Célébration de l’Eucharistie : « Vous êtes le corps du Christ »
D’après une intervention de Maxime Leroy, directeur du CIPAC (Centre de formation pastorale et d’animation catéchétique interdiocésain, à Lille) lors d’une journée diocésaine des équipes liturgiques dans le diocèse d’Arras en avril 2000.
« La liturgie – et tout spécialement l’eucharistie – est à la fois la source et le sommet de toute vie chrétienne » nous dit le Concile Vatican Il au n°10 de sa Constitution sur la Sainte Liturgie. Source et sommet de toute notre vie. Mais qu’est-ce donc que la vie ?
Considérons1 notre vie sous son angle à la fois le plus intime et le plus universel. La vie c’est d’abord notre corps2. Le plus intime car le corps, c’est ce qui fait de chacun de nous un individu unique au monde. En même temps, il est ce qui relie à l’univers tout entier, au cosmos !
Une multitude de savants de toutes disciplines se penchent sur la vie, l’origine de la vie, sa complexité, les conditions de son apparition. Pour cela ils explorent la matière et c’est au cœur du corps qu’ils tentent de déchiffrer ses secrets. D’entrée de jeu « la vie » renvoie au corps. Mais le corps humain n’est pas un objet, pas même un objet animé. Le corps humain est lié à la parole. Ainsi, lorsque nous parlons de la vie – et à fortiori de la vie chrétienne – nous ne devrions jamais quitter le corps. Ce corps porte en lui toute l’ambiguïté du monde. Il porte la vie et la mort, la souffrance et la joie, l’enfermement tout autant que l’ouverture à l’autre et à l’infini. « Je n’ai pas un corps, je suis un corps ! »
Résumé :
Lorsque nous disons que l’eucharistie est la source et le sommet de toute vie chrétienne, de quelle vie parlons-nous ?
1. La vie, c’est d’abord notre corps. Ce qu’il y a de plus intime et de plus universel.
L’eucharistie, est cette expérience au cours de laquelle nous devenons ensemble le « corps du Christ ». Cela concerne chacun d’entre nous, mais aussi l’humanité tout entière comme « corps social ».
2. La vie, c’est aussi le « cadre de vie ». Celui dans lequel nos corps entrent en relation avec les choses, les objets, l’univers tout entier, par nos sens (ouïe, vue, odorat, goût, toucher).
Dans l’eucharistie, nos sens éclairés par la parole de Dieu nous font expérimenter le « monde de Dieu au cœur de notre monde. » C’est le sens de l’expression « sacrement ».
3. La vie, c’est l’espace dans lequel nos corps évoluent. Nous ne cessons de passer d’un lieu à l’autre. Chacun de ces lieux nous marque de façon singulière. Que faisons-nous de nos espaces ? Où nous conduisent nos déplacements ?
Dans l’eucharistie, le Christ lui-même, par le souffle de son Esprit, vient « élargir l’espace de nos tentes ». Il fait de nous un peuple « qui marche vers l’ouvert ».
4. La vie, les autres, notre « carte de relations ». La rencontre de l’autre est un long chemin. Comment bâtir un « vivre ensemble » lorsque la société fait de nous des rivaux et des concurrents, ? Comment passe-t-on de la violence à la fraternité ?
L’eucharistie ne résout pas nos conflits par miracle. Elle est la parole de fraternité à l’horizon de nos existences. Comment, autrement, dire ensemble le « Notre Père » ?
5. La vie, c’est le temps. Nos emplois du temps nous permettent-ils encore de savourer le temps comme un présent ? Réapprenons à « faire mémoire » : convoquer le passé, pour comprendre le présent, afin d’ouvrir un avenir.
Dans l’eucharistie, nous faisons mémoire d’un événement inouï qui s’est passé en Dieu lui-même et qui offre à toute l’humanité, dès aujourd’hui, la vie en abondance : en Jésus-Christ, Dieu s’est fait notre frère pour que nous vivions divinement de sa vie.
À genoux devant ses frères, Il leur lave les pieds, Afin qu’ils se tiennent debout, S’entre-tiennent comme des frères, Et qu’ils comprennent enfin que la fraternité est la vérité de la vie entre les hommes, Puisqu’elle est la vérité de la vie en Dieu.
Nos corps conviés pour l’Eucharistie
Impossible de connaître l’homme et la femme indépendamment du corps, principalement le visage, le regard. N’est-ce pas dans le regard que s’exprime la capacité de communier ou de résister ? Le visage porte la trace de l’infini. Lorsqu’il veut fonder l’éthique dans les relations entre les hommes, Emmanuel Levinas ne va pas chercher dans le ciel des idées, quelques principes abstraits, il parle de la nudité du visage « qui me dit : “tu ne tueras pas.” »
Impossible aussi de connaître Dieu en vérité indépendamment du corps, du visage charnel de son fils bien-aimé, Jésus-Christ. « Et le Verbe s’est fait Chair. » (Jean 1, 14) « Qui m’a vu, a vu le Père. » (Jean 14, 9)
Dans l’eucharistie, sacrement par excellence de l’alliance de Dieu avec les hommes, le corps devient langage en écho à la parole de Dieu. Et il est bon de rappeler que la liturgie n’est pas d’abord affaire de technique, même s’il en faut un minimum. Elle n’est pas non plus affaire d’enseignement, même s’il n’est pas interdit de célébrer intelligemment. Elle est d’abord et avant tout une expérience. Expérience qui fait appel à tout notre être. En effet, dans la liturgie, nous faisons l’apprentissage de notre corps comme « corps ressuscitant », en genèse de résurrection3 : corps unique et personnel, corps social et cosmique, corps ecclésial et corps du Christ. C’est à toutes ces harmoniques du corps que nous sommes conviés dans l’eucharistie. Dans la liturgie nous « apprenons d’expérience » les gestes, les paroles, les regards, les sentiments qui sont ceux-là même du Christ Jésus, dans le souffle de l’Esprit Saint.
Au début et à la fin de chaque eucharistie, nous traçons sur notre corps la croix du Christ. Entre ces deux signes de croix, nous passons inlassablement de la mort à la vie. Car entre les deux, la Parole créatrice nous est donnée et, par deux fois, le grand souffle de l’Esprit Saint aura embrasé d’abord le pain et le vin, puis l’assemblée elle-même, pour qu’ils deviennent corps et sang du Seigneur ressuscité : ce sont les deux épiclèses4. En définitive, comme croyants, célébrants, nous pouvons parler du corps et expérimenter notre propre vie à partir de l’incarnation du Verbe.
« Fruits de la terre et du travail des hommes »
Nos corps nous relient au monde, aux choses, à la matière de laquelle ils participent. Nos corps ont accès à une multitude d’objets, de choses naturelles ou fabriquées. Et l’ensemble de ces choses et de ces objets constituent notre cadre de vie. Ces objets dont nous nous servons, peuvent aussi nous asservir : l’argent et les richesses accumulées et déifiées ; la machine lorsqu’elle devient moyen d’asservissement ; l’atome ou les armes lorsqu’ils anéantissent ; etc. Mais les objets peuvent aussi renvoyer à autre chose, à des gens proches ou lointains ; ils peuvent évoquer des souvenirs ou raviver des espérances. Aujourd’hui, ils peuvent nous relier immédiatement au monde entier, servir la communication, et même la communion. Ainsi, le cadre de vie, les choses peuvent devenir symboliques ou diaboliques selon l’emploi qui en est fait.
Or, l’eucharistie s’inscrit dans le monde de la matière et des objets. Elle convoque tout notre être, à commencer par nos sens qui sont nos premiers moyens de connaissance. Nos sens peuvent être trompeurs, ils peuvent aussi apprendre la sagesse.
- À notre regard, l’eucharistie offre les visages d’une assemblée dans sa diversité, elle offre des rites et des icônes. Elle offre la lumière aussi. Les cierges ne sont-ils pas la transmutation de la matière en lumière. Quel beau symbole de la transfiguration !
- À nos oreilles, la liturgie fait résonner la parole, celle de Dieu et celle des hommes. Les chants et la musique aussi, qui la prolonge et où la voix (vibration concrète de nos propres corps) peut devenir louange.
- À nos mains qui se rencontrent pour échanger la paix, ou qui se creusent pour recevoir le pain du royaume, elle offre de toucher le Verbe de vie.
- Même l’odorat, le plus « primitif » de nos sens, est sollicité, par l’encens parfois, l’huile parfumée (le saint chrême), et les fleurs parfumées, symboles de la vie au parfum d’évangile.
- À cela s’ajoute le goût, qui est mis à l’honneur dans le repas rituel. Quelques parcelles de pain, quelques gouttes de vin… « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur… » (Psaume 33, 9)
Est-il possible de connaître Dieu par les sens ? À cette question, la participation à l’eucharistie répond à sa manière :
« Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c’est le Verbe, la Parole de vie… Nous vous l’annonçons à vous aussi pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous… afin que nous ayons la plénitude de la joie. » (1 Jean 1, 1…4). L’eucharistie est la toute première médiation de cette connaissance. »
Le cadre de vie de nos célébrations n’est pas fondamentalement différent de celui de nos vies quotidiennes. Pour célébrer la messe, il n’est pas fait recours à des objets ésotériques, ni extraordinaires. Au contraire, c’est dans ce qu’il y a de plus humain, de plus quotidien dans le monde, que le Christ a choisi de manifester sa présence et son action : un peu d’eau, de l’huile ou du pain et du vin « fruits de la terre et du travail des hommes ». Voilà ce qu’il a choisi, pour symboliser ses noces avec l’humanité. Comment cette matière de nos vies ordinaires peut-elle devenir signe, sacrement de salut ? Par la Parole. Ce n’est pas la nature de l’objet (car il n’y a plus, désormais, de séparation entre le profane et le sacré). Ce qui fait de ce pain le corps du Christ, c’est sa Parole ! Ce qui fait d’un objet, un signe du royaume, c’est la parole du Christ qui lui est attachée. Nos célébrations ne sont pas des rites magiques mais l’expérience d’une rencontre dans laquelle Dieu nous adresse la parole.
Si notre monde matériel est ainsi convié au repas du royaume, n’ayons pas peur de le convier tout entier. Savons-nous encore, à la suite du Père Teilhard de Chardin, célébrer la « messe sur le monde » ? Ou faisons-nous de nos célébrations un petit monde clos, aseptisé, coupé du reste de l’univers matériel, celui où le pain manque, celui où l’eau dévaste les contrées et où le feu des armes tue des populations. Savons-nous « symboliser » dans l’eucharistie les découvertes des chercheurs, le génie constructeur des ouvriers maçons, l’humble travail de l’artisan du village ? C’est là le vaste cadre de vie où se joue le repas de l’Amour offert pour la multitude. Le monde est appelé à devenir un temple à la louange de Dieu ; il le sera par la prière et l’action du « peuple de prêtres » que nous sommes.
« Élargis l’espace de ta tente »
Nos corps se meuvent dans l’espace. Pour prier, célébrer, nous occupons des espaces. L’espace est ce lieu où nous pouvons nous mouvoir ou demeurer, nous installer ou nous déplacer. Par définition, il est le lieu de la marche et du passage : le lieu de la Pâque ! Mais, pour se rendre en un lieu désiré ou promis, il faut traverser une mer ou un désert, des frontières naturelles ou conventionnelles : l’espace est aussi ce qui résiste, ce qui reste toujours à franchir.
Dans nos vies quotidiennes, nous fréquentons une grande diversité de lieux : lieu de travail ou ANPE, domicile ou hôpital, lieux de loisirs ou de réunions… À chacun de ces lieux correspond une manière d’être, une facette de notre existence, une expérience spécifique. Chacun de ses lieux nous marque ; nous n’y éprouvons pas l’espace de la même manière. Les différents lieux nous renvoient à des sentiments contrastés : il y a des lieux que j’aime et d’autres que je subis ou que je crains (par exemple, les transports !) Le lieu que nous habitons nous est familier : il a reçu notre marque. Nous y recevons ceux que nous aimons ; nous y faisons halte pour nous re-poser, nous « refaire ». Que dire alors de l’homme ou de la femme sans toit, sans domicile fixe, ou de l’immigré sans papiers ?
Depuis quelque temps l’espace s’est considérablement modifié. Les sites ne sont plus seulement géologiques ou géographiques, ils sont aussi sur Internet. Feront-ils de nous de véritables citoyens du monde ?
« – Maître où demeures-tu ? – Viens et vois ! » (cf. Jean 1, 38-39)
Gardons-nous de faire de nos églises des « espaces sacrés ». Depuis bien longtemps, il n’y a plus d’espaces sacrés. C’était déjà vrai aux origines du judaïsme, lorsque le Seigneur appelait Moïse du milieu du buisson ardent « Moïse, Moïse… délie tes pieds5, car la terre sur laquelle tu te tiens debout est une terre sainte. » (Exode 3, 5) En effet, la terre est sainte partout où l’homme se tient debout devant Dieu et devant des frères. Et nous qui croyions que Moïse devait se déchausser parce que la terre d’où Dieu parlait était sacrée ! Notre Dieu n’est pas le « dieu de la terre » et sa parole n’est pas attachée à un lieu, fut-il le plus prestigieux. Il est le Dieu de « l’ouvert » et sa parole est un « feu » répandu sur toute la terre. Il ne s’agit donc pas de se déchausser par crainte ou pour cause d’indignité, il s’agit de marcher librement, sans entraves sous le regard et la parole du Dieu de toute tendresse. C’est pourquoi Dieu dit : « Va délivrer mon peuple, car j’ai vu sa misère ! ». L’eucharistie serait-elle le lieu où nous serions libérés de nos entraves afin de travailler plus efficacement à la libération de toute l’humanité ?
« Jésus leur répondit : détruisez ce Temple, et en trois jours, je le relèverai ! » (Jean 2, 19) Où est l’espace du culte véritable « en esprit et en vérité » ? Chaque fois que nous sommes rassemblés en un même lieu (cf. les Actes des apôtres) pour la fraction du pain, rappelons-nous que nous nous rassemblons dans « l’ouvert », dans la respiration de l’Esprit qui est rassemblement et dispersion. Ne faisons pas de nos églises des espaces clos ! Nos églises, tout comme d’autres lieux de culte (temples, mosquées, synagogues), sont dressées parmi les autres lieux de vie pour être un signe d’ouverture infinie. Elles sont dressées au cœur de ce monde pour manifester que celui-ci n’est pas clos sur lui-même. L’eucharistie ne réalise-t-elle pas au milieu des hommes les noces du ciel et de la terre ? Nos petites communautés, nos villages, nos cités, nos pays sont conviés à élargir l’espace de leur tente à toutes les vies qui frappent à la porte du « vivre ensemble »6.
Dans l’eucharistie, nous passons : nous ne faisons que « passer » dans la Pâque du Christ. Souvenons-nous de la Transfiguration. Le Christ apparaît entre Moïse et Élie et s’entretient avec eux de son exode ! L’Évangile est rempli de ce message : « avance au large » (Luc 5, 4) ; « passons sur l’autre rive » (Marc 4, 35) ; « Allez jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes 1, 8).
« Peuples de frères »
Mon être, c’est aussi les autres avec lesquels je suis en relation par la médiation de mon corps qui voit, entend, sent, touche et parle. Nous avons tous en commun ces facultés. Elles peuvent nous réunir mais aussi faire de nous des adversaires, des concurrents ou des ennemis. La vie est faite de cela. Nous appartenons à un corps social où il fait bon vivre ensemble et que l’on tisse jour après jour laborieusement ; mais aussi, souvent, un corps social déchiré, brisé, où certains de ses membres tombent ou glissent sans bruit dans une mort sociale. Comment passe-t-on de la violence à la fraternité ? Telle est la grande question d’actualité !
Vivre, c’est faire cette expérience extraordinaire de « tenir sa vie des autres ». Cela est vrai du point de vue biologique déjà (d’autres nous ont mis au monde), mais aussi et surtout du point de vue de la reconnaissance mutuelle, de la parole donnée et échangée. La parole ouvre à ce que l’autre a d’unique et que nous ne pouvons recevoir sans lui. « Que serais-je sans toi… » ose le chanteur sur les vers d’Aragon :
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi, qu’un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi, que ce balbutiement.
Il n’est pas anodin que le sacrement du mariage, tout comme l’eucharistie, soit appelé « sacrement de l’Alliance ». L’un comme l’autre mettent en jeu le corps et la parole : parole donnée, parole reçue. Parole qui éveille à la vie. Dans l’eucharistie, la Parole fait de nous des frères, elle nous engendre à la vie de frères : Parole tirée des Écritures et parole prononcée sur le pain, le vin et sur le peuple.
Deux écueils sont alors à éviter :
- Nous sommes parfois « durs d’oreille ». Nous croyons naïvement qu’il n’est pas possible de célébrer ensemble si nous ne nous sommes pas préalablement mis d’accord et reconnus comme frères. Cette idée n’est pas juste. D’abord parce que nous nous trompons souvent sur le sens du mot « frère » : nous rêvons toujours que le frère est celui qui est comme nous. Un tel être n’est pas un frère mais un clone. Devenir frère suppose l’altérité et la distance.
- Par ailleurs, nous faisons trop souvent l’impasse sur nos conflits, nos oppositions, la distance et parfois même l’abîme qui peut nous séparer. Or la réalité est là : nous vivons dans une société où nous sommes mis en concurrence les uns avec les autres ; une société qui fait de l’homme un loup pour l’autre homme. Que signifie devenir frères dans ce monde-là ? Sinon de faire de la parole de fraternité l’horizon de notre existence et de nos choix. L’eucharistie nous place résolument sous cet horizon-là.
Lorsque l’apôtre Paul dit aux Corinthiens : « Vous êtes le corps du Christ, et membres les uns des autres… » (1 Corinthiens 12, 12), il ajoute aussitôt : « La tête du corps, c’est le Christ ! » Autrement dit : vous êtes bien les membres d’un même corps, mais la tête de ce corps est un crucifié. Ce qui nous unit, n’est donc pas la « belle harmonie » bien lisse et sans problèmes, mais la présence de celui qui s’est assimilé et a fait corps avec tous les crucifiés du monde ; celui que le Père a ressuscité des morts, ouvrant ainsi un avenir à tous les crucifiés du monde. Paul le précise :
« Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » (1 Corinthiens 11, 26)
« Lorsque vint la plénitude du temps »
« En tant qu’homme incroyant, athée, qu’ai-je à vous dire ? Si d’aventure j’avais à choisir entre vivre dans une banlieue sans chrétiens et vivre dans une banlieue avec des chrétiens, je choisirais sans hésiter la banlieue avec des chrétiens ? Pourquoi ? Parce qu’il me semble que les chrétiens apportent dans le temps présent l’horizon d’un futur » (Michel Verret)7
Les humains vivent dans le temps et éprouvent la durée : cela a toujours été. Mais aujourd’hui, la manière d’habiter le temps s’est considérablement modifiée. Entre l’ennui et le zapping, y a-t-il encore la possibilité de savourer le temps ? Entre le temps incertain du chômeur et le temps hyper-stressé, imposé à celui qui travaille ; entre les horaires morcelés de la vendeuse, et la double journée de la ménagère … Nous voici dans le temps des horloges accélérées qui doublent ou triplent nos activités : une heure de TGV pour Paris, une demi-heure pour Bruxelles et deux heures pour Londres. Notre existence est aussi notre « emploi du temps » !
Mais le temps n’est pas seulement le temps abstrait des horloges. Il est aussi le temps du choix, de la décision. À chaque instant, nous pouvons choisir : selon notre passé plus ou moins assumé, selon l’avenir espéré. Le temps véritablement humain est le temps présent, parce qu’il est le temps du choix, l’instant de liberté de chacun de nous. Voilà pourquoi nous accordons tant d’importance aux événements : l’événement bouscule nos prévisions et nous presse de choisir. Comment vivre le présent comme un « présent » ? Toute la liturgie, qui sait si bien déployer le temps et les saisons, met l’événement au cœur de son dynamisme : « C’est aujourd’hui le temps du salut » (Apocalypse 12, 10) ; « Maintenant je te le dis : lève-toi et marche… Et aussitôt, il se dressa ! » (Luc 5, 23-25). La religion chrétienne n’est pas la religion d’un dogme ou d’une morale, ni même une religion du livre. Elle est religion de l’événement, de l’irruption de Dieu dans l’histoire des hommes : Jésus-Christ. Mgr Guy Riobé disait que les chrétiens étaient « fils de l’événement » et appelés à vivre en « fils de l’événement ».
Cela ne disqualifie ni le passé, ni l’avenir. Sans mémoire, nous périssons : un peuple sans mémoire est mûr pour la dictature, dit-on quelque fois. C’est un réel problème aujourd’hui. Sans avenir et sans utopie, nous périssons aussi car nous nous enfermons dans « le même » et la fatalité. Cela aussi est un problème aujourd’hui. Plus que jamais, nos contemporains doivent réapprendre à faire mémoire : se souvenir du passé pour s’inscrire dans le présent et ouvrir un avenir. Faire mémoire signifie s’inscrire librement dans une histoire.
« Faites cela en mémoire de moi ! » (Luc 22, 19)
Quel mémoire faisons-nous lorsque nous célébrons l’eucharistie ? Dans l’eucharistie, nous faisons mémoire d’un événement unique, bouleversant qui s’est produit en Dieu lui-même. Avec la croix, la mort est entrée en Dieu. La mort, cette rupture brutale de la relation, s’est produite en Dieu lui-même. Une rupture, une distance impensable s’est creusée entre le Père et le Fils : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Psaume 21, 2) Mais cette distance s’est remplie du souffle de l’Esprit Saint : « Seigneur, entre tes mains je remets mon esprit » (Psaume 30, 6)… « Puis, inclinant la tête, il remit [répandit] l’esprit. » (Jean 19, 30) Marie et Jean (la première Église) sont là pour le recueillir. « Et aussitôt, il sortit [de son côté] du sang et de l’eau… » (Jean 19, 34)
L’Église qui célèbre l’eucharistie est cette « communauté au pied de la croix » (Christian Duquoc) qui, dans le feu de l’Esprit Saint, rend présent, réellement présent dans sa propre existence, ce don inouï au bénéfice de chacun de ses membres et pour la multitude. Pour un chrétien, à chaque eucharistie, est manifestée la plénitude
du temps.
Communier au pain brisé, boire à la « coupe immortelle », c’est entrer de tout son être, corporellement, charnellement, dans la vie d’amour trinitaire. Dans la circulation d’amour inouïe du Père, du Fils et de l’Esprit. Et donc entrer dans le dynamisme de la mission : « Il est avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » (cf. Matthieu 28, 20)
Cet article est extrait de la revue Célébrer n°305, juin 2001 p 11 à 19, Editions Le Cerf © Tous droits réservés.
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1. Ce texte est la transcription d’une intervention orale de Maxime Leroy, directeur du CIPAC (Centre de formation pastorale et d’animation catéchétique interdiocésain, à Lille) lors d’une journée diocésaine des équipes liturgiques dans le diocèse d’Arras en avril 2000.
2. L’approche anthropologique de cette intervention doit beaucoup aux apports du Père Joseph Debès dans le travail interdisciplinaire du CAPCO-Nord.
3. Olivier Clément, Corps de mort et de gloire, éd. Desclée de Brouwer (pp. 21 à 34).
4. « Sanctifie ces offrandes en répandant sur elles ton Esprit, qu’elles deviennent pour nous le corps et le sang de Jésus, le Christ, notre Seigneur » ; « Humblement, nous te demandons qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps. » (Prière eucharistique n° II)
5. Je préfère cette tournure de phrase à celle, plus familière : « N’approche pas d’ici, retire tes sandales ! »
6. Etty Hillesum, dans son journal Une vie bouleversée (1941-1943) (coll. « Points », éd. du Seuil, 1995, p. 175) : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes – (…) Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. »
7. Extrait de l’intervention du philosophe et politologue Michel Verret au terme du Colloque organisé en 1997 à Saint-Ouen par les Fils de la Charité : « Chrétiens en banlieues ».
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