaboré. Les premiers siècles chrétiens lui ont solennellement donné le titre de Théotokos (« Mère de Dieu ») pour honorer une vocation tout à fait singulière à laquelle la singularité de sa Conception et de son Assomption, définies plus tard par l’Église, est étroitement corrélative. Pour autant, ce titre ne met point Marie au-dessus de Dieu et ne saurait être compris de façon mythologique : dans le consentement de l’Annonciation, Marie, la servante du Seigneur (Lc 1, 38), a mis simplement tout son être à la disposition du Dessein de Dieu ; c’est en elle que l’Église, dont elle est l’initiatrice et l’image, commence à « accoucher » l’humanité à la plus vive Vie.
Nous nous donnons aujourd’hui le bonjour, le premier de l’an, et nous le voulons parfumé de la bonne odeur du Christ (2 Co 2, 15). Quelles étrennes plus magnifiques pourrions-nous mutuellement nous offrir, dans notre indigence, que cette bénédiction de lumière et de paix dont l’Écriture elle-même nous donne la formule, et à laquelle le Pauvre d’Assise empruntera sa propre manière d’appeler la bénédiction sur ses frères ? Que le Seigneur te bénisse et te garde ; qu’il fasse briller sur toi son visage, qu’il te montre sa face et t’apporte la paix ! (Nb 6, 24-26). Car en régime chrétien, qu’il s’agisse de l’eucharistie ou du pardon, ou de bien d’autres dons, il nous est donné de nous faire les uns aux autres des cadeaux avec des biens qui nous dépassent et dont nous sommes d’autant mieux détenteurs que nous n’en sommes nous-mêmes ni les propriétaires ni la source. De l’an nouveau qui vient de naître, nous pouvons demander, comme les habitants de la montagne de Judée à la naissance du Précurseur : Quel sera cet enfant ? (Lc 1, 66). L’avenir de cet an de grâce qui s’ouvre devant nous est à bien des égards entre nos mains. Car nous ne sommes pas seulement les « bâtisseurs du temps », selon l’expression d’Abraham Heschel : nous pouvons en être les artistes.
Comme Luc signale, au huitième jour après la Nativité, la circoncision de Jésus et l’imposition de son nom, Jean rapportera, au huitième jour après la Résurrection, la visite de Jésus au cénacle et la profession de foi de Thomas (Jn 20, 24-29), reflet, sans doute, du Credo christologique des premières communautés chrétiennes : une octave répond à l’autre. Dans la lumière pascale qui enveloppe nécessairement notre « réflexion » sur l’événement de Noël et sur la personnalité de l’enfant, nous pouvons faire nôtre l’exclamation de Thomas que Marie émerveillée a certainement prononcée tout bas : Mon Seigneur et mon Dieu !
Sainte Famille
La contemplation conjointe de l’Enfant, de sa Mère et de Joseph a ses lettres de noblesse dans le Nouveau Testament, puisqu’elle commence avec l’événement même de la Nativité : Les bergers vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche (Lc 2, 16). Elle a inspiré de grands hymnographes anciens, tels Éphrem de Nisibe et Romanos le Mélode, elle a attiré la piété du XVIIe siècle et tenté le pinceau d’innombrables peintres. Il n’en reste pas moins que la fête liturgique de la Sainte Famille est apparue très tardivement dans le calendrier de l’Église universelle, sous les pontificats de Léon XIII (1893) et de Pie XI (1921). Après, ou plutôt au cœur de la majestueuse « théologie » du cycle de Noël, elle nous fait faire station, comme aux bergers, devant une scène dont les charmes attendrissants, loin de nous incliner à la mièvrerie, nous entraînent au contraire vers des considérations d’une toute autre envergure. Avouons-le, elle peut nous gêner un peu aujourd’hui et nous sembler introduire une distraction inutile dans une octave que nous voudrions aussi entière que celle de Pâques… Mais il en va autrement, si nous tâchons de la bien comprendre et, bien sûr, de la bien vivre.
La Famille que la liturgie propose à notre méditation plutôt qu’à notre imitation fait éclater, à vrai dire, un certain modèle historique et sociétal de famille, quelque peu exclusif, qui voudrait trouver en elle sa légitimation. Quoi de plus étrange, quoi de plus subversif, en effet, que cette famille recomposée, que ce Trio composé par un Projet qui le dépasse et, de surcroît, en déménagement constant, loin de toutes les installations confortables ? Le modèle, ici, n’est pas à chercher dans de gentilles vertus, mais dans l’accueil de ce Dérangement complet qu’est Dieu lui-même s’invitant dans nos vies, dans la profondeur des relations qui s’instaurent – quotidiennement – entre des êtres foncièrement dépareillés. Une femme se fait entièrement hospitalière à une grossesse qui la déconsidère au regard des bienséances traditionnelles, et un homme, fermant les yeux sur le qu’en dira-t-on, se fait à son tour hospitalier à une femme soupçonnable de mauvaise vie qui porte la Vie. Il y a là, non un sage alignement de personnages officiels, mais un enveloppement réciproque de mystères existentiels qui se respectent et demeurent sur le seuil les uns des autres. Comme la Femme prend Dieu chez elle, par des voies qui demeurent son secret, l’homme, l’homme le plus effacé et le plus efficace qui fut jamais, prend la Femme et l’Enfant sous son ombre supplémentaire. Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ta femme : car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint (Mt 1, 20). Il se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère (Mt 2, 14). Des mots étonnamment semblables seront utilisés à propos du disciple, au pied de la croix : « Voici ta mère. » Dès cette heure-là, le disciple la prit chez lui (Jn 19, 27).
Loin de toutes les imaginations apocryphes dont la tentation ne cesse de s’exercer sur nous, même sous couvert de piété, il y a là une réalité austère, mais aussi une aventure possible. Le Nouveau Testament semble rudoyer à plaisir nos cocons instinctifs : Ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait (Lc 2, 50). « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Et tendant la main vers ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères. » (Mt 12, 48-49). Le fruit du mystère – bien réel – de la sainte « Famille » n’est pas la simple canonisation de la cellule familiale (qui peut être aussi le foyer de terribles nœuds), mais la transfiguration de toutes nos relations humaines, de toutes les communautés possibles, par l’accueil d’une Transcendance dont chacun de nous est le porteur et le signe. Jamais le Silence n’avait trouvé un tel domicile, où l’intimité des êtres réunis en son Nom laissait intacte leur distance irréductible.
Frère François Cassingena-Trévedy o.s.b., moine de l’Abbaye de Ligugé, artiste et poète, enseignant à l’Institut Supérieur de Liturgie à Paris