La réforme liturgique de la Vigile pascale et de la Semaine sainte sous Pie XII
En restaurant la Vigile pascale en 1951 puis la totalité de la Semaine sainte en 1955, le pape Pie XII permit que l’Église puisse célébrer à nouveau avec plus de vérité le mystère du Salut du Christ. Sa mort en 1958 l’empêcha de mener à terme son projet d’une réforme plus générale de la liturgie. Peu de temps après, le concile Vatican II prendra le relais.
Pie XII, pape intellectuel, diplomate et pasteur
Telles sont les trois qualités majeures que Philippe Chenaux[1], biographe de Pie XII, lui reconnaît. Il souligne volontiers le « magistère de la parole » que celui-ci a exercé pendant les vingt années (difficiles) de son pontificat (1939-1958), notamment la quarantaine d’encycliques et les 1400 discours consacrés à des questions ecclésiales et sociétales, sans oublier son œuvre liturgique renouant avec les initiatives de Pie X au début du 20e siècle.
Trois encycliques majeures préludent en quelque sorte à l’œuvre liturgique : Mystici Corporis (1943) concernant la christologie et l’ecclésiologie, Divino afflante Spiritu (1943) pour l’importance de la Parole de Dieu au cœur de l’Alliance, et Mediator Dei et hominum (1947) qui déploie le mystère du salut à travers la liturgie « culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres ».
Il faudrait aussi rappeler les deux Constitutions apostoliques Episcopalis Consecrationis (1944) sur le rôle des deux co-consécrateurs dans toute ordination épiscopale et Sacramentum Ordinis (1947) sur la matière (l’imposition des mains plutôt que la porrection des instruments) et la forme (la prière consécratoire avec épiclèse). Sans le savoir, Pie XII préparait efficacement les grandes orientations de Vatican II.
Dans Mediator Dei et hominum, le pape a fait œuvre à la fois de pasteur et de diplomate. Concernant la future réforme liturgique, il annonce sa position en tension entre deux pôles : d’une part la tendance « archéologisante » de ceux qui estiment que les formes les plus anciennes sont toujours les meilleures et d’autre part ceux qui voudraient une « liturgie radicalement nouvelle » reflétant la vie religieuse de leur temps. Le point de vue du pape est de sauver l’unité de l’Église, de rassembler, et pour cela d’arbitrer. Le théologien-pasteur et le diplomate entrent en scène. On voit que le « retour aux sources » cher à Pie XII est comme tempéré par le critère pastoral et théologique. On pourrait définir ce critère à partir de la théologie de la liturgie et notamment de la « participation active » de tous à la célébration du salut, présidée par le sacerdoce ministériel, compte tenu aussi des données culturelles du temps.
Avant d’entreprendre la réforme des fêtes pascales, le pape « s’était fait la main », pourrait-on dire, en promulguant la nouvelle version des psaumes (« Néovulgate »), l’adoucissement du jeûne eucharistique et les messes du soir. Dans ces diverses initiatives, le critère pastoral faisait déjà l’objet d’une attention particulière. Les catholiques se trouvaient ainsi préparés à de nouveaux changements qui concerneraient les fêtes de Pâques, cœur de l’année liturgique. Plus même ! Le pape avait pensé convoquer un concile. Il avait aussi l’intention d’entreprendre une réforme générale de la liturgie ; seule la mort en 1958 l’empêcha de mener à terme ce grand projet. Le concile Vatican II, peu de temps après, prendra le relais.
L’esprit de la réforme de Pie XII[2]
Le mouvement liturgique du 20e siècle a redécouvert la centralité de la fête de Pâques, cœur de l’année chrétienneet du dimanche, sorte de Pâques en miniature. Les revues liturgiques depuis les années 1910 en attestent, aussi bien en Belgique (Mont César, Louvain) qu’en Allemagne (Maria-Laach) et plus tard, en France, dans les années 1940 (CPL, Paris). En 1934 paraissait en allemand le livre magistral d’O. Casel, La fête de Pâques dans l’Église des Pères (traduit en français en 1963[3]) et en 1945 L. Bouyer publiait Le mystère pascal[4]. Cette riche théologie favorisait une vision plus profonde de la Semaine Sainte, vision plus « sacramentelle » que « chronologique », car les liturgies pascales ne sont pas des « tableaux historiques » qui défilent l’un après l’autre, comme peut le faire le théâtre. Elles évoquent mais surtout « commémorent » les événements du salut. Elles en sont le « mémorial actif ». Les revues liturgiques et les missels des fidèles ont fait redécouvrir la tradition des premiers siècles selon laquelle la Vigile pascale était célébrée de nuit, et non pas le samedi matin.
En 1946, Pie XII charge la Section historique de la Congrégation des Rites de préparer un avant-projet de réforme de la liturgie romaine. Ce document secret intitulé Memoria sulla riforma liturgica[5] est envoyé à une centaine d’évêques invités à réagir. Il se compose de quatre chapitres : « Nécessité d’une réforme liturgique » ; « Principes fondamentaux de la réforme » ; « Programme organique de la réforme » ; « Réalisation pratique de la réforme ». La marque de Pie XII y apparaît notamment dans le premier principe de la future réforme : « Si devono equilibrare le opposte pretese delle tendenza conservatrice e della tendenza innovatrice … » (n° 16), car la liturgie de l’Église est « sempre antica e sempre nuova ». Les premiers fruits de la réforme seront la restauration de la Vigile pascale (1951) suivie de la restauration de la totalité de la Semaine sainte (1955).
Pie XII a été bien inspiré de commencer la réforme liturgique non par les fêtes de Noël, par ailleurs les plus appréciées des catholiques, mais par la fête de Pâques, axe majeur de l’année chrétienne. De plus, le calendrier de la réforme ne s’est pas calqué sur la succession chronologique des jours de la Semaine Sainte, en commençant par le dimanche des Rameaux. Le pape n’a pas non plus donné la priorité au Jeudi Saint, particulièrement populaire. Il est allé au cœur du mystère pascal, commençant par la Vigile de la résurrection. En effet, la Vigile pascale n’est pas une simple introduction à la fête pascale célébrée dans la messe du dimanche matin de Pâques, comme on pouvait le penser.
Elle est le cœur du transitus pascal, du passage du Christ (mort) de ce monde au Père (résurrection), du jeûne au banquet pascal, de la nuit à la lumière de la vie, du péché l’Alliance nouvelle. Jusqu’au 4e siècle, la Vigile pascale célébrait la totalité du mystère avant que n’apparaissent des distinctes telles que le Jeudi saint, le Vendredi saint, le et enfin le Dimanche des Rameaux. Saint Augustin l’appelait la « mère de toutes les saintes vigiles ».
La Vigile pascale dans le Décret ‘Dominicae Resurrectionis Vigiliam’ (9 février 1951)[6]
Notre époque, marquée par un développement des recherches sur la liturgie ancienne, a vu naître le vif désir de ramener à sa splendeur primitive spécialement la Vigile pascale et de lui rendre sa place originelle, c’est-à-dire les heures de la nuit qui précède le dimanche de la Résurrection. En faveur d’un rétablissement de ce genre vient s’ajouter une raison spéciale, d’ordre pastoral : l’assistance des fidèles (c. 331).
On le voit : retrouver une célébration de nuit était plus qu’un détail. Sont en cause la « veritas horarum » et la signification profonde de la Pâque chrétienne. Le Christ s’est montré vivant au matin de Pâques, vainqueur des ténèbres du péché et de la mort. La célébration du Samedi saint à l’aube, célébrée le jour où le Christ reposait au tombeau, n’était guère appropriée pour signifier la Résurrection. De plus, elle se célébrait en l’absence ou presque des fidèles. La réforme concerne donc bien plus qu’un « changement d’horaire » ; elle touche à la signification théologique et à sa dimension pastorale. Le Décret prévoyait que la messe de la vigile ne devait pas commencer avant minuit, pour signifier le passage du tombeau (samedi) à la lumière de la résurrection (dimanche). En d’autres termes, la Vigile pascale appartient au dimanche de Pâques.
La célébration a été restructurée : désormais la bénédiction du feu nouveau et du cierge sera suivie par la procession vers le sanctuaire au terme de laquelle vient le chant de l’Exultet. Il faut aussi souligner l’enrichissement de la bénédiction du cierge pascal avec notamment les célèbres paroles Christus heri et hodie / principium et finis / Alpha et Omega. Les douze lectures bibliques sont réduites à quatre (Gn 1 et 2, Ex 14, Is 4, Dt 31).
Un des changements majeurs est la possibilité d’insérer au cœur de la Vigile pascale la célébration du baptême, par lequel le nouveau chrétien passe de la mort à la vie avec son Seigneur. Les litanies y trouvent leur place ainsi que la bénédiction de l’eau baptismale et la rénovation des promesses baptismales, sorte d’aboutissement du long chemin de Carême. La messe solennelle de la nuit de Pâques garde les deux lectures d’avant la réforme (Col 3 et Mt 28) et s’achève également par le bref Office des laudes pascales.
Célébrer la nouvelle Vigile pascale fut pour beaucoup de chrétiens une découverte et un grand bonheur. Les rites reprenaient vie ; le long temps de la célébration disait à sa manière l’importance des événements commémorés. La dimension sacramentelle de la liturgie pouvait refaire surface dans la conscience collective de l’Église. La communauté chrétienne pouvait redécouvrir qu’elle était Église de la résurrection ».
Dimanche des Rameaux, Jeudi saint et Vendredi saint dans le Décret ‘Maxima Redemptionis nostrae mysteria’ (16 novembre 1955)[7]
On remarquera l’importance du titre de ce décret. Pie XII déclare que les fêtes pascales célèbrent « les mystères les plus importants de notre salut ». C’est non seulement la Vigile pascale qui avait été anticipée au matin, comme nous l’avons vu, mais également la messe du Jeudi saint et l’Office du Vendredi saint, rendant impossible la participation de nombreux fidèles. En effet, le pape Urbain VIII (1642) avait cessé d’inscrire les trois jours saints parmi les jours chômés, en raison de changements intervenus dans les conditions de vie sociale. Il était logique de retrouver le moment propre de chacune de ces célébrations. Le décret envisage également l’entrée dans la Semaine sainte appelée dans les derniers siècles « Deuxième dimanche de la Passion ». Il recevra désormais l’appellation plus complète de « Dimanche des Rameaux » avec cette précision « et de la Passion ».
La nouvelle liturgie des Rameaux comporte comme auparavant la bénédiction et la distribution des rameaux ainsi que la procession et la messe « de la Passion », mais la bénédiction a été simplifiée et la procession remise en valeur. Elle commémore en effet l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem et les fidèles en procession confessent leur foi en la messianité du Seigneur. Tout le mystère pascal est déjà présent dans cette double liturgie. La procession anticipe en quelque sorte la victoire du Christ sur le mal, tandis que la messe de la Passion annonce le Vendredi saint. Les lectures de la messe de la Passion sont restées identiques : Ph 2 et Mt 26-27.
La messe « In Cena Domini » a retrouvé sa place en soirée ; elle est désormais l’unique messe célébrée dans chaque église. Le rite du lavement des pieds est à nouveau suggéré, éclairé par l’attitude du Christ, le Serviteur par excellence. Les lectures de la messe sont restées identiques : 1 Co 11 et In 13. La procession eucharistique vers le reposoir en vue de la prière personnelle a été maintenue.
L’Office du Vendredi saint a également retrouvé sa place (15h ou plus tard, pour motif pastoral). Il n’est pas une célébration eucharistique à proprement parler mais une liturgie des présanctifiés. Il commence par les lectures bibliques et notamment l’évangile de la Passion (Jn 18-19). Ensuite viennent les grandes oraisons puis la vénération de la croix et ensuite la liturgie de communion, non du seul prêtre, comme auparavant, mais de tous les fidèles présents. Bien que la liturgie célèbre la Passion et la mort du Seigneur, devait-on renoncer à communier le Vendredi saint ? Avec le risque de négliger « l’uni-totalité » (P.-M. Gy) du mystère pascal ?
Une Instruction pour l’application convenable du nouvel Ordo de la Semaine Sainte[8] (16 novembre 1955) du préfet de la Congrégation des Rites, le cardinal C. Cicognani est jointe au Décret. Le P. Antonelli, rapporteur des réformes liturgiques, signe le même jour un article dans l’Osservatore Romano intitulé Importance et caractère pastoral de la réforme liturgique de la Semaine Sainte[9]. On découvre dans ces deux documents l’incessante préoccupation de la pastorale et de la catéchèse, c’est-à-dire de l’initiation au mystère du Christ. Il faudra attendre 1957 pour que l’Ordo hebdomadae Sanctae[10] soit publié et fournisse l’intégralité de la liturgie des jours saints avec les textes remodelés.
Comme on le voit, la réforme s’est faite par étapes sur une durée de cinq bonnes années. Les documents de la réforme montrent qu’il ne s’agit pas seulement de changements rituels ou de simples questions d’horaire, mais de la célébration des mystères du salut, cœur de la foi et de la vie de tous les baptisés.
Les orientations de Vatican II
Le concile Vatican II dans sa réforme générale de la liturgie remodèlera quelques éléments des liturgies de la Semaine sainte en vue de leur harmonisation avec le nouveau Missel romain et les fêtes de l’année liturgique. Les Normes universelles de l’année liturgique[11] déclarent que « tout au long de l’année, à jours fixes, la sainte Église célèbre par une commémoration sacrée l’oeuvre salvifique du Christ » (n° 1) ; « … le Triduum pascal de la Passion et de la Résurrection du Seigneur brille … comme le sommet de l’année liturgique » (n° 18) ; « La veillée pascale, en la nuit sainte où le Seigneur est ressuscité, est considérée comme ‘la mère de toutes les saintes veillées’. L’Église y attend la résurrection du Christ en veillant et la célèbre dans les sacrements. Sa célébration doit donc se faire entièrement de nuit, c’est-à-dire commencer après la tombée de la nuit et finir avant l’aube du dimanche » (n° 21).
Cet article est extrait de la revue Liturgie n°184 « Jour du Salut (3) »,
publiée par la Commission Francophone Cistercienne (CFC)
- Ph. CHENAUX, Pie XII. Diplomate et pasteur, Paris, Cerf, 2003. De même Ph. LEVILLAIN (dir.) Dictionnaire historique de la Papauté, Paris, Fayard, 1994. Egalement l’art. Pie XII, dans Catholicisme, t. 11, c. 300-311 et dans Theologisches Realenzyklopädie, t. 26, p. 674-677 (G. Maron).
- Cf. A. BUGNANI, La réforme de la liturgie (1948-1975), Paris, Desclée de Brouwer, 2015, p. 23-31 ; P. PRÉTOT, « La réforme de la Semaine Sainte sous Pie XII (1951- 1956) », dans Questions Liturgiques/Studies in Liturgy, t. 93, 2012, p. 196-217 et TH. Maas-Ewerd, « Papst Pie XIl und die Reform der Liturgie im 20. Jahrhundert », dans M. Klöckener et B. Kranemann (éd.), Liturgiereformen. Historische studien zu einem bleibenden Grundzug des christlichen Gottesdiensten, LQF, 88/ 1, Münster, Aschendorff, 2002, p. 606-628.
- O. CASEL, La fêtede Pâques dans l’Église des Pères, (Lex orandi 37), Edition du Cerf, 1963.
- L. BOUYER, Le mystère Pascal, (Lex orandi), Cerf 1945.
- C. BRAGA, La riforma liturgica di Pio XII. Documenti. Vol. 1 : La Memoria sulla riforma liturgica, Rome, Edizioni liturgiche, 1983.
- Cf. AAS, t. 43, 1951, p. 128-137. Traduction française dans La Documentation Catholique, n° 1091, t. 48, 1951, c. 331-334.
- Cf. AAS, t. 47, 1955, p. 838-841. Traduction française dans La Documentation Catholique, n° 1214, t. 52, 1955, c. 1537-1541.
- Voir La Documentation Catholique, n° 1214, t. 55, 1955, C 1541-1546. Voir aussi La Maison-Dieu45, 1956/1, Restauration de la Semaine Sainte et 49, 1957/1, La catéchèse de la Semaine Sainte. Consulter surtout LMD 67, 1961/3, La liturgie du mystère pascal. Renouveau de la Semaine Sainte, I et LMD 68, 1961/4, la liturgie du Mystère pascal. Renouveau de la Semaine Sainte, II.
- Voir La Documentation Catholique, n° 1214, t.55, 1955, c. 1546-1549.
- A. BUGNINI et C. BRAGA, OrdoHebdomadae Sanctae instauratus, Rome, 1956 et H. SCHMIDT, Hebdomada Sancta I, Rome, Herder, 1956.
- Missel Romain, Desclée-Mame, 1978, p. 43-48.