La croix dans la liturgie
Par frère Patrick Prétot os, directeur de la Maison Dieu, professeur à l’Institut liturgique de Paris. Article des Chroniques d’art sacré n° 54, 1998
« Je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2, 2).
C’est par cette phrase lapidaire de la première lettre aux Corinthiens que l’apôtre exprime avec le plus de force la place centrale de la croix dans la révélation chrétienne. Les confessions de foi en contiennent l’écho sans cesse pris nous croyons au Christ qui « a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort ». Le Catéchisme de l’Église catholique affirme que « le mystère pascal de la Croix et de la Résurrection du Christ est au centre de la Bonne nouvelle que les apôtres et l’Église à leur suite, doivent annoncer au monde » (CEC 571).
Si la croix est bien le centre de la foi confessée, elle n‘occupe pas une moindre place dans la foi célébrée. (Dans la liturgie, l’Église célèbre principalement le mystère pascal par lequel le Christ a accompli l’œuvre de notre salut » CEC 1067). Pourtant, au IIIème siècle, Minucius Felix écrivait « les croix ne sont de notre part l’objet ni d’un culte, ni de souhaits ».
La place de la croix a été l’objet d’une évolution complexe dont nous essaierons ici de saisir la nature et la portée, en nous intéressant surtout à la croix comme signe et comme objet de culte plus qu’aux représentations de la croix et du Crucifié.
Le signe de la croix
La place de la croix dans la liturgie chrétienne commence avec les rites baptismaux. A la suite de l’épître aux Romains qui présente le baptême comme une participation sacramentelle à la mort du Christ sur la croix (Rm 6,4-10), l’auteur de l‘Épître de Barnabé — apocryphe de la première moitié du lIème siècle — firme significativement « Heureux ceux qui, ayant mis en la croix leur espérance, sont descendus dans l’eau ». Ce passage pourrait être rapproché de certains baptistères paléochrétiens construits en forme de croix. Cependant, l’usage de la croix dans les rites baptismaux anciens est difficile à préciser. Vers 215, la Tradition apostolique parle d’une signation du futur baptisé après l’exorcisme. La forme de cette signation – s’agit-il d’un signe de croix tracé avec le pouce sur le front du catéchumène ?- n’est pas précisée, et son lien avec la croix n’est pas affirmé. Au milieu du IVe siècle, dans son traité sur le Saint Esprit, saint Basile considère comme tradition non écrite venant des apôtres le fait de « marquer du signe de la croix ceux qui espèrent en notre Seigneur Jésus Christ ».
L’imposition de la croix au futur baptisé apparaît clairement dans le Sacramentaire gélasien, qui était en usage dans les églises presbytérales de Rome au VIIe et VIII siècles. Au début du carême, après l’inscription et l’appel des candidats, a lieu le premier exorcisme au cours duquel le prêtre prononce l‘oraison suivante « Nos prières, nous le demandons, Seigneur, exauce-les avec bonté, et ces élus tiens, garde-les par la vertu de la croix du Seigneur, dont nous les signons … » Ce rite figure dans le rituel du baptême jusqu’à nos jours. Dans la nouvelle édition du Rituel de l’initiation chrétienne des adultes, la célébration de l’entrée en catéchuménat comporte une signation du front, la croix étant présentée dans la monition comme « signe de votre nouvelle condition)) « Recevez sur votre front la croix du Christ c’est le Christ lui-même qui vous protège par le signe de son amour (ou de sa victoire) (n. 88). Une signation des « sens » — les oreilles, les yeux, la bouche, la poitrine et les épaules — prolonge et amplifie ce rite de l’imposition de la croix qui apparaît donc avec une double signification la croix est signe de la condition chrétienne le disciple porte la croix à la suite du Christ (Lc 14,2]) mais aussi marque de protection dans le combat spirituel. Paros, le baptistère des premiers chrétiens dans l’église de Ekatontapyliani, Grèce C’est dans le prolongement de la pratique baptismale qu’il faut situer le signe de croix. Cet usage est attesté dès le début du IIIe siècle par Tertullien qui recommande aux chrétiens de faire le signe de la croix lors des multiples activités de la vie quotidienne. Au milieu du IVe siècle, Cyrille de Jérusalem en explique la pratique et la signification aux catéchumènes « Ne rougissons donc pas de reconnaître publiquement le Crucifié. Que nos doigts gravent hardiment son sceau sur notre front et qu’en toutes circonstances la croix soit tracée : sur le pain que nous mangeons, sur les boissons que nous buvons ; quand nous entrons, quand nous sortons ; avant de dormir, au lit ; au lever, en voyage, au repos. La croix est puissante sauvegarde (…) Aussi bien est-elle la grâce de par Dieu, signe des croyants et crainte des démons ». C’est à partir de cet usage fréquent dans la vie quotidienne que le signe de croix est passé au Moyen âge dans la liturgie et notamment dans la messe.
Lors de la réforme liturgique de Vatican Il, conformément à la demande de simplification des rites faite par les pères conciliaires (SC 50), on supprima un grand nombre de ces signes de croix dont la prolifération — avant la réforme, on en comptait 47 dans une messe lue, dont 33 pour le canon—semblait alors nuire à la signification. Dans la messe actuelle, le signe de croix a donc une place d’autant plus significative que celle-ci a été voulue plus rare. Il marque l’ouverture de la célébration en plaçant d’emblée la célébration en perspective trinitaire : le prêtre et l’assemblée, debout, font le signe de la croix « au nom du Père, du Fils et du Saint- Esprit » (Présentation générale du missel romain 28, 86, 213). Il revient ensuite lors de la proclamation de l’Évangile le prêtre fait « le signe de la croix avec le pouce sur le livre, puis sur lui-même au front, à la bouche et à la poitrine » (PGMR 124). Il est effectué dans la Prière eucharistique I (canon romain) lorsque le prêtre prononce les paroles de bénédiction sur les oblats alors que dans les trois autres (PE Il, III, et IV), il accompagne l’épiclèse pré-consécratoire. Enfin, c’est par le signe de la croix que le prêtre bénit l’assemblée avant le renvoi (PGMR 124).
Dans la liturgie après Vatican Il, le signe de croix rassemble, et il permet à l’assemblée de prendre corps. C’est aussi un geste de bénédiction tant sur les offrandes que sur l’assemblée. Sa réduction à une seule occurrence dans la prière eucharistique, et surtout son inscription au moment très spécifique de l’épiclèse, tend à donner à ce signe, dans la ligne de la théologie johannique qui présente la croix comme lieu où le Fils « remit l’Esprit » (in 19, 30), une forte dimension pneumatologique. Ceci fait écho à la réflexion contemporaine sur la croix comme événement trinitaire.
La vénération de la croix dans la liturgie du vendredi saint
C’est dans l’office du vendredi saint que la liturgie latine fait une place très spécifique à la croix. Durant l’office de la passion qui se célèbre dans l’après-midi,le Missel Romain comporte un rite solennel de la vénération de la croix, qu’il propose sous deux formes au choix la première, avec une croix voilée que l’on dévoile progressivement, la seconde avec une croix non voilée que l’on apporte au sanctuaire de l’église en faisant trois stations. C’est cette deuxième forme, la plus courante actuellement, que nous retiendrons. Le prêtre accompagné des ministres se rend près de la porte de l’église où l’on a déposé la croix entre des chandeliers. Il prend la croix, et la ramène en procession à travers l’église jusqu’au sanctuaire. On fait trois stations : au départ de la procession, au milieu de l’église, et enfin devant l’entrée du sanctuaire. Les rubriques précisent : Celui qui porte la croix l’élève en chantant : « Voici le bois de la Croix qui a porté le salut du monde ». Le peuple répond : « Venez, adorons ! ». Après chacune de ces réponses, tous s’agenouillent et adorent en silence durant quelques instants. Le rite se poursuit de la manière suivante : Pour la vénération de la Croix, le prêtre, les ministres et les fidèles s’avancent les uns après les autres : ils passent devant la Croix et lui rendent hommage, soit en faisant la génuflexion devant elle, soit par tel autre signe, par exemple en l’embrassant (..). Pendant ce temps, on chante l’antienne de la Croix, les Reproches (Impropères), ou d’autres chants qui conviennent. Parmi les chants proposés, l’antienne Crucem tuam qui appartient au fond commun des textes liturgiques d’orient et d’occident manifeste bien le sens du rite : Ta Croix, Seigneur, nous la vénérons, et ta sainte résurrection, nous la chantons : c’est par le bois de la croix que la joie est venue sur le monde. L’Église vénère la croix en tant que signe du salut et mémorial de la victoire du Christ ressuscité. Une croix lumineuse, dans le chœur réaménagé de Notre Dame d’Urville par Mireille Bouchard (c) M. Bouchard Cette cérémonie ne peut être isolée de l’ensemble de l’office qui commence en silence par une grande prosternation et une oraison, et se poursuit par la liturgie de la parole (Is 52, He 4 et 5 Passion selon saint Jean) et par la grande prière universelle. Après la vénération de la croix, une simple communion, distribuée à partir de la réserve conservée depuis la veille au soir — il n’y a pas de célébration eucharistique — est précédée de la récitation du Notre Père. La vénération de la croix apparaît donc comme le sommet d’un processus rituel qui conduit à faire mémoire de la Passion, prier pour l’Église et le monde, avant de s’achever par la communion eucharistique.
Les origines de la vénération de la croix
Cette cérémonie figure dans les livres liturgiques romains depuis les VII-VIIIème siècles. Les historiens s’accordent pour faire de Jérusalem le berceau de la célébration du triduum pascal et spécialement de cette vénération de la croix. Le dossier historique repose sur deux sources majeures. En premier lieu, le récit de la pèlerine Égérie, confirmé par le Lectionnaire arménien de Jérusalem, permet de connaître la liturgie de Jérusalem entre 381 et 383. A la fin du IVe siècle, le vendredi saint au matin, on vénérait la relique de la vraie croix que l’on croyait avoir été découverte par sainte Hélène au début du siècle. La vénération de la croix prenait place entre deux longues synaxes comportant des lectures entrecoupées de psaumes, l’une dans la nuit du jeudi au vendredi saint en mémoire de la prière du Christ au jardin des oliviers, l’autre, le vendredi de la 6e à la 9e heure, en mémoire de la Passion. La vénération de la relique ne comportait donc pas de lectures. Mais elle consistait en une prosternation comme Égérie le rapporte : » On place alors un siège pour l’évêque au Golgotha derrière la croix, où il se tient à ce moment- là. L’évêque s’assied sur ce siège et l’on dispose devant lui une table couverte d’une nappe. Autour de la table, les diacres se tiennent debout. On apporte le coffret d’argent doré qui contient le saint bois de la croix, on l’ouvre, on l’expose, on place sur la table et le bois de la croix et l’écriteau. Quand on les a placés sur la table, l’évêque, assis, appuie de ses mains sur les extrémités du bois sacré, et les diacres, debout tout autour, surveillent (…) Tout le peuple défile donc on à un. Chacun s’incline, touche du front puis des yeux, la croix et l’écriteau, baise la croix et passe, mais personne n ‘étend la main pour toucher. » La deuxième source est constituée par les plus anciens documents romains qui nous permettent de connaître la liturgie de la ville de Rome entre la fin du VIIe siècle et le début du VIII siècle, soit plus de trois siècles après Egérie. Il y avait alors à Rome deux rites de vénération de la croix. Le premier était celui de la cour pontificale et consistait en une procession qui allait le matin du vendredi, du palais du Latran jusqu’à la basilique Sainte-Croix-de-Jérusalem. Le Pape et le peuple vénéraient une relique de la vraie croix. La cérémonie s’achevait sur la grande prière universelle. Il n’y avait pas de communion. Le deuxième rite avait lieu le soir, à la neuvième heure, dans les tituli, c’est-à-dire les paroisses de la ville de Rome. La structure de la synaxe était alors celle qui a été adoptée en 1956. Les textes liturgiques permettent de supposer que l’objet de la vénération était une croix. Si l’on ne peut affirmer avec certitude que le rite hiérosolymitain autour de la relique est à l’origine de la liturgie pontificale à Rome, il est clair cependant que la vénération de la croix dans la liturgie romaine depuis le haut Moyen âge provient du double héritage des deux usages romains vénération de la relique de la vraie croix, et vénération de la croix comme signe de salut. Le rituel romain des tituli reliait de manière étroite la vénération de la croix et la communion eucharistique. Le Sacramentaire gélasien précise après la récitation du Notre Père, tous adorent la croix et communient. La génuflexion et le baiser, adoptés comme marque de vénération, étaient autrefois le geste de respect adressé à l’empereur ou à son image. Ce rite avait peu à peu disparu jusqu’à la réforme des célébrations pascales en 1956 l’office de la Passion était célébré tôt le matin du vendredi saint et le plus souvent en l’absence de peuple. La réforme a voulu redonner sa force à un rite que la dévotion du chemin de croix héritée du Moyen âge avait occulté.
Le sens de la vénération de la croix
L’adoration de la croix est donc un cas remarquable de vénération d’un objet. Une lettre de la congrégation pour le culte divin sur les célébrations pascales datée 16 janvier 1988 Paschalis sollemnitatis précise « Pour la présentation de la croix, celle-ci doit être suffisamment grande et belle », Cependant, ni le Missel romain ni cette lettre ne reprennent la rubrique de l’Ordo hebdomadae sanctae de 1956 qui exigeait un crucifix et pas seulement une croix de bois. De plus l’ensemble des chants met l’accent sur le « bois de la croix qui a porté le salut du monde ». Ce n’est pas le seul cas de « vénération » d’objet dans la liturgie romaine les rubriques prévoient des marques de respect et de vénération envers l’autel et l’évangéliaire (PGMR 232 235-236.33) et dans une moindre mesure envers le cierge pascal. La croix du vendredi saint a par conséquent un statut liturgique égal à celui de l’évangéliaire et de l’autel. La croix du sanctuaire vu de derrière dans l’église de St Paul-lès-Dax (c) CDAS Aire-et-Dax Les prescriptions liturgiques insistent sur le caractère personnel de la démarche, renforcé par le geste lui-même Ils passent devant elle (la Croix) et lui rendent hommage, soit en faisant la génuflexion devant elle, par tel autre signe, par exemple en l’embrassant. son caractère extraordinaire comme par l’engagement corporel d’un geste qui met en jeu intimité (baiser), la vénération de la croix implique un investissement de toute la personne. Mais ce n’est pour autant une démarche privée. L’hommage à la croix apparaît comme une vénération collective au cours de laquelle chacun fait aussi une démarche personnelle.
La croix comme image
Dans l’évolution qui a conduit à la représentation de la croix au IVème siècle, la liturgie a tenu une grande part à partir de la dévotion envers la relique de la vraie croix. La croix est devenue peu à peu un des éléments importants du mobilier du sanctuaire d’abord sous la forme d’une croix de procession déposée près de l’autel à l’arrivée du cortège puis, progressivement — à partir du IXème siècle, peut-être sous l’influence du développement des messes privées — elle devient fixe sur l’autel. Le Missel romain de 1970 fait preuve d’une grande discrétion sur ce point. Dans le chapitre sur « la disposition et décoration des églises, pour la célébration de l’eucharistie », les rubriques se contentent de noter Sur l’autel ou à proximité, il y aura une croix, bien visible pour l’assemblée (PGMR 270). Les rubriques évitent la question de la représentation du Christ en croix. La croix est ainsi en relation privilégiée avec l’autel, et elle accompagne la procession qui inaugure la célébration. Elle apparaît moins pour elle-même que comme icône qui prend son sens plénier par et à travers la célébration eucharistique. Oscillant continuellement de la plus grande réserve à l’abondance pléthorique, la place de la croix dans la liturgie occidentale, dont l’histoire a été trop rapidement esquissée ici, laisse apparaître son caractère paradoxal, tout ensemble essentielle et problématique.
Illustration vignette : Christ de gloire de Fleur Nabert, Saint Adrien de Courbevoie, (C) CDAS Nanterre
Bibliographie sommaire
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