Présentation pastorale de Desiderio Desideravi
Publiée en juin 2022, Desiderio desideravi, la lettre apostolique du pape François, rappelle combien le lien entre participation active et formation de tous à la liturgie est primordial, rejoignant ainsi un des points souvent occultés de l’apport de la Constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum concilium (SC 14). Et au-delà de la modestie apparente de son projet de promouvoir la formation de la liturgie, ce texte pontifical expose un véritable traité de théologie de la liturgie adressé aux évêques, prêtres et diacres, aux personnes consacrées et aux fidèles laïcs.
Rédigé par le Fr. Benoît-Marie Solaberrieta, Abbaye d’En Calcat, en collaboration avec l’équipe nationale du SNPLS, l‘article qui suit livre une présentation pastorale de Desiderio desideravi.
Cet article fait partie du dossier préparé par les délégués provinciaux des diocèses de France et communiqué aux participants des Journées Nationales de la pastorale liturgique organisées par le SNPLS les 10 et 11 mai 2023. Le même dossier comporte neuf fiches pratiques pour lire entre acteurs de la liturgie ce texte majeur qui met en valeur la nécessité « d’une formation liturgique sérieuse et vitale » (n. 31) à baser sur une intelligence de l’action, et une bibliographie complémentaire.
Présentation pastorale de Desiderio desideravi
Publiée le 29 juin 2022, jour de la solennité de saint Pierre et de saint Paul, la Lettre apostolique Desiderio desideravi(« J’ai désiré d’un grand désir » Lc 22, 15) déploie la signification profonde de la célébration liturgique, telle qu’elle a émergé du concile Vatican II :
– elle invite tous les fidèles à retrouver un émerveillement de la liturgie ;
– elle a pour but de rappeler l’importance de la formation liturgique du peuple de Dieu, de tout le peuple de Dieu, de tous les fidèles, de tous les Christi fideles, c’est-à-dire pasteurs comme laïcs.
Or, cette Lettre rappelle avec force combien le lien entre participation active et formation de tous à la liturgie est primordial, rejoignant ainsi un des points souvent occultés de l’apport de la Constitution conciliaire sur la liturgie Sacrosanctum concilium (SC 14).
Cependant, au-delà de la modestie apparente de son projet de promouvoir la formation de la liturgie, ce texte pontifical expose un véritable traité de théologie de la liturgie. Dans cette perspective, le document pontifical insiste sur le fait que toute liturgie devrait prioritairement nous introduire à la joie de l’Évangile et, par conséquent, favoriser une annonce du Dieu de miséricorde qui, en Jésus Christ, est venu sauver tous les hommes. Il conclut sur la nécessité « d’une formation liturgique sérieuse et vitale » (n. 31), celle-ci étant basée sur une intelligence de l’action.
Pour François, en effet, le critère de vérité en ce domaine n’est ni la conformité des règles, ni un déploiement cérémoniel destiné à soutenir le caractère sacré des rites, mais la capacité à annoncer le mystère d’un Dieu révélé en Jésus Christ, comme un Dieu qui aime tous les hommes et fait miséricorde à chacun.
Il en tire l’idée que « nous avons besoin d’une formation liturgique sérieuse et vitale » (n. 31) et il offre ainsi des pistes pour réguler la vie liturgique qui ne s’appuient pas, comme certains auraient pu le souhaiter, sur un renforcement de l’appareil disciplinaire et la mise en avant du respect des prescriptions, mais sur une formation approfondie reposant sur une intelligence de l’action.
Redécouvrir la beauté de la liturgie
La Pâque juive devient à la « Dernière Cène », le mémorial de notre salut célébré dans chacune de nos messes. En d’autres termes, la liturgie eucharistique est l’action et l’évènement liturgique par excellence, où se réalise la communion avec Dieu et avec les hommes. Parlant de l’actualisation du « repas unique, ultime, non reproductible de la dernière Cène » (n. 4), le pape François nous invite à redécouvrir le trésor dont nous disposons pour la gloire de Dieu et le salut du monde :
« La foi chrétienne est soit une rencontre avec Jésus vivant, soit elle n’est pas » (n. 10).
« La liturgie nous garantit la possibilité d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la dernière Cène ne nous servirait à rien. Nous avons besoin d’être présents à ce repas » (n. 11).
Et il poursuit :
« Dans l’Eucharistie et tous les sacrements, nous avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur Jésus et d’être atteints par la puissance de son mystère pascal. » (n. 11)
Poursuivant sa réflexion, aux n° 14 et 16 de sa Lettre apostolique, le pape François se réfère directement à la Constitution conciliaire sur la liturgie de Vatican II Sacrosanctum concilium qui, ne l’oublions pas, a conduit à la redécouverte de la compréhension théologique de la liturgie. En effet, le document conciliaire affirme que les sacrements coulent du côté du Christ en croix (SC 5). C’est bien l’œuvre de notre salut qui s’opère dans la liturgie (SC 6). Elle est donc sommet par la charité du Christ à laquelle elle nous fait participer réellement et source pour nous régénérer et nous sanctifier (SC 10). Au numéro 16 de Desiderio desideravi, François invite l’ensemble du peuple de Dieu à redécouvrir la beauté de la liturgie :
« Je voudrais que la beauté de la célébration chrétienne et ses conséquences nécessaires dans la vie de l’Église ne soient pas défigurées par une compréhension superficielle et réductrice de sa valeur ou, pire, par son instrumentalisation au service d’une vision idéologique, quelle qu’elle soit. » (n. 16)
C’est pourquoi il revient au président de toute assemblée de mettre fidèlement en œuvre la liturgie conformément aux normes édictées dans la perspective de permettre aux fidèles une participation « consciente, active et fructueuse » (SC 11). Cette participation active des fidèles devrait être la préoccupation constante des pasteurs qui eux-mêmes devraient être « profondément imprégnés de l’esprit et de la force de la liturgie » (SC 14).
À ce stade de sa réflexion, François nous renvoie au n. 94 de l’exhortation Evangelii gaudium (EG) – La Joie de l’Évangile – où il nous propose une typologie des différentes attitudes non ajustées face à la liturgie, afin de nous garder de « la mondanité spirituelle qui se cache dans des apparences de religiosité » (EG 94). Celle-ci, dit-il plus loin, illusionne ceux – c’est-à-dire nous aussi éventuellement – qui « sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au passé » (EG 94).
Il précise au n°17 : « Le gnosticisme[1] et le néo-pélagianisme[2] comme les deux modes reliés entre eux qui alimentent cette mondanité spirituelle » sont deux dangers ou poisons qui menacent l’Église : « la fausse jouissance d’une autosatisfaction égocentrique » (EG 94). Face à ces deux dangers, le pape nous rappelle aux n. 19 et 20 que « la célébration liturgique nous libère de la prison » d’une Église autoréférencée qui ne vit que du souci de son organisation interne et de sa perpétuation dans l’histoire :
« L’acte de la célébration n’appartient pas à l’individu, mais au Christ-Église, à la totalité des fidèles unis au Christ. » Pour bien signifier cela, toutes les prières liturgiques s’adressent au Seigneur à la première personne du pluriel en employons le pronom personnel “nous” et non “je”. »
François insiste sur cet aspect essentiel de la dimension ecclésiale de la liturgie :
« La liturgie […] nous prend par la main, ensemble, en assemblée, pour nous conduire dans le mystère que la Parole et les signes sacramentels nous révèlent. [Bien entendu, cela s’effectue] en cohérence avec l’action de Dieu, en suivant le chemin de l’incarnation, à travers le langage symbolique du corps qui se prolonge dans les choses, l’espace et le temps. »
Nous reconnaissons bien le style du pape François qui, de même, note que « participer au sacrifice eucharistique n’est pas un exploit personnel, comme si nous pouvions nous en vanter devant Dieu ou devant nos frères et sœurs. »
N’est-ce pas tout le sens profond de l’acte pénitentiel que nous vivons au début de chaque célébration eucharistique : se rappeler qui je suis vraiment et reconnaître que j’ai péché en suppliant la Vierge Marie, les anges, les saints et tous mes frères et sœurs, de prier pour moi le Seigneur.
De même, François est très clair : « La liturgie n’a rien avoir avec un moralisme ascétique : c’est le don de la Pâque du Seigneur qui, accueilli avec docilité, rend notre vie nouvelle. » (n. 20). Oui, tout vient de Celui qui, par amour, désire donner sa vie pour nous. D’où la pertinence du titre du document pontifical : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette pâque avec vous avant de souffrir. » (Lc 22, 15) Le pape le souligne : « On n’entre dans le cénacle que par la force d’attraction de son désir de manger la Pâque avec nous. » (n. 20) « Cela exige de redécouvrir chaque jour la beauté de la vérité de la célébration chrétienne. » (n. 21)
Cependant, cette redécouverte ne doit pas nous pousser à « la poursuite d’un esthétisme rituel qui se réjouit seulement dans le soin de la formalité extérieur d’un rite », ni à confondre « la simplicité avec une banalité débraillée » ou un « fonctionnalisme pratique exaspérant » note François au n. 22.
S’émerveiller devant le mystère pascal : un élément essentiel de l’acte liturgique
Comment vivre en plénitude la liturgie célébrée, comment vivre en plénitude l’action liturgique ?
La réponse du pape est très nette : elle consiste dans la nécessité pour l’ensemble du peuple de Dieu, pour tous les chrétiens, laïcs et ministres ordonnés de s’émerveiller devant le mystère pascal. C’est la deuxième piste majeure de la réflexion papale de cette Lettre apostolique.
Certes, pour ce faire « tous les aspects de la célébration doivent être soignés […] et toutes les rubriques doivent être respectées » demande le Saint-Père. Et il poursuit : « une telle attention suffirait à ne pas priver l’assemblée de ce qui lui est dû, c’est-à-dire le Mystère pascal célébré selon le rituel établi par l’Église. » Et il ajoute immédiatement : « Mais […] cela ne suffirait pas pour que notre participation soit pleine et entière.» (n.2 3)
Dans le texte pontifical, l’objet de l’émerveillement est « la beauté de la vérité de la liturgie » (n. 21) en tant qu’elle permet aux baptisés, à travers une vraie rencontre avec le Christ, d’être atteints par la puissance de son mystère pascal :
« La rencontre avec Dieu n’est pas le fruit d’une recherche intérieure individuelle, mais un évènement donné : nous pouvons rencontrer Dieu à travers le fait de l’Incarnation qui, dans la dernière Cène va jusqu’à désirer être mangé par nous. » (n.24).
Ce faisant, le pape situe la question liturgique au niveau indissociablement théologique et spirituel, qu’avaient privilégié le Mouvement liturgique dans son développement au cours du xxe siècle, et la réforme liturgique postconciliaire : celui de la rencontre vivifiante avec le mystère pascal du Christ, actualisé, rendu présent et efficace dans la sainte liturgie. La voie que privilégie le pape est à la fois sensible et spirituelle, et en ce sens conforme à la nature même de la liturgie, à la nature même de l’émerveillement :
« L’émerveillement dont je parle n’est pas une sorte de désarroi devant une réalité obscure ou un rite énigmatique, mais c’est, au contraire, l’émerveillement devant le fait que le dessein salvifique de Dieu nous a été révélé dans la Pâque de Jésus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacité continue à nous atteindre dans la célébration des ‘mystères’ c’est-à-dire des sacrements. » (n. 25)
C’est toute la force de cette lettre qui invite non pas à ignorer les aspects formels, voire juridiques, de la liturgie, mais à ne pas s’y arrêter.
En effet, l’objet de la contemplation, et donc de l’émerveillement n’est pas la liturgie en elle-même, mais sa « vérité », c’est-à-dire sous la plume du pape, la beauté du mystère sauveur du Christ lui-même. François prend d’ailleurs soin de préciser que le mystère dont il s’agit n’est pas à comprendre au sens, trop humain, voire païen, d’un hiératisme sacral mystérieux, un « mystère » qui serait d’autant plus fascinant qu’il serait caché, mais précisément d’un mystère révélé, le mystère pascal du Christ, révélation sur le visage défiguré-transfiguré du plus beau des enfants des hommes de l’identité profonde du Dieu caché :
« Quand je parle d’émerveillement devant le Mystère pascal, je n’entends nullement ce que me semble parfois exprimer l’expression vague de ‘sens du mystère’. C’est parfois l’une des principales accusations présumées contre la réforme liturgique. On dit que le sens du mystère a été supprimé de la célébration. » (n. 25)
Le pape réfute donc cette critique récurrente en affirmant que non seulement le Mystère n’est pas dans l’obscurité, mais aussi que l’obscurité ne fait pas le Mystère au sens chrétien du mot. Le don de Dieu ne se communique pas par la voie ésotérique, mais il se donne de manière explicite et réelle et conduit à l’adoration. (n.25)
La nécessité d’une formation théologique sérieuse
Après avoir repositionné la question liturgique à son juste niveau, indissociablement théologique et spirituel, le pape propose quelques pistes concrètes. En effet, le risque existe que cet appel à retrouver l’émerveillement en liturgie en reste au stade incantatoire, sans effet concret sur la vie liturgique du peuple chrétien : « Comment retrouver la capacité de vivre pleinement l’action liturgique ? » (n. 27) Telle est la question fondamentale.
Le pape invite à sortir, par un vigoureux effort de formation, d’une sorte d’analphabétisme symbolique (n. 44), caractéristique selon lui de la société contemporaine.
En effet, il constate que face aux défis de la postmodernité, à l’individualisme, au subjectivisme et encore au spiritualisme abstrait, l’homme moderne « a perdu la capacité de s’engager dans l’action symbolique qui est une caractéristique essentielle de l’acte liturgique » (n. 28). C’est précisément dans ce contexte que le Concile Vatican II dans ses grandes Constitutions s’est engagé au dialogue de la foi. « Ce n’est pas un hasard si cet immense effort de réflexion du Concile œcuménique […] a commencé par une réflexion sur la liturgie. » (n. 29)
En citant longuement saint Paul VI dans son discours de promulgation de la Constitution sur la Sainte Liturgie le 4 décembre 1963 : « La Liturgie est le premier don que nous devons faire au peuple chrétien uni à nous par la foi et la ferveur de ses prières », le pape François réaffirme la nécessité d’accepter la réforme liturgique et de la comprendre en profondeur (n. 30). En d’autres termes, pour grandir dans sa vie de foi, pour vivre en profondeur sa vie chrétienne, une formation liturgique est indispensable pour tout le peuple de Dieu, ministres ordonnés et fidèles laïcs.
Or, François distingue deux aspects dans la formation liturgique : « la formation pour la liturgie et la formation par la liturgie. La première est fonctionnelle par rapport à la seconde qui est essentielle » (n. 34)
Nous le savons, beaucoup a déjà été fait à cet égard au cours du xxe siècle grâce au Mouvement liturgique, puis à tout l’effort de réception de la réforme liturgique issue du Concile. Toutefois « pour les ministres comme pour tous les baptisés, la formation liturgique dans son sens premier n’est pas quelque chose qui peut être acquis une fois pour toutes » (n. 38).
C’est pourquoi François demande de poursuivre les efforts pour « diffuser cette connaissance au-delà du milieu universitaire, de manière accessible, afin que chaque fidèle puisse grandir dans la connaissance du sens théologique de la Liturgie » (n. 35).
Entrer dans ce sens profond de la Liturgie nécessite précisément une connaissance minimale de ce qu’est la liturgie, de ses racines, de son histoire, du sens de ce qui est déployé durant les célébrations. Cela demande donc « d’acquérir la capacité de comprendre les textes euchologiques, les dynamiques rituelles et leur signification anthropologique » (n. 35).
Au cœur des assemblées eucharistiques dominicales, les ministres ordonnés ont naturellement une place spécifique importante « lorsqu’ils prennent les fidèles baptisés par la main pour les conduire dans l’expérience répétée de la Pâque » (n. 36). Bien évidemment, cela exige de la part de ces derniers qu’ils connaissent « le chemin en l’ayant étudié sur l’itinéraire de leurs études théologiques, mais aussi en ayant fréquenté la liturgie dans la pratique effective d’une expérience de foi vivante, nourri par la prière et certainement pas seulement comme une obligation à remplir » (n. 36).
François poursuit sa réflexion en abordant le second aspect de la formation liturgique qui fait entrer dans sa dimension pédagogique : « Nous sommes formés, chacun selon sa vocation, à partir de la participation à la célébration liturgique. » (n. 40) De fait, entrer dans la connaissance du mystère du Christ demande un engagement existentiel réel avec sa personne : « La pleine mesure de notre formation, ajoute le pape, est notre conformation au Christ. Je le répète : il ne s’agit pas d’un processus mental abstrait, mais de devenir lui. » (n. 41)
Autrement dit la liturgie n’est pas une œuvre que nous faisons pour Dieu ajoutant « quelque chose à la beauté de la lumière inaccessible dans laquelle Dieu habite (cf. 1 Tm 6, 16) », mais elle nous permet « de voir Dieu dans la célébration des mystères et, en le voyant, de reprendre vie par sa Pâque » (n. 43).
L’Ars celebrandi, l’art de célébrer
D’entrée, François situe cette réalité « en référence au sens théologique de la liturgie décrit dans Sacrosanctum concilium au numéro 7 » (n. 48). Ce n°7 est un des points majeurs de la Constitution sur la liturgie. En effet, un élargissement grandiose de l’horizon théologique y est opéré.
Dès l’introduction du n°7 nous avons l’affirmation suivante :
« Pour l’accomplissement d’une si grande œuvre (œuvre de salut continué par l’Église), le Christ est toujours là auprès de son Église, surtout dans les actions liturgiques. »
Au début de sa réflexion, le pape se réfère directement à ce numéro 7. Il définit précisément l’art de célébrer comme la juste manière de mettre en œuvre l’action du Christ qui agit lui-même dans l’action liturgique.
Qu’est-ce donc « l’art de célébrer » ? C’est le fait de célébrer avec art. Ce n’est donc pas la seule observance minutieuse des rubriques ni d’ailleurs une créativité imaginative sans règles qui qualifie l’art de célébrer rappelle François (n. 48). Ne l’oublions pas dans l’art de célébrer la liturgie, il s’agit en fait de manifester un mystère, celui de Dieu lui-même qui est invisible et tout autre, et en même temps qui se révèle à l’humanité. « Tout d’abord, il faut comprendre le dynamisme qui se déploie à travers la liturgie. » (n. 49).
Toute célébration chrétienne est proprement épiphanique. En effet, l’Alliance de Dieu avec Israël, qui reçoit son accomplissement dans le Christ, révèle l’immensité de l’amour de Dieu et dévoile la signification profonde de l’existence humaine dans toutes ses dimensions.
Or nous le savons, Dieu s’est manifesté non pas de façon immédiate, mais en empruntant la logique des médiations humaines. Le Verbe s’est fait chair : la parole de Dieu a pris corps dans un peuple et son histoire, par son Fils unique ; elle a été transcrite dans des livres. La foi au Christ Sauveur s’est transmise à travers des rites : le bain d’eau que la parole accompagne, la fraction du Pain, le partage de la Coupe…
Ce qui est en jeu dans l’art de célébrer, c’est bien cette communication, cette manifestation de Dieu à travers la consistance et la signifiance des paroles dites, des gestes posés dans un lieu par tous ceux et celles qui participent à l’action liturgique. L’enjeu est « d’être en harmonie avec l’action de l’Esprit Saint » (n. 49) sans que nous y fassions obstacle.
Ici, deux risques de dérive vers l’insignifiance menacent notamment la célébration chrétienne :
- l’ésotérisme, d’une part, qui confine à la magie. Cette tendance consiste à considérer que moins nous comprenons ce qui est dit et fait, et plus nous côtoyons le mystère ;
- la routine et l’automatisme, d’autre part, qui conduisent à ne plus habiter ce que nous disons et ce que nous faisons, et donnent lieu à un formalisme vide tantôt rubriciste, tantôt machinal et banalisé.
C’est dans la mesure où gestes, paroles et objets sont signifiants et mis en œuvre avec justesse que les rites chrétiens peuvent susciter une participation pleine, consciente, active, intérieure et extérieure des fidèles chrétiens.
D’avoir souvent parlé du prêtre qui préside ou de l’animateur de chant ou du lecteur, pourrait faire croire que l’assemblée est oubliée ou qu’elle n’est pas directement concernée par l’art de célébrer. Il n’en est rien. Le pape le souligne au n. 51 :
« En parlant de ce thème, nous sommes enclins à penser qu’il ne concerne que les ministres ordonnés qui exercent le service de la présidence. Mais en fait, il s’agit d’une attitude que tous les baptisés sont appelés à vivre. »
C’est toute l’assemblée qui célèbre, par des gestes, des attitudes, des paroles. Faisons rapidement le tour de ces attitudes communes qui reviennent à tous les participants, y compris au prêtre, d’ailleurs, qui pour être le président n’en est pas moins membre de l’assemblée ! De même pour être signifiants, ces attitudes et ces gestes demandent que l’on rappelle de temps à autre leur sens, leur raison d’être et la façon de les habiter.
Avant tout, relisons l’importance que la Présentation Générale du Missel romain (PGMR) leur donne en son n. 20 : « Les attitudes communes que tous les participants doivent observer sont un signe de la communauté et de l’unité de l’assemblée ; en effet, elles expriment l’esprit et la sensibilité des participants. »
Nous ne célébrons pas avec notre cerveau seulement, mais avec tout notre corps !
Être debout : c’est l’attitude la plus importante à la messe : Être debout ne signifie pas seulement que l’on est un croyant adulte devant Dieu ; encore moins que l’on refuse de se mettre à genoux devant lui ; mais d’abord que, par le baptême, on est déjà ressuscité, « relevé d’entre les morts » (Ep 5, 14) par et avec le Christ. C’est pourquoi dans l’Église ancienne, il était interdit de se mettre à genoux le dimanche, jour de la Résurrection, comme l’atteste saint Augustin : « Nous prions debout parce que c’est un signe de résurrection. »
Être assis : C’est une position de repos, mais à la messe, ce repos est une sorte de confort physique tout entier destiné à une meilleure écoute ou à la prière personnelle. La première grande partie de la messe est une liturgie de la Parole et non de la lecture. Un membre de l’assemblée fait la lecture, mais c’est le Seigneur qui parle à son peuple. L’enjeu est plus grand qu’on ne croirait. Que les fidèles écoutent ce que Dieu dit par la Bible et ne lisent pas le texte dans leur missel personnel ou sur une feuille (sauf les malentendants !) signifie que la foi chrétienne est une réponse à la Révélation divine. C’est dans cet esprit que nous nous levons au moment où jaillit l’Alléluia, car « le Christ annonce encore l’Évangile » (SC 33). Si la lecture n’est pas assez audible, c’est au lecteur d’apprendre à lire en public et non aux fidèles de compenser par une lecture personnelle.
S’agenouiller : Dans la tradition de l’Église ancienne, se mettre à genoux était la grande attitude pénitentielle et implorative. Au cours des siècles, et particulièrement à partir du Moyen Âge, la piété en fit aussi une attitude d’adoration.
Dans le développement de sa réflexion, le pape ne manque évidemment pas de mentionner le silence : « Parmi les gestes rituels qui appartiennent à l’ensemble de l’assemblée, le silence occupe une place d’importance absolue. » (n. 52) Nous le savons, un indice positif d’appréciation d’une célébration : la qualité du silence, des silences. La qualité du silence requiert ici une qualité de présence et d’écoute, une grande concentration des intervenants et de l’assemblée, une intensité de résonance des paroles prononcées, des gestes posés, des chants et de la musique. Cela se vérifie particulièrement lors de circonstances exceptionnelles : ordinations, funérailles, baptêmes d’adultes, etc. La célébration liturgique n’est pas à proprement parler un temps de méditation et d’oraison personnelle. Toutefois, la célébration prévoit des actions de type méditatif, et aussi des temps de silence proprement dits, intégrés dans certaines séquences (Cf. PGMR 23.) Ces silences dont parle la PGMR font partie intégrante des actions où ils s’insèrent, et méritent d’être traités avec le plus grand soin. Ils s’articulent à ce qui les précède ou à ce qui les suit, et visent donc à permettre la meilleure participation intérieure de chacun. Ce qui suppose qu’ils soient respectés, préparés, habités. (Collecte : PGMR 54 ; après l’homélie : PGMR 45 ou 66 ; pendant la Prière universelle : PGMR 71 ; après la communion : PGMR 43b)
Proposer un silence à une assemblée est un art. Cela demande beaucoup de soin. Si le silence est peu préparé, trop court ou trop long, demandé mais non respecté par celui qui préside, il risque d’engendrer l’ennui, et se voir assimilé à un vide, une absence momentanée de bruit.
Quitte à schématiser, indiquons quelques exigences à respecter :
– l’invitation : qu’elle soit brève, empruntant un ton recueilli, lent, indiquant éventuellement comment habiter le silence ;
– l’entrée dans le silence : elle ne saurait être brutale, mais progressive. Elle requiert l’adoption d’une posture détendue, le non-mobilité du regard et du corps, la respiration contrôlée et ralentie ;
– la présence silencieuse à soi-même, l’écoute de l’esprit et du cœur ;
– la sortie du silence, éventuellement accompagnée de la reprise de parole de celui qui y avait introduit. Elle aussi doit emprunter un registre progressif, et éviter la brutalité ou la précipitation.
Même si la durée totale de ces quatre étapes n’est que de quelques secondes, il est important de les respecter, et éventuellement de s’y exercer dans une équipe liturgique. Ne l’oublions pas le silence est avant tout une qualité de présence à ce que l’on fait, une écoute à ce qu’on lit, à ce que l’on exprime dans une prière. Un lecteur silencieux est un lecteur dont on sent qu’il est le premier auditeur du texte qu’il proclame. Il habite les paroles qui sortent de sa bouche, et ne se comporte pas en exécutant automate. Un président qui prononce la Prière eucharistique doit beaucoup travailler pour que l’assemblée entre dans le silence qui est le sien quand il rend grâce, quand il fait mémoire, quand il offre et supplie. S’il proclame son texte comme si l’autel était une tribune, en regardant l’assemblée, si ses gestes sont mécaniques, si le ton est emphatique ou monocorde, il y a peu de chance pour que l’assemblée habite, avec lui et son ministère, l’action eucharistique.
Au n.54, François propose une saine autocritique de nos habitudes de célébration. Quand il aborde les différents « modèles de présidence », nous pourrions être tentés de n’y voir qu’une simple critique à l’encontre des ministres ordonnés. Il est plus honnête de voir dans cette typologie une grille d’évaluation pour examiner nos pratiques comme présidents. Le pape souligne donc la responsabilité du ministre ordonné qui préside, pour ne pas tomber dans le subjectivisme et présider à l’autocélébration d’une communauté uniquement tournée sur elle-même. Le prêtre qui préside ne doit pas ‘s’effacer’ devant le mystère qu’il célèbre, mais le manifester par une attitude digne et simple, sans emphase ni ésotérisme. Il est également habilité à présider la prière commune en raison « de l’effusion de l’Esprit Saint reçue lors de son ordination, qui le rend apte à une telle tâche. Le prêtre aussi est formé par le fait qu’il préside l’assemblée qui célèbre » (n. 56). François ajoute à destination de celui qui agit comme Christ tête et qui ne doit pas négliger le corps : « Présider l’Eucharistie, c’est être plongé dans la fournaise de l’amour de Dieu. » (n. 57) Le prêtre doit se chauffer à ce feu pour trouver les bonnes attitudes et pratiquer l’ars celebrandi qui rendrait alors inutile les directoires. Bien entendu, ici l’improvisation est bannie.
Enfin le pape montre comment le prêtre en exerçant son ministère se laisse former par ce qu’il célèbre. « C’est la célébration elle-même qui éduque le prêtre à ce niveau et à cette qualité de présidence ». (n. 60)
Conclusion
Pour le pape François, l’art de célébrer n’est pas une notion, mais une réalité spirituelle qui exige un discernement :
« L’art de célébrer doit être en harmonie avec l’action de l’Esprit. C’est seulement ainsi qu’il sera libre des subjectivismes qui sont le fruit de la domination des goûts individuels. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera libre de l’invasion d’éléments culturels assumés sans discernement et qui n’ont rien à voir avec une compréhension correcte de l’inculturation. » (n. 49)
Souhaitons que cette lettre soit accueillie et, désormais, considérée comme un document majeur et même un texte de référence pour la formation liturgique de l’ensemble des chrétiens.
Fr. Benoît-Marie Solaberrieta, Abbaye d’En Calcat
[1]. Le gnosticisme est un mouvement de pensé centré sur la connaissance, accessible à un petit nombre, par initiation ésotérique. L’Église serait alors réservé à quelques initiés.
[2]. La liturgie est notre œuvre, c’est le pélagianisme, cette hérésie ancienne et récurrente qui court au long de notre histoire avant même qu’elle ait reçu son nom du moine Pélage (ve siècle), consiste à ignorer la grâce et à se montrer présomptueux. En d’autres termes, nous gagnons le ciel par notre seule volonté, notre seule action, bref, à la force du poignet.