La Maison-Dieu n°299 : L’acte de mémoire
Dans cet ouvrage, La Maison-Dieu propose un recueil de conférences du congrès Societas liturgica qui avait pour thème « Anamnèsis : Faire mémoire en action, dans l’espace et le temps » en août 2019.
Ce premier cahier de La Maison-Dieu pour l’année 2020 propose, comme nous le faisons régulièrement, quelques conférences du dernier congrès de la Societas liturgica, (Association œcuménique internationale de liturgistes) qui s’est tenu à Durham du 5 au 10 août 2019 avec pour thème : « Anamnèsis : Faire mémoire en action, dans l’espace et le temps ». Notre collègue québécois Louis-André Naud, précédent directeur de l’Office national de liturgie du secteur français du Canada, en a rédigé une chronique présentée dans ce numéro et qui montre bien l’intérêt et la pertinence du thème abordé et la richesse des contributions.
La Maison-Dieu a choisi de présenter quatre conférences majeures de ce congrès, chacune d’elle renouvelant à sa manière notre compréhension de la liturgie, sa capacité à faire mémoire, à rendre actuel les évènements passé – en les rapportant à la Pâque du Christ – pour favoriser notre conversion et nous tenir dans l’espérance eschatologique. La première contribution présente la conférence de Bruce Morill qui pose parfaitement la problématique abordée dans ce dossier, en creusant la complexité conjointe de la liturgie, mais aussi de la mémoire humaine. Il propose une typologie des rapports entre liturgie et mémoire apte à éclairer notre conception du mémorial tel que la liturgie le déploie.
Félix Phiri, dans la deuxième contribution, part d’une expérience concrète et réelle, celle qu’il fit avec des étudiants rwandais après le génocide, et dans laquelle la ritualité liturgique a été déterminante. Il montre combien cette dernière donne corps à la mémoire, rend possible la guérison des mémoires blessées et contribue ainsi à reconstruire le corps ecclésial et social.
La troisième contribution de Sr Bénédicte Mariolle aborde concrètement les funérailles chrétiennes, et apporte ainsi un autre exemple de la manière avec laquelle la liturgie chrétienne fait mémoire, assumant le passé, le rapportant à la Pâque du Christ pour convertir le présent et l’orienter vers la parousie. Elle montre comment l’enracinement dans la Tradition favorise, non seulement le travail du deuil, mais constitue une ressource pour l’annonce de la foi.
Enfin, dans la quatrième contribution de notre dossier – qui était la conférence inaugurale du président en exercice lors du Congrès – Joris Geldhof propose une recherche novatrice et particulièrement utile pour appréhender la dynamique de transformation qu’opère la liturgie. Proposant de décrire cette dynamique selon trois modalités particulières qui se conjuguent et se succèdent, il montre comment l’acte de mémoire déployée par la liturgie infuse et transforme les participants et souligne par-là même, combien est nécessaire, pour bien la comprendre théologiquement, une approche métaphysique. Il s’appuie en particulier, pour cela, sur les écrits de Dom Festugière dont les débats avec le Père Navatel ont déjà été abordés dans une publication précédente (cf. Tarcisius Dejoie, « La place de l’individu dans la liturgie », LMD 296, 2019/2, 81-101).
Sommaire
Des modèles de mémoire liturgique : dimensions mystique-politique, tensions mythique-historique
Bruce Morrill
Dans cet essai, que Bruce Morill qualifie lui-même d’ambitieux, l’auteur étudie la relation complexe entre liturgie et mémoire dans la pratique chrétienne contemporaine. La complexité tient d’abord au fait que l’anamnèse fait partie intégrante du culte chrétien. De plus, la mémoire humaine fait l’objet d’études diverses tout en étant extrêmement difficile à conceptualiser, et enfin, la liturgie résiste à toute analyse théorique qui transformerait l’action rituelle en discours. Fort de ce constat, il propose d’étudier cette relation à partir d’une typologie des modèles coexistants, et en présente les implications théologales, bibliques et ecclésiologiques, sociales et politiques, symboliques et pratiques. Le « modèle familial » de la mémoire liturgique a une fonction conservatrice en « affirmant, consolant et rassurant » au sein d’une même famille. Par une célébration ponctuelle, le « modèle de crise historique » situe les personnes dans un corps social plus large en rappelant et honorant les croyances et promesses ancestrales. Quant au « modèle de crise apocalyptique », il procède de la même manière en se polarisant sur la fin des temps, le jugement dernier à venir. Le « modèle reconstitution-représentation » de la mémoire liturgique s’appuie davantage sur des récits de type narratif pour recomposer aujourd’hui des figures passées : non sans danger, il offre l’avantage d’être populaire. Enfin, l’auteur propose le « modèle anamnétique populaire », et surtout le « modèle anamnétique formel » qui s’est développé au cours du XXe siècle, inspiré par le Mouvement liturgique. Il est centré sur le mystère pascal du Christ : en faisant cela en mémoire de Lui, l’Église se reconnaît sacrement de Dieu, chargée de poursuivre la Révélation jusqu’à la parousie, et de favoriser la conversion. C’est ce dernier modèle qui constitue la relation optimale entre liturgie et mémoire, même si la diversité des situations et des acteurs, rend sa concrétisation parfois délicate dans la mise en œuvre de nos liturgies.
« Faire-mémoire » : la liturgie et la guérison des mémoires blessées
Félix Mabvuto Phiri
Dans cet article, l’auteur propose la ritualité comme moyen indispensable pour l’apprentissage d’un art de pardonner, envisageant de cultiver le pardon comme vertu. Il s’appuie, à cette fin, sur son expérience d’étudiant au contact de Hutus et Tutsis, après le génocide rwandais. Il montre comment les célébrations rituelles ont permis de rompre le silence lourd et enfermant bien plus que toute interrogation sur les évènements et les responsabilités. Par sa capacité à porter le souvenir dans l’action et à réajuster, l’un à l’autre, des éléments séparés pour (re) constituer un corps, le rituel parvient à transformer les personnes. Il le fait en les inscrivant au présent dans un passé commun et en les tournant vers l’avenir. Il le fait en donnant corps à la mémoire et ainsi, dans la liturgie chrétienne, en « écrivant la foi sur le corps », comme on le voit particulièrement dans le baptême. Le rituel permet à la liturgie d’aborder le temps de manière transhistorique, mettant les personnes en relation avec l’évènement salvifique du Christ, dans un « continuum du passé, du présent et du futur ». Célébration après célébration, cette ritualité qui donne corps à la mémoire, ouvre au pardon et à la réconciliation pour rendre possible la guérison des mémoires blessées et outragées en éduquant et en transformant les personnes.
Les funérailles, mémoire de Pâques et incorporation au Christ ressuscité
Bénédicte Mariolle
Dans le contexte culturel contemporain, les références chrétiennes et les repères rituels ne fonctionnent plus, comme c’était encore en partie le cas dans les années 1960, en tant que rites portés par une institution ecclésiastique, et la mémoire longue qui assurait à cette ritualité son efficacité symbolique, s’est dissoute. Le rapport à la mémoire s’est transformé sous trois rapports : sa désinscription dans le temps et l’espace, qui va de pair avec une forme de « virtualisation » de la mémoire et surtout sa désinstitutionalisation, la norme du rituel devenant d’abord le sujet individuel et sa particularité. Cette situation a de quoi interroger la tradition chrétienne des funérailles qui, précisément, s’appuie sur une mémoire rituelle longue, incarnée, de type institutionnel. En prenant une certaine distance avec l’option qui vise à relativiser les formes rituelles héritées de la tradition, afin de mieux s’adapter aux requêtes de nos contemporains et répondre à leurs aspirations, l’objet de cet apport est de repérer dans la longue tradition chrétienne des funérailles le « noyau » résistant, la « mémoire » qui vient de loin, et à partir de laquelle certains aspects de la liturgie prennent sens. Mémoire que l’on ne saurait perdre sans dommage pour l’annonce de la foi et de l’espérance chrétienne. Dans cette relecture, le traité d’Augustin De cura gerenda pro mortuis constitue une ressource majeure permettant d’interpréter cette tradition afin de qualifier cette « mémoire » chrétienne à l’œuvre dans les funérailles qui fonde une identité chrétienne. Au terme de ce parcours, apparaissent alors les contours d’une ritualité spécifiquement chrétienne des funérailles pour aujourd’hui et ses enjeux pour l’annonce d’une foi pascale.
Les Rituels français de l’époque moderne : histoire et contenu
Annik Aussedat-Minvielle
Dans cette contribution, l’auteure présente tout d’abord l’évolution des Rituels, qui concernent les sacrements et autres rites administrés par le prêtre, imprimés de 1480 à 1800, et qui sont en nombre important. Elle en décrit le contenu et le déroulement des principaux rites, en soulignant les différences repérables, puis les évolutions après le concile de Trente – en particulier à la suite du Rituel romain de Paul V en 1614 – pour en repérer les influences. Dans une seconde partie, l’auteure présente les grands courants dans les Rituels français au XVIIe et au XVIIIe siècles, avec leurs « volumineuses instructions sacramentelles et parfois doctrinales » qui en font de véritables traités et témoignent des différents courants théologiques et spirituels en France C’est ainsi qu’on peut repérer une tendance catéchétique, pastorale et dévotionnelle, une tendance rigoriste marquant un certain durcissement, et une tendance parfois qualifiée de néo-gallicane qui cherche – tout en se référant au rituel de Paul V – à s’en distinguer en reprenant d’anciens formulaires ou en en créant de nouveaux. L’auteure repère, en particulier le développement des demandes de protection bien en prise avec les mentalités de l’époque, et invite à travailler davantage ces Rituels qui demeurent une source particulièrement riche et trop peu exploitée. Dans la dernière partie, l’auteure présente l’exemple du baptême des petits enfants tel qu’il apparaît dans les Rituels français entre 1480 et 1800. Décrivant avec précision cette longue cérémonie, avec ses nombreux rites et ses variantes, elle pointe quelques particularités intéressantes : la différenciation traditionnelle dans les oraisons et exorcismes entre le baptême des garçons et celui des filles dans tous les diocèses sauf à Lyon ; les premières modifications et nouveautés issues du concile de Trente ; l’influence de deux Rituels romano-vénitiens de 1570 dans quelques diocèses ; puis – sous l’influence du Rituel de Paul V – la simplification du rite de baptême, sans distinction de sexe. Sur l’ensemble des Rituels diocésains de cette période, l’auteure distingue dans leur variété six cas de figures majeures et termine son étude par un aperçu rapide de l’évolution du rite du baptême selon les Rituels dans six diocèses particuliers.
Du signe de la manne à la sacramentalité de la parole de Dieu (II). Une lecture du chapitre 6 de Saint Jean
Nathalie Courtois
Prolongeant son étude parue dans LMD 298, 2019/4, 135-160, l’auteure développe une théologie de la sacramentalité de la parole de Dieu appuyée sur l’interprétation du « discours du pain de la vie » (Jn 6) et sur l’exhortation apostolique Verbum Domini (2010) du pape Benoît XVI. Suivant la voie analogique empruntée par l’Exhortation pour « favoriser une compréhension plus unifiée du mystère de la révélation » (VD 56), l’auteure souligne une participation ontologique entre la parole de Dieu reçue en Église et le sacrement de la communion eucharistique, qui représentent deux modalités de présence de l’unique Logos de Dieu au milieu des siens. Elle rejoint la conception patristique qui soutient que le sacrement procède de la parole de Dieu : la Parole (mysterium) ne tire pas sa sacramentalité de celle du sacramentum, mais c’est l’inverse. À partir de ses deux sources (Jn 6 et Verbum Domini), l’auteure ouvre ensuite quelques pistes pour caractériser la sacramentalité de la parole de Dieu. Celle-ci, qui est esprit et vie (cf. Jn 6, 63), appelle et permet un passage du particulier à l’universel, celui de la manne juive (et celui de la communion eucharistique) à l’enseignement divin destiné à tous (cf. Jn 6, 45), et récapitulé dans la personne du Logos. Dans la ligne de cette approche universelle du salut, un effet pastoral de VD est d’encourager le peuple de Dieu à élargir sa perception de la sacramentalité, pour profiter davantage de la parole de Dieu. De fait, celle-ci communique la grâce, fait l’Église et donne part au Royaume (cf. Ac 20, 32). Pour qui se laisse instruire, elle est une nourriture toujours accessible.