La Maison-Dieu n°295 : Réception et adaptations de la liturgie de Vatican II

La Maison-Dieu n°295, Editions du Cerf

La Maison-Dieu n°295, Editions du Cerf

Un peu plus de cinquante ans après la fin du Concile, ce numéro de La Maison-Dieu est consacré à la liturgie de Vatican II telle qu’elle a été reçue et adaptée dans la diversité des peuples, et relate plusieurs expériences liturgiques vécues au Sénégal, au Cambodge, en Chine, au Brésil … Il est paru en mars 2019 aux éditions du Cerf.

Selon le concile Vatican II, « l’unité substantielle du rite romain étant sauve, on acceptera des différences légitimes et des adaptations aux diverses communautés, régions et aux divers peuples, surtout dans les missions, même lors de la révision des livres liturgiques […] » (Sacrosanctum concilium 38).

Le dossier de ce numéro de La Maison-Dieu voudrait faire un point d’étape, pourrait-on dire, sur la manière avec laquelle quelques peuples ont reçu et adapté la liturgie conciliaire dans leur culture, selon les orientations que le concile lui-même avait tracées. L’instruction Varietates legitimae, de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements (25 janvier 1994), en avait précisé certaines modalités, tout en théorisant une nécessaire inculturation encouragée par le pape Jean-Paul II. Cette instruction avait d’ailleurs été plus ou moins bien reçue, dans la mesure où les modalités concrètes envisagées pouvaient apparaître en-deçà de la nécessité théorique exposée. Il est à noter, cependant, que la cinquième instruction « pour la correcte application de la Constitution sur la sainte liturgie de Vatican II », Liturgiam authenticam (20 mars 2001), vivement contestée pour ses principes rigides1, déclare se substituer à toutes les instructions antérieures, à l’exception notable de Varietates legitimae. Ce qui en souligne, évidemment, l’importance. Vingt-cinq ans après, il n’est sans doute pas possible d’en faire un bilan : la dynamique d’inculturation ne se juge pas sur un temps court. Mais il a semblé utile de mesurer concrètement la manière avec laquelle les caractéristiques culturelles locales et majeures ont été prises en compte dans la mise en oeuvre de la liturgie conciliaire.

À l’issue de ce dossier, il restera à réfléchir à frais nouveaux sur la capacité de la liturgie à s’inculturer, non seulement dans des régions et au sein de peuples différents, mais aussi dans notre monde contemporain marqué à la fois par la mondialisation et le repli identitaire, par le multiculuralisme et le développement des moyens de communication. Ce sera l’objet du prochain dossier de La Maison-Dieu 296.

Cette livraison de La Maison-Dieu propose, en varia, un article majeur de Joris Geldhof reprenant une conférence qu’il avait donnée à Paris (au Colloque pour les 60 ans de l’Institut supérieur de liturgie de février 2016) particulièrement suggestive.

Les chantiers qu’il ouvre, en repérant les défis d’une théologie de la liturgie pour aujourd’hui, sont décisifs et pourraient constituer comme une feuille de route durant quelques années pour celles et ceux qui œuvrent et portent le souci d’une liturgie toujours plus conforme à l’esprit conciliaire.

Au cours du dernier trimestre 2018, le 2 novembre plus exactement, est décédé le père jésuite et grand liturgiste américain Robert Taft. Un hommage particulier sera rendu à son oeuvre lors de la prochaine livraison.

1. Le motu proprio Magnum principium du pape François (9 septembre 2017) les a assouplies en réaffirmant l’autorité des Conférences épiscopales en la matière.

 

Sommaire et résumés des articles

La constitution liturgique Sacrosanctum Concilium et les liturgies papales de Jean-Paul II

Piero Marini

Après avoir retracé la visée et les enjeux de la réforme liturgique opérée par le concile Vatican II, l’auteur développe quatre parties. Dans la première, il rappelle que l’objectif de cette réforme se situait, d’une part, dans la valorisation de l’Église locale, et d’autre part, dans une mise en œuvre de la liturgie appuyée sur ses fondements théologiques majeurs selon sa nature propre. Dans la deuxième, il montre comment le pape Jean-Paul II a façonné l’Église par les célébrations liturgiques en mettant en œuvre concrètement le Concile : « L’exemple du pape Jean-Paul II comme célébrant est une invitation adressée à chacun de nous de dépasser sa propre spiritualité individualiste pour entrer dans le ‘nous’ de l’Église » écrit Piero Marini. La troisième partie présente l’aggiornamento liturgique opéré dans les célébrations à Rome avec les liturgies papales au long de l’année liturgique, et la quatrième montre comment avec le pape, la liturgie apparait bien comme moment de communion dans l’Église universelle en déployant surtout la participation active des fidèles. Ce qui fut rendu possible, exemples à l’appui, par l’effort d’inculturation entrepris, avec l’aide d’experts, montre ainsi la capacité de la liturgie à faire œuvre d’évangélisation.

L’inculturation de la musique liturgique de l’Abbaye de Keur Moussa

Olivier-Marie Sarr

L’abbaye bénédictine de Keur Moussa (Sénégal) a reçu en 2004 le prix annuel des Académies pontificales pour son « précieux travail d’inculturation du très riche répertoire musical grégorien dans les cadences et les rythmes de l’Afrique ». Cette contribution tente d’illustrer la définition de l’inculturation liturgique selon Varietates legitimae 4 en retraçant la genèse et l’évolution de ce précieux héritage liturgique en terre africaine. Il en ressort que l’inculturation liturgique entre dans la logique de la fécondation réciproque entre l’Église universelle et les Églises locales en favorisant l’intégration et l’enracinement de l’Évangile de Jésus Christ dans plusieurs cultures et lieux géographiques.

La réception de la réforme liturgique en Amérique latine

Mgr Armando Bucciol

Le renouveau apporté par le concile Vatican II, après les tentatives initiées par le Mouvement liturgique, a favorisé une perception nouvelle de la liturgie dans le continent latino-américain, en relation avec les réalités humaines vécues par la population. Même si ce ne fut pas toujours facile, les grandes Conférences générales des évêques d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAM) – Medellín, Puebla, San Domingo et Aparecida – ont permis de recevoir le Concile dans les cultures de ce continent, de tracer un chemin de progression dans la manière d’évangéliser, y compris dans et avec la liturgie. Des orientations purent ainsi émerger : meilleure perception de la liturgie dans les communautés locales unissant la foi chrétienne et la vie des gens ; effort accru de formation liturgique à tous les niveaux dans un souci d’évangélisation ; développement d’une juste distinction et complémentarité entre liturgie et piété populaire, très présente sur tout le continent ; initiation et développement d’un processus d’inculturation, toujours à l’œuvre et exigeant un travail continu important, source de promesses.

De l’inculturation du mystère pascal vers une thaumaturgie liturgique : l’expérience de Jacques Trudel dans la paroisse de la Mustradinha, Recife, Pernambouc, Brésil,

Creômenes Tenório Maciel

Jacques Trudel, jésuite québécois, liturgiste et missionnaire dans le Nord-est du Brésil, a su non seulement développer une liturgie véritablement « inculturée » dans la paroisse populaire dont il avait la charge, mais aussi l’analyser et la penser théologiquement comme continuation de l’œuvre du Christ dans l’aujourd’hui des hommes et des femmes de ce lieu. En s’appuyant sur l’étude de vidéos enregistrées et sur les nombreux articles publiés par J. Trudel, l’auteur analyse une dimension fondamentale de cette inculturation qu’est la danse liturgique. Celle-ci non seulement trouve des racines bibliques évidentes, mais rejoint les racines profondes du peuple brésilien dans leur corps, leur histoire et toute leur culture. L’article montre combien ce fut un travail lent, profond et réfléchi qui ne laissa rien au hasard, sans importation superficielle. Il chercha à enraciner davantage l’Évangile au cœur de ce peuple, par et avec la liturgie, permettant à Jésus Christ de prendre corps en ces personnes-là « aussi », au sein de l’Église célébrante universelle.

Brève histoire de l’application de la réforme liturgique de Vatican II au Cambodge

Vincent Sénéchal

La mise en œuvre après le dernier Concile de la constitution Sacrosanctum concilium a été un long et patient travail, en particulier dans un pays comme le Cambodge où il a fallu décider quelles langues vernaculaires utiliser et envisager les traductions et adaptations nécessaires. En concertation, d’abord avec le Consilium puis avec la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, des directives et des livres liturgiques ont pu ainsi être donnés pour célébrer la liturgie de l’Église dans l’esprit du Concile en tenant compte des cultures locales. En retraçant chronologiquement les étapes de ce long travail jusqu’aux années récentes, l’auteur montre comment il a été possible de favoriser cette adaptation locale tout en préservant l’unité du rite romain et la communion avec toute l’Église. Cet article rend aussi hommage à ceux qui ont travaillé et servi ce projet pour « partager au plus grand nombre les trésors de la vie de Dieu ».

L’invention d’une architecture sino-chrétienne : l’église Saint-Joseph de Guiyang (1850)

Matthieu Masson

Retraçant l’histoire de la construction des églises en Chine depuis les grandes et belles églises baroques des Jésuites de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles, cet article montre comment est née, au XIXe siècle, une architecture sino-chrétienne, dans la province pauvre et reculée du Guizhou. L’église Saint-Joseph de Guiyang, construite en 1850 par le Père Étienne Albrand (MEP), est d’un style que nous pourrions qualifier de chinois, mais qui apparaissait étrange aux yeux des autochtones. Elle s’inscrit dans de multiples traditions : celles des missions catholiques, des chrétiens du Guizhou, de l’architecture chinoise et de l’architecture chrétienne. Elle innove aussi par sa double orientation, se donnant à voir de face et de côté ; ses croix sur le faîte de toiture et sur le fronton, s’inspirent de celle de la stèle Xian, datant de 781, en référence à un temps où le christianisme était autorisé ; la cloison séparant les hommes des femmes vise à prévenir l’accusation d’immoralité dont les chrétiens étaient l’objet ; sur sa façade, l’inscription signale que l’on y récite des prières au Maître du Ciel ; sa décoration intérieure est une catéchèse pour les non-chrétiens venant y faire leurs propres dévotions. Cette église a joué un rôle prototypique, dont la postérité est repérable dans nombre d’églises du Guizhou, en particulier dans la cathédrale Saint-Joseph qui la remplace depuis 1875.

Les défis actuels pour une théologie de la liturgie

Joris Geldhof

Déterminer les défis actuels d’une théologie de la liturgie est une entreprise délicate, d’autant qu’ils ne sont pas mineurs. Après s’être interrogé sur la méthode employée qui le conduit à privilégier une « analyse topographique de la situation » au-delà de son implication sociale et de l’environnement culturel dont elle se démarque, l’auteur situe la vocation holistique de la théologie de la liturgie dans le monde contemporain. Vocation qui conduit « à expliciter et à réfléchir cette dernière comme dynamique théandrique » rendant possible « tout discours sur Dieu et sur son engagement envers l’homme et la création ». C’est à partir de ces deux préalables que l’auteur dégage dix défis majeurs et prioritaires considérés comme « chantiers d’une théologie de la liturgie » :

  1. la quête de l’essence de la liturgie qui est de nature événementielle et ne se révèle que dans une trajectoire d’échange ;
  2. le dévoilement d’une réflexion poussée sur la cohérence des différentes fêtes liturgiques dans leur dimensions pascales ;
  3. une ferme volonté œcuménique envisagée à partir de la liturgie, et la recherche d’une confrontation interreligieuse ;
  4. le développement d’un solide programme de recherche pour gagner en intelligence à partir de bases scientifiques ;
  5. le renouvellement d’une théologie des sacrements qui doit être réévaluée, notamment du côté de leur institution et de leurs effets que sont d’abord la joie et la dignité humaines ;
  6. l’approfondissement en anthropologie théologique pour lutter contre l’individualisme et privilégier la relation dans une dimension sacerdotale et latreutique ;
  7. l’intégration de la spiritualité en théologie, grâce à la liturgie appréhendée comme déploiement du mystère pascal et comme ascèse ;
  8. une forte critique envers les idéologies dominantes de la société dans la mesure où la liturgie incarne une eschatologie introduisant « un autre mode d’exister dans le monde » ;
  9. l’affirmation d’une voie prophétique sur le plan pastoral en rappelant la symbolique universelle des itinéraires tracés par la liturgie ;
  10. le développement de nouvelles manières de s’exprimer dans une « nouvelle rhétorique liturgique » rejoignant le plus grand nombre et ouverte à toutes les dimensions de la personne humaine. Des chantiers et un travail considérable pour les théologiens de la liturgie.

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