L’année liturgique et la « couleur » musicale
Par Élisabeth Gauché
À une époque où notre rapport au temps a changé, pour diverses raisons qu’il n’est pas dans notre propos d’approfondir, la redécouverte ou une meilleure mise en valeur, de l’année liturgique peut ressourcer nos communautés chrétiennes et faire l’objet d’une véritable pastorale.
Parmi tous les moyens sensibles que met en oeuvre la liturgie, dans son langage qui tient autant dans les symboles, l’espace, les couleurs, les gestes, les odeurs, que dans les mots, la musique possède une pouvoir indéniable.
Comme la parole de Dieu chez Isaïe (55, 10 – 11), le chant et la musique liturgiques viennent à nous, résonnent dans notre coeur, se dilatent et mettent en vibration féconde tout notre être avec toutes nos capacités, pour ensuite retourner à Dieu en nous emportant dans leur sillage.
Aussi est-il intéressant d’en jouer judicieusement, lors de nos choix pour tel ou tel moment de l’année. Dès lors qu’on parle de « couleur » musicale, nous pouvons mettre en accord la couleur des ornements (violet, vert, blanc, rouge) et la couleur sonore de nos célébrations.
Éviter la monochromie
Sans vouloir à tout prix brosser un tableau catastrophique, nous constatons souvent dans nos paroisses un oubli total du temps liturgique, où ne subsiste que la teinte de la chasuble pour signifier que nous sommes en Avent ou dans le Temps pascal. Tel organiste joue un offertoire de Carême le jour de l’Ascension ; ici le chant d’entrée est le même en Temps ordinaire et le 15 août ; là l’orchestre des jeunes joue les mêmes pièces d’un bout à l’autre de l’année scolaire. Par souci, dit-on de facilité, on privilégie les chants « passe-partout ». Ou encore, à force de vouloir rendre joyeuses les célébrations, une paroisse fait du festif chaque dimanche. Résultat : elle s’y épuise, et ne sait plus que faire pour une occasion vraiment exceptionnelle.
Bref, trop de festif tue la fête, trop de mélange fait perdre les repères.
Or notre repère, c’est Pâques, le cœur du temps chrétien.
Au cœur du temps chrétien, le mystère pascal et la joie de la Résurrection
C’est autour de Pâques que s’est constituée l’année liturgique, c’est sa célébration qui requerra notre musique la plus riche. La « grande semaine » qui commence le jour des Rameaux, et surtout le Triduum feront l’objet d’un soin particulier. On y pensera sérieusement l’usage de l’orgue et celui des autres instruments. Par exemple, l’orgue restera muet le jour du vendredi saint, et ne se fera pas entendre avant l’alléluia de la veillée pascale. En revanche, pourquoi pas des trompettes le jour de Pâques ?
La mise en œuvre de la veillée pascale utilisera toute la palette du sonore : les voix, les instruments, avec ou sans micro, les cloches, l’eau qui coule, les pas sur les dalles, le silence… Créons, par exemple, un « fil sonore » entre les textes, en jouant une phrase musicale, courte mais toujours identique, avant chaque lecture. Que les chants soient non pas forcément nombreux, mais « justes » : par exemple pas de chant d’entrée dans la nuit, le silence jusqu’au cri « Lumière du Christ ! »; ou encore une acclamation d’évangile qui ne soit pas noyée dans un cantique, mais qui se contente de répéter à l’envie « Alleluia ! » : pour rappeler l’exclamation de Marie au jardin ou des disciples d’Emmaüs, il faut un cri pas un discours. Que les psaumes soient mis en œuvre de diverses façons, en fonction des moyens dont on dispose : chantre, chœur, assemblée que l’on peut diviser en deux chœurs, instruments.
Le jour de Pâques, une musique lumineuse s’impose, la polyphonie sera largement utilisée, de même que les alternances avec l’assemblée.
C’est par rapport à Pâques que l’on distinguera les autres jalons de l’année chrétienne, du premier dimanche de l’Avent au dernier dimanche, celui du Christ-Roi.
Les autres jalons de l’année liturgique
Noël est évidemment une fête, mais d’une couleur moins éclatante, d’une joie plus discrète : on peut y privilégier des chants traditionnels, avec voix d’enfants, ou des instruments comme les flûtes. L’organiste puisera dans le répertoire immense consacré aux Noëls anciens, par exemple chez Daquin.
Les temps de préparation que constituent l’Avent et le Carême ont chacun leur spécificité : le premier est une attente du retour en gloire du Christ dont Noël évoque l’entrée dans le monde ; le Carême constitue un cheminement plus austère pour mieux vivre le mystère pascal, passage de la mort à la vie, de la nuit à la lumière. Aussi voix et instruments se feront discrets en Avent, avec une nuance plus joyeuse pour le 3ème dimanche (Gaudete, couleur rose), et laisseront une large place au silence lors du Carême, ainsi qu’y invite la PGMR. Car le silence participe au rythme de la célébration, et c’est bien le moment de s’en souvenir.
Sans silence, une célébration ne « chante » pas, ne respire pas. Ces moments n’ont pas besoin d’être longs pour créer une dynamique, mais s’ils n’existent pas, on aura l’impression de s’essouffler. Un jeûne musical pendant le carême permettra de mieux goûter ensuite la gradation sonore de la nuit de Pâques.
Quant aux fêtes, le répertoire est vaste, mais chaque communauté veillera à choisir et maintenir plusieurs années de suite un chant « signal », pour ancrer dans sa mémoire non seulement un texte mais aussi une musique étroitement liées à cette fête : par exemple Voici que s’ouvrent pour le Roi, pour le jour des Rameaux; Dieu, nous te louons ou bien Autour du trône de l’Agneau pour la Toussaint. Pour les fêtes mariales on pensera à respecter leurs différences : l’Annonciation n’est pas le 15 août, et l’on ne chantera donc pas indistinctement Couronnée d’étoiles ou Vierge sainte, Dieu t’a choisie.
Le temps dit « ordinaire » mérite lui aussi d’avoir son répertoire propre : les hymnes et cantiques, les pièces instrumentales seront inspirées par les lectures ; de même, il est bon de réserver à ce temps « ordinaire » un kyriale comme la messe du Partage, d’E. Daniel, ou un choix de pièces à la fois simples et bien écrites. Cette sobriété voulue fournira une trame, un fond sur lequel se détacheront avec plus d’acuité les couleurs vives ou sombres des autres fêtes.
Puiser à bon escient dans le répertoire
Le répertoire d’orgue, depuis le XVIème siècle, offre une richesse étonnante et en même temps constitue un modèle de fidélité à l’année liturgique. Il n’est que de regarder les titres d’un catalogue : Tournemire a composé une cinquantaine d’offices couvrant le cycle entier de l’année liturgique, Widor a écrit des symphonies sur le Haec Dies de Pâques, ou sur le Puer natus est de Noël. Plus près de nous les œuvres de Marcel Dupré, Jehan Alain, Jean Langlais, Olivier Messiaen peuvent aider grandement la prière de nos assemblées, ou faire l’objet de concerts appropriés à tel ou tel temps liturgique. De nos jours encore, des compositeurs continuent cette tradition : Thierry Escaich vient de publier cinq pièces sur le thème de Victimae Paschali laudes du jour de Pâques. Il serait dommage que les organistes lors des célébrations ne puissent pas, avec discernement, dans ces compositions, dont beaucoup n’ont rien d’incompatible avec la liturgie actuelle.
Dans le domaine du chant, les communautés paroissiales gagneraient à repérer, en s’aidant de la cotation SECLI ou de manuel Chants notés de l’assemblée, ou encore par une lecture attentive, avec quel temps liturgique s’accorde tel ou tel chant. Par exemple, le refrain « Jésus, Sauveur du monde », inspiré de Bach, peut être réservé au Carême, à cause de sa mélodie et de son harmonisation plaintive. Le chant d’entrée « Au cœur de ce monde », par ses allusions au « Souffle de l’Esprit », est plus approprié au moment de la Pentecôte ; évitons de la chanter sans arrêt d’un bout à l’autre de l’année.
Pour les concerts aussi
Les organisateurs de concert dans les églises sont le plus souvent respectueux du temps liturgique dans les programmes. Mais l’aide du curé affectataire – ou d’un laïc vigilant – sera parfois utile pour éviter des incohérences : s’il est rare d’entendre des chants de Noël en août, il arrive qu’on fasse retentir un Requiem le jour de Pâques, un Ave Maria ou les Carmina Burana (qui n’ont rien de religieux malgré leur nom latin !) durant la semaine sainte. On peut en revanche favoriser ou susciter des programmes comme le Dextera domini de C. Frank pour le jour de Pâques, un programme marial le 8 décembre ou le 15 août, Les Sept Paroles du Christ ou un Stabat Mater pour le vendredi saint. les idées ne manquent pas, c’est simplement une question d’attention.
Mais c’est par cette vigilance que les chrétiens manifesteront leur identité, leur rapport particulier au temps, et surtout percevront mieux leur propre cheminement vers le mystère du salut que déploie l’année liturgique.
Article extrait de la revue Célébrer n°371
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