Lettre apostolique Desiderio Desideravi du Pape François sur la formation liturgique du peuple de Dieu (2022)
Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar. (Lc 22,15)
1. Très chers frères et sœurs,
Par cette lettre, je désire vous rejoindre tous – après avoir déjà écrit uniquement aux évêques après la publication du Motu Proprio Traditionis custodes – et je vous écris pour partager avec vous quelques réflexions sur la liturgie, dimension fondamentale pour la vie de l’Église. Le sujet est vaste et mérite d’être examiné attentivement sous tous ses aspects. Toutefois, dans cette lettre, je n’ai pas l’intention de traiter la question de manière exhaustive. Je souhaite plutôt offrir quelques pistes de réflexion qui puissent aider à la contemplation de la beauté et de la vérité de la célébration chrétienne.
La Liturgie : « l’aujourd’hui » de l’histoire du salut
2. « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22,15) Ces paroles de Jésus par lesquelles s’ouvre le récit de la Dernière Cène sont la fente par laquelle nous est donnée la surprenante possibilité de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte Trinité pour nous.
3. Pierre et Jean avaient été envoyés pour faire les préparatifs nécessaires pour manger la Pâque. Mais, à y regarder de plus près, toute la création, toute l’histoire – qui allait finalement se révéler comme l’histoire du salut – est une grande préparation à ce repas. Pierre et les autres se tiennent à cette table, inconscients et pourtant nécessaires : tout don, pour être tel, doit avoir quelqu’un disposé à le recevoir. Dans ce cas, la disproportion entre l’immensité du don et la petitesse du destinataire est infinie et ne peut manquer de nous surprendre. Néanmoins, par la miséricorde du Seigneur, le don est confié aux apôtres afin qu’il soit apporté à tout homme et à toute femme.
4. Personne n’avait gagné sa place à ce repas. Tout le monde a été invité. Ou plutôt, tous ont été attirés par le désir ardent que Jésus avait de manger cette Pâque avec eux : Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de Pâque, il sait qu’il est la Pâque. C’est la nouveauté absolue de ce repas, la seule vraie nouveauté de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette raison, ultime, non reproductible : « la Dernière Cène ». Cependant, son désir infini de rétablir cette communion avec nous, qui était et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme, de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangé son Corps et bu son Sang. C’est pourquoi ce même repas sera rendu présent, jusqu’à son retour, dans la célébration de l’Eucharistie.
5. Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invités au repas des noces de l’Agneau (Ap 19, 9). Pour être admis au festin, il suffit de porter l’habit nuptial de la foi, qui vient de l’écoute de sa Parole (cf. Rm 10, 17). L’Église taille ce vêtement sur mesure pour chacun, avec la blancheur d’un tissu lavé dans le Sang de l’Agneau (cf. Ap 7, 14). Nous ne devrions pas nous permettre ne serait-ce qu’un seul instant de repos, sachant que tous n’ont pas encore reçu l’invitation à ce repas, ou que d’autres l’ont oubliée ou se sont perdus en chemin dans les méandres de la vie humaine. C’est ce dont je parlais lorsque je disais : « J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation » (Evangelii gaudium, n° 27) : afin que tous puissent s’asseoir au repas du sacrifice de l’Agneau et vivre de Lui.
6. Avant notre réponse à son invitation – bien avant ! – il y a son désir pour nous, Nous n’en sommes peut-être même pas conscients, mais chaque fois que nous allons à la Messe, la raison première est que nous sommes attirés par son désir pour nous. De notre côté, la réponse possible – qui est aussi l’ascèse la plus exigeante – est, comme toujours, celle de nous abandonner à son amour, de nous laisser attirer par lui. Vraiment, toute réception de la communion au Corps et au Sang du Christ a déjà été désirée par Lui lors de la Dernière Cène.
7. Le contenu du Pain rompu est la croix de Jésus, son sacrifice d’obéissance par amour pour le Père. Si nous n’avions pas eu la dernière Cène, c’est-à-dire si nous n’avions pas eu l’anticipation rituelle de sa mort, nous n’aurions jamais pu saisir comment l’exécution de sa condamnation à mort a pu être l’acte de culte parfait, agréable au Père, le seul véritable acte de culte. Quelques heures seulement après la Cène, les Apôtres auraient pu voir dans la croix de Jésus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait : « corps offert », « sang versé ». C’est de cela que nous faisons mémoire dans chaque Eucharistie. Lorsque le Ressuscité revient d’entre les Lettre apostolique Desiderio desideravi morts pour rompre le pain pour les disciples d’Emmaüs, et pour ses disciples qui étaient retournés pêcher des poissons et non des hommes sur la mer de Galilée, ce geste ouvre leurs yeux, les guérit de l’aveuglement infligé par l’horreur de la croix, et les rend capables de « voir » le Ressuscité, de croire en la Résurrection.
8. Si nous étions arrivés d’une manière ou d’une autre à Jérusalem après la Pentecôte et que nous avions ressenti le désir non seulement d’avoir des informations sur Jésus de Nazareth, mais plutôt le désir de pouvoir encore le rencontrer, nous n’aurions eu d’autre possibilité que celle de rechercher ses disciples pour entendre ses paroles et voir ses gestes, plus vivants que jamais. Nous n’aurions pas d’autre possibilité de vraie rencontre avec Lui que celle de la communauté qui célèbre. C’est pourquoi l’Église a toujours protégé comme son trésor le plus précieux le commandement du Seigneur : « Faites ceci en mémoire de moi ».
9. Dès le début, l’Église était consciente qu’il ne s’agissait pas d’une représentation, aussi sacrée soit-elle, de la Cène du Seigneur. Cela n’aurait eu aucun sens, et personne n’aurait pu penser à « mettre en scène » – surtout devant les yeux de Marie, la Mère du Seigneur – ce moment le plus élevé de la vie du Maître. Dès le début, l’Église avait compris, éclairée par l’Esprit Saint, que ce qui, de Jésus, était visible, ce qui pouvait être vu avec les yeux et touché avec les mains, ses paroles et ses gestes, le caractère concret du Verbe incarné, tout de Lui était passé dans la célébration des sacrements[1].
La Liturgie : lieu de la rencontre avec le Christ
10. C’est là que réside toute la puissante beauté de la liturgie. Si la Résurrection était pour nous un concept, une idée, une pensée ; si le Ressuscité était pour nous le souvenir du souvenir d’autres personnes, même si elles faisaient autorité, comme par exemple les Apôtres ; s’il ne nous était pas donné, à nous aussi, la possibilité d’une vraie rencontre avec Lui, ce serait comme déclarer épuisée la nouveauté du Verbe fait chair. Au contraire, l’Incarnation, en plus d’être le seul événement nouveau que l’histoire connaisse, est aussi la méthode même que la Sainte Trinité a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrétienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas.
11. La liturgie nous garantit la possibilité d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la Dernière Cène ne nous servirait à rien. Nous avons besoin d’être présents à ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur Jésus et d’être atteints par la puissance de son Mystère Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de Jésus, de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient à travers la célébration des sacrements. Je suis Nicodème et la Samaritaine au puits, l’homme possédé par des démons à Capharnaüm et le paralytique dans la maison de Pierre, la femme pécheresse pardonnée et la femme affligée d’hémorragies, la fille de Jaïre et l’aveugle de Jéricho, Zachée et Lazare, le bon larron et Pierre pardonnés. Le Seigneur Jésus, immolé, a vaincu la mort ; mis à mort, il est toujours vivant[2] ; il continue à nous pardonner, à nous guérir, à nous sauver avec la puissance des Sacrements. C’est la manière concrète, par le biais de l’incarnation, dont il nous aime. C’est la manière dont étanche la soif qu’il a de nous, comme il l’avait déclaré sur la croix (Jn 19,28).
12. Notre première rencontre avec sa Pâque est l’événement qui marque la vie de nous tous, croyants dans le Christ : notre baptême. Il ne s’agit pas d’une adhésion intellectuelle à sa pensée ni de l’acceptation d’un code de conduite imposé par Lui. Il s’agit plutôt d’être plongé dans sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension. Il ne s’agit pas d’un geste magique. La magie est à l’opposé de la logique des sacrements car elle prétend avoir un pouvoir sur Dieu, et pour cette raison elle vient du Tentateur. En parfaite continuité avec l’Incarnation, en vertu de la présence et de l’action de l’Esprit, la possibilité de mourir et de ressusciter dans le Christ nous est donnée.
13. La manière dont cela se passe est émouvante. La prière pour la bénédiction de l’eau baptismale3 nous révèle que Dieu a créé l’eau précisément en pensant au Baptême. Cela signifie que lorsque Dieu a créé l’eau, il pensait au Baptême de chacun d’entre nous, et cette pensée l’a accompagné tout au long de son action dans l’histoire du salut, chaque fois que, avec un dessein précis, il a voulu se servir de l’eau. C’est comme si, après l’avoir créée, il voulait la perfectionner pour en faire l’eau du baptême. C’est ainsi qu’il a voulu la remplir du mouvement de son Esprit planant sur la surface des eaux (cf. Gn 1, 2) afin qu’elle contienne en germe le pouvoir de sanctifier ; il s’en est servi pour régénérer l’humanité lors du Déluge (cf. Gn 6,1–9,29) ; il l’a dominée en la séparant pour ouvrir un chemin de libération dans la mer Rouge (cf. Ex 14) ; il l’a consacrée dans le Jourdain en immergeant la chair du Verbe imprégnée de l’Esprit (cf. Mt 3,13-17 ; Mc 1,9-11 ; Lc 3,21-22). Enfin, il l’a mélangée au sang de son Fils, don de l’Esprit inséparablement uni au don de la vie et de la mort de l’Agneau immolé pour nous, et de son côté transpercé il l’a répandue sur nous (Jn 19,34). C’est dans cette eau que nous avons été immergés afin que, par sa puissance, nous puissions être greffés dans le Corps du Christ et qu’avec Lui, nous ressuscitions à la vie immortelle (cf. Rm 6, 1-11).
L’Église : sacrement du Corps du Christ
14. Comme nous l’a rappelé le Concile Vatican II (cf. Sacrosanctum Concilium, n. 5) en citant l’Écriture, les Pères et la Liturgie – les piliers de la Tradition authentique – c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né l’admirable sacrement de toute l’Église[4]. Le parallèle entre le premier et le nouvel Adam est étonnant : de même que du côté du premier Adam, après l’avoir plongé dans un profond sommeil, Dieu a tiré Eve, de même du côté du nouvel Adam, endormi dans le sommeil de la mort sur la croix, naît la nouvelle Eve, l’Eglise. L’étonnement, pour nous, réside dans les paroles que nous pouvons imaginer que le nouvel Adam s’est appropriées en regardant l’Église : « Cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair » (Gn 2,23). Pour avoir cru en sa Parole et être descendus dans les eaux du baptême, nous sommes devenus l’os de ses os et la chair de sa chair.
15. Sans cette incorporation, il n’y a aucune possibilité de vivre la plénitude du culte rendu à Dieu. En effet, il n’y a qu’un seul acte de culte parfait et agréable au Père, à savoir l’obéissance du Fils dont la mesure est sa mort sur la croix. La seule façon de participer à son offrande est de devenir des « fils dans le Fils ». C’est le don que nous avons reçu. Le sujet qui agit dans la Liturgie est toujours et uniquement le Christ-Église, le Corps mystique du Christ.
Le sens théologique de la Liturgie
16. Nous devons au Concile – et au mouvement liturgique qui l’a précédé – la redécouverte d’une compréhension théologique de la Liturgie et de son importance dans la vie de l’Eglise. De même que les principes généraux énoncés dans Sacrosanctum Concilium ont été fondamentaux pour la réforme de la liturgie, ils continuent à l’être pour la promotion de cette célébration pleine, consciente, active et féconde (cf. Sacrosanctum Concilium nn.11.14), la Liturgie étant la « source première et indispensable à laquelle les fidèles peuvent puiser l’authentique esprit chrétien » ( Sacrosanctum Concilium, n.14). Par cette lettre, je voudrais simplement inviter toute l’Église à redécouvrir, à sauvegarder et à vivre la vérité et la force de la célébration chrétienne. Je voudrais que la beauté de la célébration chrétienne et ses conséquences nécessaires dans la vie de l’Église ne soient pas défigurées par une compréhension superficielle et réductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation au service d’une vision idéologique, quelle qu’elle soit. La prière sacerdotale de Jésus à la dernière Cène pour que tous soient un (Jn 17,21), juge toutes nos divisions autour du Pain rompu, sacrement de piété, signe d’unité, lien de charité[5].
La Liturgie : un antidote contre le venin de la mondanité spirituelle
17. J’ai mis en garde à plusieurs reprises contre une tentation dangereuse pour la vie de l’Église, la « mondanité spirituelle ». J’en ai longuement parlé dans l’Exhortation Evangelii gaudium (n° 93-97), en identifiant le gnosticisme et le néo pélagianisme comme les deux modes reliés entre eux qui alimentent cette mondanité spirituelle.
Le premier réduit la foi chrétienne à un subjectivisme qui enferme l’individu « dans l’immanence de sa propre raison ou de ses propres sentiments » (Evangelii gaudium, n. 94).
Le second annule la valeur de la grâce pour ne compter que sur ses propres forces, donnant lieu à « un élitisme narcissique et autoritaire où, au lieu d’évangéliser, on analyse et on classe les autres, et au lieu de faciliter l’accès à la grâce, on consomme de l’énergie à contrôler » (Evangelii gaudium, n. 94).
Ces formes déformées de christianisme peuvent avoir des conséquences désastreuses pour la vie de l’Église.
18. Il est évident, d’après ce que j’ai rappelé ci-dessus, que la Liturgie est, par sa nature même, l’antidote le plus efficace contre ces poisons. Je parle évidemment de la Liturgie dans son sens théologique et certainement pas – Pie XII l’a déjà dit – comme un cérémonial décoratif ou une simple somme de lois et de préceptes réglant le culte[6].
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19. Si le gnosticisme nous intoxique avec le poison du subjectivisme, la célébration liturgique nous libère de la prison d’une autoréférentialité nourrie par son propre raisonnement et par le sentiment, L’action célébrative n’appartient pas à l’individu mais au Christ-Eglise, à la totalité des fidèles unis dans le Christ. La liturgie ne dit pas « je » mais « nous » et toute limitation de l’étendue de ce « nous » est toujours démoniaque. La Liturgie ne nous laisse pas seuls à la recherche d’une connaissance individuelle présumée du mystère de Dieu, mais nous prend par la main, ensemble, en assemblée, pour nous conduire dans le mystère que la Parole et les signes sacramentels nous révèlent. Et elle le fait en cohérence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, à travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps.
20. Si le néo-pélagianisme nous enivre de la présomption d’un salut gagné par nos propres efforts, la célébration liturgique nous purifie en proclamant la gratuité du don du salut reçu dans la foi. Participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frères et sœurs. Le début de chaque célébration me rappelle qui je suis, en me demandant de confesser mon péché et en m’invitant à supplier la bienheureuse Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frères et sœurs, de prier pour moi le Seigneur : nous ne sommes certainement pas dignes d’entrer dans sa maison, nous avons besoin de sa parole pour être sauvés (cf. Mt 8,8). Nous n’avons pas d’autre fierté que celle de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ (cf. Ga 6,14). La Liturgie n’a rien à voir avec un moralisme ascétique : c’est le don de la Pâque du Seigneur qui, accueilli avec docilité, rend notre vie nouvelle. On n’entre dans le cénacle que par la force d’attraction de son désir de manger la Pâque avec nous : Desiderio desideravi hoc Pascha manducare vobiscum, antequam patiar (Lc 22,15).
Redécouvrir chaque jour la beauté de la vérité de la célébration chrétienne
21. Mais nous devons faire attention : pour que l’antidote de la Liturgie soit efficace, il nous est demandé de redécouvrir chaque jour la beauté de la vérité de la célébration chrétienne. Je me réfère encore une fois au sens théologique, comme l’a admirablement décrit le n° 7 de Sacrosanctum Concilium : la Liturgie est le sacerdoce du Christ révélé et donné dans son Mystère Pascal, rendu présent et actif aujourd’hui par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant dans le mystère pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ.
22. La redécouverte continuelle de la beauté de la liturgie n’est pas la poursuite d’un esthétisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalité extérieure d’un rite ou se satisfait d’une scrupuleuse observance des rubriques. Il va de soi que cette affirmation ne vise nullement à approuver l’attitude opposée qui confond la simplicité avec une banalité débraillée, l’essentialité avec une superficialité ignorante, ou le caractère concret de l’action rituelle avec un fonctionnalisme pratique exaspérant.
23. Soyons clairs : tous les aspects de la célébration doivent être soignés (espace, temps, gestes, paroles, objets, vêtements, chant, musique, …) et toutes les rubriques doivent être respectées : une telle attention suffirait à ne pas priver l’assemblée de ce qui lui est dû, c’est-à-dire le mystère pascal célébré selon le rituel établi par l’Église. Mais même si la qualité et le bon déroulement de la célébration étaient garantis, cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entière.
L’émerveillement devant le mystère pascal : élément essentiel de l’acte liturgique
24. Si notre émerveillement pour le mystère pascal rendu présent dans le caractère concret des signes sacramentels venait à manquer, nous risquerions vraiment d’être imperméables à l’océan de grâce qui inonde chaque célébration. Les efforts, certes louables, pour améliorer la qualité de la célébration ne suffisent pas, pas plus que l’appel à une plus grande intériorité : même cette dernière court le risque d’être réduite à une subjectivité vide si elle n’accueille pas la révélation du mystère chrétien. La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intérieure individuelle, mais un événement donné : nous pouvons rencontrer Dieu à travers le fait nouveau de l’Incarnation qui, dans la dernière Cène, va jusqu’à désirer être mangé par nous. Comment la disgrâce de perdre la fascination de la beauté de ce don pourrait-elle nous arriver ?
25. Quand je parle d’émerveillement devant le Mystère pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de « sens du mystère ». C’est parfois l’une des principales accusations portées contre la réforme liturgique. On dit que le sens du mystère a été supprimé de la célébration. L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de désarroi devant une réalité obscure ou un rite énigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a été révélé dans la Pâque de Jésus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacité continue à nous atteindre dans la célébration des « mystères », c’est-à-dire des sacrements. Il n’en reste pas moins vrai que la plénitude de la révélation a, par rapport à notre finitude humaine, une abondance qui nous transcende et qui aura son accomplissement à la fin des temps, lorsque le Seigneur reviendra. Si l’émerveillement est vrai, il n’y a aucun risque que nous ne percevions pas, même dans la proximité voulue par l’Incarnation, l’altérité de la présence de Dieu. Si la réforme avait éliminé ce vague « sens du mystère », ce serait un mérite plutôt qu’une accusation fondée. La beauté, tout comme la vérité, suscite toujours l’admiration et, lorsqu’elle est rapportée au mystère de Dieu, elle conduit à l’adoration.
26. L’émerveillement est une partie essentielle de l’acte liturgique car c’est l’attitude de ceux qui se savent confrontés à la particularité des gestes symboliques ; c’est l’émerveillement de celui qui fait l’expérience de la puissance du symbole, qui ne consiste pas à se référer à un concept abstrait mais à contenir et à exprimer dans sa concrétude même ce qu’il signifie.
La nécessité d’une formation liturgique sérieuse et vitale
27. La question fondamentale est donc la suivante : comment retrouver la capacité de vivre pleinement l’action liturgique ? Tel était l’objectif de la réforme du Concile. Le défi est très exigeant car l’homme moderne – pas dans toutes les cultures au même degré – a perdu la capacité de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractéristique essentielle de l’acte liturgique.
28. Dans la postmodernité, l’homme se sent encore plus perdu, sans références d’aucune sorte, privé de valeurs parce qu’elles sont devenues indifférentes, orphelin de tout, dans une fragmentation où un horizon de sens semble impossible. Cette postmodernité reste encore accablée par le lourd héritage que nous a laissé l’époque précédente, fait d’individualisme et de subjectivisme (qui rappellent à nouveau le pélagianisme et le gnosticisme). Elle consiste aussi en un spiritualisme abstrait qui contredit la nature humaine elle-même, car la personne humaine est un esprit incarné et donc, en tant que tel, capable d’action et de compréhension
symboliques.
29. C’est avec cette réalité du monde moderne que l’Église, réunie en Concile, a voulu se confronter, en réaffirmant sa conscience d’être le sacrement du Christ, la lumière des nations (Lumen Gentium), en se mettant religieusement à l’écoute de la parole de Dieu (Dei Verbum) et en reconnaissant comme siennes les joies et les espérances (Gaudium et spes) des hommes d’aujourd’hui. Les grandes Constitutions conciliaires sont inséparables, et ce n’est pas un hasard si cet immense effort de réflexion du Concile œcuménique – qui est la plus haute expression de la synodalité dans l’Église et dont je suis appelé, avec vous tous, à être le gardien de la richesse – a commencé par une réflexion sur la Liturgie (Sacrosanctum Concilium).
30. En clôturant la deuxième session du Concile (le 4 décembre 1963), saint Paul VI s’est exprimé ainsi : « Cette discussion passionnée et complexe n’a d’ailleurs pas été sans fruits abondants : en effet, le sujet qui a été abordé en premier lieu et qui, en un certain sens, est prééminent dans l’Église, tant par sa nature que par sa dignité – Nous voulons parler de la sainte Liturgie – a trouvé une heureuse conclusion et Lettre apostolique Desiderio desideravi il est aujourd’hui promulgué par Nous avec un rite solennel. Notre esprit exulte donc avec une joie véritable, car dans la manière dont les choses se sont passées, Nous constatons le respect d’une juste échelle des valeurs et des devoirs. Dieu doit occuper la première place ; la prière envers Lui est notre premier devoir. La Liturgie est la première source de communion divine dans laquelle Dieu partage sa propre vie avec nous. Elle est aussi la première école de la vie spirituelle. La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrétien uni à nous par la foi et la ferveur de ses prières. C’est enfin la première invitation faite au genre humain, afin que se délie sa langue muette pour que s’élève une prière sainte et sincère et qu’elle fasse l’expérience de cette force indescriptible et régénératrice qui se trouve lorsqu’ils se joignent à nous pour proclamer les louanges de Dieu et les espoirs du cœur humain par Jésus-Christ et dans l’Esprit Saint[7] ».
31. Dans cette lettre, je ne peux pas m’attarder avec vous sur la richesse des diverses expressions de ce passage, que je laisse à votre méditation. Si la liturgie est « le sommet vers lequel tend l’action de l’Église et, en même temps, la source d’où découle toute son énergie » (Sacrosanctum Concilium, n. 10), alors on comprend bien l’enjeu de la question liturgique. Il serait banal de considérer les tensions, malheureusement présentes autour de la célébration, comme une simple divergence entre différentes sensibilités envers une forme rituelle. La problématique est avant tout ecclésiologique. Je ne vois pas comment on peut dire que l’on reconnaît la validité du Concile – encore que je m’étonne qu’un catholique puisse prétendre ne pas le faire – et ne pas accepter la réforme liturgique née de Sacrosanctum Concilium, un document qui exprime la réalité de la liturgie en lien intime avec la vision de l’Église admirablement décrite par Lumen Gentium. Pour cette raison – comme je l’ai expliqué dans la lettre envoyée à tous les évêques – j’ai estimé qu’il était de mon devoir d’affirmer que « les livres liturgiques promulgués par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformément aux décrets du Concile Vatican II, sont l’unique expression de la lex orandi du Rite romain » (Motu Proprio Traditionis custodes, art. 1).
La non-acceptation de la réforme, ainsi qu’une compréhension superficielle de celle-ci, nous détournent de la tâche de trouver les réponses à la question que je répète : comment pouvons-nous grandir dans la capacité de vivre pleinement l’action liturgique ? Comment continuer à nous laisser surprendre par ce qui se passe dans la célébration sous nos yeux ? Nous avons besoin d’une formation liturgique sérieuse et vitale.
32. Revenons encore une fois au Cénacle de Jérusalem. Au matin de la Pentecôte naît l’Église, cellule initiale de l’humanité nouvelle. Seule la communauté des hommes et des femmes – réconciliés parce que pardonnés, vivants parce qu’Il est vivant, vrais parce qu’habités par l’Esprit de vérité – peut ouvrir l’espace étroit de l’individualisme spirituel.
33. C’est la communauté de la Pentecôte qui est capable de rompre le Pain dans la certitude que le Seigneur est vivant, ressuscité des morts, présent par sa parole, par ses gestes, par l’offrande de son Corps et de son Sang. Dès lors, la célébration devient le lieu privilégié – quoique pas le seul – de la rencontre avec Lui. Nous savons que c’est seulement par cette rencontre que l’homme devient pleinement homme. Seule l’Église de la Pentecôte peut concevoir l’être humain comme une personne, ouverte à une relation pleine et entière avec Dieu, avec la création et avec ses frères et sœurs.
34. C’est ici que se pose la question décisive de la formation liturgique. Guardini dit : [Voici] « la première tâche pratique à accomplir: portés par cette transformation intérieure de notre époque, nous devons réapprendre à vivre comme hommes en un rapport religieux58] ». C’est ce que la Liturgie rend possible. Pour cela, nous devons être formés. Guardini lui-même n’hésite pas à affirmer que sans formation liturgique, « les réformes des rites et des textes ne seront d’aucune aide[9] ». Je n’ai pas l’intention de traiter maintenant de manière exhaustive le thème très riche de la formation liturgique. Je voudrais seulement proposer quelques pistes de réflexion. Je pense que nous pouvons distinguer deux aspects : la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La première est fonctionnelle ; la seconde, essentielle.
35. Il est nécessaire de trouver les modalités d’une formation à l’étude de la Liturgie. Depuis le début du mouvement liturgique, beaucoup a été fait à cet égard, avec de précieuses contributions de la part de chercheurs et d’institutions académiques. Néanmoins, il est important aujourd’hui de diffuser cette connaissance au-delà du milieu universitaire, de manière accessible, afin que chaque fidèle puisse grandir dans la connaissance du sens théologique de la Liturgie. C’est la question décisive, qui fonde tout type de compréhension et toute pratique liturgique. Elle fonde également la célébration elle-même, en aidant tous et chacun à acquérir la capacité de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique.
36. Je pense au rythme régulier de nos assemblées qui se réunissent pour célébrer l’Eucharistie le jour du Seigneur, dimanche après dimanche, Pâques après Pâques, à des moments particuliers de la vie des personnes et des communautés, à tous les âges de la vie. Les ministres ordonnés accomplissent une action pastorale de première importance lorsqu’ils prennent par la main les fidèles baptisés, afin de les conduire dans l’expérience répétée de la Pâque. Rappelons-nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet célébrant et non pas seulement le prêtre. La connaissance qui découle de l’étude n’est que le premier pas pour pouvoir entrer dans le mystère célébré. Il est évident que pour pouvoir conduire leurs frères et sœurs, les ministres qui président l’assemblée doivent connaître le chemin en l’ayant étudié selon l’itinéraire donné pour leurs études théologiques mais aussi en ayant fréquenté la liturgie dans la pratique effective d’une expérience de foi vivante, nourrie par la prière – et certainement pas seulement comme une obligation à remplir. Le jour de son ordination, chaque prêtre entend l’évêque lui dire: « Réalise ce que tu vas faire, imite ce que tu vas célébrer, conforme ta vie au mystère de la croix du Christ Seigneur[10] »
37. Le plan d’études de la Liturgie dans les séminaires doit également tenir compte de l’extraordinaire capacité qu’a en elle-même la célébration actuelle d’offrir une vision organique et unifiée de tout le savoir théologique. Chaque discipline de la théologie, chacune selon sa propre perspective, doit montrer son lien intime avec la Liturgie, en vertu de laquelle se révèle et se réalise l’unité de la formation sacerdotale (cf. Sacrosanctum Concilium n.16). Une approche liturgico-sapientielle de la formation théologique dans les séminaires aurait certainement aussi des effets positifs dans l’action pastorale. Il n’y a pas d’aspect de la vie ecclésiale qui ne trouve son sommet et sa source dans la liturgie. Plus que le résultat de programmes élaborés, une pratique pastorale globale, organique et intégrée est la conséquence du fait de placer l’Eucharistie dominicale, fondement de la communion, au centre de la vie de la communauté. La compréhension théologique de la liturgie ne permet en aucun cas de comprendre ces paroles comme si tout était réduit à l’aspect cultuel. Une célébration qui n’évangélise pas n’est pas authentique, de même qu’une annonce qui ne conduit pas à une rencontre avec le Seigneur ressuscité dans la célébration n’est pas authentique. Enfin l’une et l’autre, sans le témoignage de la charité, ne sont qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante (cf. 1 Co 13,1).
38. Pour les ministres comme pour tous les baptisés, la formation liturgique dans son sens premier n’est pas quelque chose qui peut être acquis une fois pour toutes. Puisque le don du mystère célébré dépasse notre capacité de le connaître, cet effort doit certainement accompagner la formation permanente de tous, avec l’humilité des petits, l’attitude qui ouvre à l’émerveillement.
39. Une dernière observation sur les séminaires. En plus d’un programme d’études, ils doivent offrir la possibilité de vivre une célébration non seulement exemplaire du point de vue rituel, mais aussi authentique et vivante, qui permette de vivre une véritable communion avec Dieu, cette même communion vers laquelle doit tendre la connaissance théologique. Seule l’action de l’Esprit peut parfaire notre connaissance du mystère de Dieu, qui n’est pas une question de compréhension mentale mais de relation qui touche toute la vie. Cette expérience est fondamentale pour que les séminaristes, une foi devenus ministres ordonnés, puissent accompagner les communautés sur le même chemin de connaissance du mystère de Dieu, qui est le mystère de l’amour.
40. Cette dernière considération nous amène à réfléchir sur le deuxième sens que nous pouvons comprendre dans l’expression « formation liturgique ». Je me réfère au fait que nous sommes formés, chacun selon sa vocation, à partir de la participation à la célébration liturgique. Même la connaissance qui vient des études, dont je parlais tout à l’heure, pour qu’elle ne devienne pas une sorte de rationalisme, doit servir à réaliser l’action formatrice de la Liturgie elle-même en chaque croyant dans le Christ.
41. De tout ce que nous avons dit sur la nature de la Liturgie, il apparaît clairement que la connaissance du mystère du Christ, question décisive pour notre vie, ne consiste pas en une assimilation purement intellectuelle d’une idée quelconque, mais en un attachement existentiel réel à sa personne. En ce sens, la liturgie n’a pas pour objet la « connaissance », et sa portée n’est pas essentiellement pédagogique, même si elle a une grande valeur pédagogique (cf. Sacrosanctum Concilium n. 33). La liturgie est plutôt une louange, une action de grâce pour la Pâque du Fils dont la puissance atteint nos vies. La célébration concerne la réalité de notre docilité à l’action de l’Esprit qui opère par elle jusqu’à ce que le Christ soit formé en nous (cf. Ga 4,19). La pleine mesure de notre formation est notre conformation au Christ. Je le répète : il ne s’agit pas d’un processus mental abstrait, mais de devenir Lui. C’est dans ce but qu’est donné l’Esprit, dont l’action est toujours et uniquement de façonner le Corps du Christ. Il en est ainsi du pain eucharistique, et de chacun des baptisés appelés à devenir toujours plus ce qui a été reçu comme don au Baptême, à savoir être membre du Corps du Christ. Léon le Grand écrit : « Notre participation au Corps et au Sang du Christ n’a d’autre fin que de nous faire devenir ce que nous mangeons[11] ».
42. Cet engagement existentiel se produit – en continuité et en cohérence avec la méthode de l’Incarnation – de manière sacramentelle. La liturgie se fait avec des choses qui sont l’exact opposé des abstractions spirituelles : le pain, le vin, l’huile, l’eau, les parfums, le feu, les cendres, la pierre, les tissus, les couleurs, le corps, les mots, les sons, les silences, les gestes, l’espace, le mouvement, l’action, l’ordre, le temps, la lumière. Toute la création est une manifestation de l’amour de Dieu, et à partir du moment où ce même amour s’est manifesté dans sa plénitude dans la croix de Jésus, toute la création a été attirée vers lui. C’est toute la création qui est assumée pour être mise au service de la rencontre avec le Verbe : incarné, crucifié, mort, ressuscité, monté vers le Père. C’est ce que chantent la prière sur l’eau des fonts baptismaux, mais aussi la prière sur l’huile du saint chrême et les paroles pour la présentation du pain et du vin – tous fruits de la terre et du travail de l’homme.
43. La liturgie rend gloire à Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose à la beauté de la lumière inaccessible dans laquelle Dieu habite (cf. 1Tim 6,16). Nous ne pouvons pas non plus ajouter à la perfection du chant angélique qui résonne éternellement dans les demeures célestes. La Liturgie rend gloire à Dieu parce qu’elle nous permet – ici, sur la terre – de voir Dieu dans la célébration des mystères et, en le voyant, de reprendre vie par sa Pâque. Nous qui étions morts par nos péchés et qui avons été rendus à la vie avec le Christ, nous sommes la gloire de Dieu. C’est par la grâce que nous avons été sauvés (cf. Ep 2, 5). Irénée, doctor unitatis, nous le rappelle : « La gloire de Dieu est l’homme vivant, et la vie de l’homme consiste dans la vision de Dieu : si déjà la révélation de Dieu par la création donne la vie à tous les êtres vivants sur terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe est-elle cause de la vie pour ceux qui voient Dieu[12] ! »
44. Guardini écrit : « C’est ainsi que s’ébauche la première tâche du travail de formation liturgique: l’homme doit retrouver sa puissance symbolique13 ». C’est une responsabilité pour tous, pour les ministres ordonnés comme pour les fidèles. La tâche n’est pas facile car l’homme moderne est devenu analphabète, il ne sait plus lire les symboles, il en soupçonne à peine l’existence. Cela se produit également avec le symbole de notre corps. Il est un symbole parce qu’il est une union intime de l’âme et du corps ; il est la visibilité de l’âme spirituelle dans l’ordre corporel ; et en cela consiste l’unicité humaine, la spécificité de la personne irréductible à toute autre forme d’être vivant. Notre ouverture au transcendant, à Dieu, est constitutive : ne pas la reconnaître nous conduit inévitablement non seulement à une méconnaissance de Dieu mais aussi à une méconnaissance de nous-mêmes. Il suffit de regarder la manière paradoxale dont le corps est traité, à un moment soigné de manière presque obsessionnelle, inspiré par le mythe de l’éternelle jeunesse, et à un autre moment réduisant le corps à une matérialité à laquelle on refuse toute dignité. Le fait est que l’on ne peut pas donner de valeur au corps en partant uniquement du corps lui-même. Tout symbole est à la fois puissant et fragile. S’il n’est pas respecté, s’il n’est pas traité pour ce qu’il est, il se brise, perd sa force, devient insignifiant.
Nous n’avons plus le regard de saint François qui regardait le soleil – qu’il appelait frère parce qu’il le sentait ainsi – le voyait bellu e radiante cum grande splendore, et, émerveillé, chantait : de te Altissimu, porta significatione[14]. Le fait d’avoir perdu la capacité de saisir la valeur symbolique du corps et de toute créature rend le langage symbolique de la liturgie presque inaccessible à la mentalité moderne. Et pourtant, il ne peut être question de renoncer à ce langage. On ne peut y renoncer parce que c’est ainsi que la Sainte Trinité a choisi de nous atteindre à travers la chair du Verbe. Il s’agit plutôt de retrouver la capacité d’utiliser et de comprendre les symboles de la liturgie. Nous ne devons pas perdre espoir car cette dimension en nous, comme je viens de le dire, est constitutive ; et malgré les méfaits du matérialisme et du spiritualisme – tous deux négateurs de l’unité de l’âme et du corps – elle est toujours prête à resurgir, comme toute vérité.
45. Ainsi, la question que je veux poser est la suivante : comment pouvons-nous redevenir capables de symboles ? Comment pouvons-nous à nouveau savoir les lire et être capables de les vivre ? Nous savons bien que la célébration des sacrements, par la grâce de Dieu, est efficace en soi (ex opere operato), mais cela ne garantit pas le plein engagement des personnes sans une manière adéquate de se situer par rapport au langage de la célébration. Une « lecture » symbolique n’est pas une connaissance purement intellectuelle, ni l’acquisition de concepts, mais plutôt une expérience vitale.
46. Avant tout, nous devons retrouver la confiance dans la création. Je veux dire que les choses – les sacrements « sont faits » de choses – viennent de Dieu. C’est vers Lui qu’elles sont orientées, et c’est par Lui qu’elles ont été assumées, et assumées de manière particulière dans l’Incarnation, afin de devenir des instruments de salut, des véhicules de l’Esprit, des canaux de la grâce. En cela, il est clair que la distance est grande entre cette vision et une vision matérialiste ou spiritualiste. Si les choses créées sont une partie si fondamentale, si essentielle, de l’action sacramentelle qui réalise notre salut, alors nous devons nous disposer en leur présence avec un regard neuf, non superficiel, respectueux et reconnaissant. Dès le début, les choses créées contiennent le germe de la grâce sanctifiante des
sacrements.
47. Toujours en pensant à la manière dont la Liturgie nous forme, une autre question décisive est l’éducation nécessaire pour pouvoir acquérir l’attitude intérieure qui nous permettra d’utiliser et de comprendre les symboles liturgiques. Permettez-moi de l’exprimer d’une manière simple. Je pense aux parents, ou plus peut-être, aux grands-parents, mais aussi à nos pasteurs et catéchistes. Beaucoup d’entre nous ont appris d’eux la force des gestes de la liturgie, comme, par exemple, le signe de la croix, l’agenouillement, les formules de notre foi. Peut-être n’avons-nous pas de souvenir de cet apprentissage, mais nous pouvons facilement imaginer le geste d’une grande main qui prend la petite main d’un enfant et l’accompagne lentement en traçant pour la première fois sur son corps le signe de notre salut. Des paroles accompagnent le mouvement, elles aussi dites lentement, presque comme si elles voulaient s’approprier chaque instant du geste, prendre possession de tout le corps : « Au nom du Père… et du Fils… et du Saint-Esprit… Amen. » Et puis la main de l’enfant est laissée seule, et on la regarde répéter toute seule, avec une aide toute proche en cas de besoin. Mais ce geste est maintenant consigné, comme une habitude qui va grandir avec lui, en lui donnant un sens que seul l’Esprit sait lui donner. Dès lors, ce geste, avec sa force symbolique, est à nous, il nous appartient, ou mieux, nous lui appartenons. Il nous donne une forme. Nous sommes formés par lui. Il n’est pas nécessaire de faire beaucoup de discours ici. Il n’est pas nécessaire d’avoir tout compris dans ce geste. Ce qu’il faut, c’est être petit, à la fois en l’enseignant et en le recevant. Le reste est l’œuvre de l’Esprit. C’est ainsi que nous sommes initiés au langage symbolique. Nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller d’une telle richesse. En grandissant, nous aurons d’autres moyens de comprendre, mais toujours à condition de rester petits.
Ars celebrandi
48. L’ars celebrandi, l’art de célébrer, est certainement l’une des façons de prendre soin des symboles de la liturgie et de croître dans une compréhension vitale de ceux-ci. Cette expression est également sujette à différentes interprétations. Son sens devient clair si elle est comprise en référence au sens théologique de la Liturgie décrit dans Sacrosanctum Concilium au n° 7 et auquel j’ai déjà fait référence à plusieurs reprises. L’ars celebrandi ne peut être réduit à la simple observation d’un système de rubriques, et il faut encore moins le considérer comme une créativité de l’imagination – parfois sauvage – sans règles. Le rite est en soi une norme, et la norme n’est jamais une fin en soi, mais elle est toujours au service d’une réalité supérieure qu’elle entend protéger.
49. Comme dans tout art, l’ars celebrandi requiert différents types de connaissances. Tout d’abord, il faut comprendre le dynamisme qui se déploie à travers la liturgie. L’action de la célébration est le lieu où, par le biais du mémorial, le mystère pascal est rendu présent afin que les baptisés, par leur participation, puissent en faire l’expérience dans leur propre vie. Sans cette compréhension, la célébration tombe facilement dans le souci de ce qui est extérieur (plus ou moins raffiné) ou dans le souci des seules rubriques (plus ou moins rigides). Ensuite, il est nécessaire de savoir comment l’Esprit Saint agit dans chaque célébration. L’art de célébrer doit être en harmonie avec l’action de l’Esprit. C’est seulement ainsi qu’il sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goûts individuels. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera libre de l’invasion d’éléments culturels assumés sans discernement et qui n’ont rien à voir avec une compréhension correcte de l’inculturation. Enfin, il est nécessaire de comprendre la dynamique du langage symbolique, sa nature particulière, son efficacité.
50. Avec ces brèves indications, il devrait être clair que l’art de la célébration ne s’improvise pas. Comme tout art, il exige une application constante. Pour un artisan, la technique suffit. Mais pour un artiste, en plus des connaissances techniques, il faut aussi de l’inspiration, qui est une forme positive de possession. Le véritable artiste ne possède pas un art, mais il est possédé par lui. On n’apprend pas l’art de célébrer en fréquentant un cours d’art oratoire ou de techniques de communication persuasives. (Je ne juge pas les intentions, je ne fais qu’observer les effets). Tout outil peut être utile, mais il doit être au service de la nature de la liturgie et de l’action de l’Esprit Saint. Il faut un engagement soutenu dans la célébration, permettant à la célébration elle-même de nous transmettre son art. Guardini écrit : « Nous devons comprendre à quel point nous nous sommes profondément enlisés dans l’individualisme et le subjectivisme ; à quel point nous nous sommes maintenant affaiblis et combien étroite est devenue la dimension de notre vie religieuse. L’ardent désir de cultiver un grand style de prière doit à nouveau s’éveiller ; la volonté.