La Maison-Dieu n° 319 : Le sacré, une notion problématique

Malgré sa relativisation par les spécialistes de la liturgie, la catégorie de « sacré » continue à être mobilisée dans certains milieux comme étalon de la qualité du culte et de la vie chrétienne. Le numéro 319 de la revue La Maison-Dieu propose un point d’étape : quelle place accorder à la catégorie de « sacré », quelles significations en retenir, quelle légitimation lui trouver, si l’on consulte les sources et le fonctionnement de la liturgie ?

En 1949, La Maison-Dieu consacrait une bonne partie de son numéro 17 au « sens actuel du sacré », et commençait ainsi : « Une longue discussion eut lieu à Vanves, le 15 juillet, dans l’espoir d’arriver à une définition du sacré. L’on n’y parvint pas, car on reconnut l’extrême diversité des points de vue auxquels on peut se mettre pour considérer une réalité, elle-même fort complexe »… Les contributions étaient fortement domiciliées dans le domaine de l’architecture et secondairement des arts, à une époque où de vifs débats se profilaient déjà.

La revue revint au sujet presque vingt ans plus tard, en 1968, dans le numéro 96, intitulé « Propos sur le sacré ». On y trouve notamment l’article de Paul Tillich, dans lequel le philosophe protestant, peu avant sa mort, plaidait pour un art religieux capable de communiquer avec ses contemporains ; dans le second, « Réflexions sur le sacré à propos de la construction des églises », Aimon-Marie Roguet souligne que le « sacré chrétien » a ceci de spécifique d’être issu d’une « désacralisation » nécessaire pour que ce sacré reste une ressource au service de la sainteté du peuple de Dieu.

Ces réflexions signalent déjà une distance par rapport à l’élaboration trop large du « sacré » faite à l’instigation de la sociologie et de l’histoire des religions. Dans un article essentiel du numéro 233 de 2003, consacré au sens du sacré à partir de l’expérience esthétique, Jean-Yves Hameline reprenait la mise au point des approches, de manière parfois un peu technique. En suivant quelques-unes des publications majeures sur le sujet, il soulignait l’ambivalence du terme « sacré », sa pluralité de sens, tout en retenant l’un ou l’autre aspect qui peut aider à mieux comprendre le fait religieux sans s’y laisser enfermer.

Les études relevées dans l’expertise de J.-Y. Hameline étaient surtout des discours de spécialistes sur le sacré – et la recherche s’est poursuivie après cet article. Mais ce qui a sans doute le plus changé depuis lors, c’est l’utilisation de ce terme non pas par des théologiens de la liturgie ou des spécialistes du phénomène religieux, mais comme expression banalisée d’une revendication de « sacré » non défini, attaché à des formes que la réforme liturgique avait épurées. Ces dernières sont réinvesties et considérées comme étalon de la qualité du culte et de la vie chrétienne, en opposition avec la liturgie de Vatican II – celle-ci étant soupçonnée, voire accusée, d’être dépourvue de « sacré » ou de « mystère ». 

La catégorie de « sacré » semble dès lors difficilement évitable, en raison de sa diffusion, même si c’est surtout à la manière d’un étendard. Quelle place lui accorder, quelles significations en retenir, quelle légitimation lui trouver, si l’on consulte les sources et le fonctionnement de la liturgie ? Les questions et les apports précédemment évoqués se trouvent ainsi déplacés, sans perdre de leur pertinence. La présente livraison cherche à établir un point d’étape pour la recherche en cours. 

Une première approche consiste à observer le phénomène. C’est ce que fait Michel Steinmetz en enquêtant sur les formes actuelles du « sacré » revendiqué, en les décrivant, et en les expliquant par les incertitudes et les angoisses générées par une période de crise, mais aussi par l’ignorance de la tradition et la subjectivité. 

Parce que ce premier apport souligne les faiblesses de l’utilisation du terme, il invite à un regard rétrospectif dans la tradition. Ce regard prend la forme de deux sondages. Le premier a consisté à interroger l’Ancien Testament, que l’on considère souvent comme un modèle de représentation du sacré. Philippe Lefèbvre nous détrompe en montrant comment, à ne considérer que la question des lieux, le sacré s’y présente de manière beaucoup plus insaisissable et surprenante qu’on ne le pense habituellement. En avançant dans le temps, jusqu’au Moyen Âge occidental, l’historien, par la plume d’Alain Rauwel, nous déplace de manière semblable : la notion de « sacré » appliquée à l’espace s’y révèle encombrante et inutile : les lieux d’églises résistent à cette catégorie étrangère aux mentalités médiévales, et suivent leur propre logique, multipolaire et enracinée dans une théologie de la consécration où le peuple chrétien a la première place. Dans le prochain numéro, Christophe Lazowski prolongera l’enquête par un troisième sondage dans les rituels de la dédicace du Pontifical de 1595.

Revenant au contexte actuel, Pascal Thuillier reprend à l’anthropologie rituelle un outil d’analyse, la performativité. L’application de cet outil conduit à une redéfinition du sacré, non pas comme une réalité transcendante préexistante, mais comme une réalité dynamique hétérogène à l’expérience du quotidien, suscitée par le rite qui transforme les individus intérieurement, personnellement et collectivement. Ce processus initie à l’ordre symbolique et au mystère pascal, il « épiphanise » l’Église, à condition de préserver la nécessaire adaptation des rites aux conditions culturelles dans lesquelles ils s’inscrivent. Pascal Thuillier équipe ainsi le liturgiste d’un concept technique (la performativité) – sans doute plus adéquat que la notion de sacré – pour dire comment la liturgie construit l’être intérieur. C’est aussi ce qu’expose tout autrement Grégory Solari, à partir du dossier de la langue liturgique : sans le dialogue de la liturgie avec la réalité vivante de l’Église (que l’auteur appelle la lex vivendi), le sacré que l’on attend de la lex orandi de la liturgie ne peut qu’être figé et se faire l’expression d’un sacré dégradé. Ce sacré-là, assigné à résidence dans une forme rituelle, doit être aujourd’hui tenu pour périmé.

Patrick Prétot ressaisit magistralement ces acquis en rappelant que la liturgie est moins le lieu de la sacralité des choses, des gestes et des personnes, que de leur sanctification, comme l’indique le vocabulaire liturgique traditionnel et nombre de sources magistérielles. En permettant la libre circulation des dons de Dieu, la liturgie apprend aux fidèles à faire de toute leur vie un sacrifice et à s’ouvrir au Dieu qui vient.

De ces contributions, il apparaît donc que le « sacré », s’il a encore une pertinence, ne saurait se confondre avec une sorte d’hypostase métaphysique superposée à une forme rituelle, que l’on croirait intemporelle et qui serait produit par elle. Ce sacré-là est hétérogène à la liturgie. La liturgie n’est pas sacrée en vertu de sa forme, mais de sa « destination », ce qui oblige à passer d’une vision archéologique de la liturgie à une perspective dynamique dont l’horizon est eschatologique

Deux varia font suite à ce dossier consistant. Le premier porte sur les prières sur les offrandes. Emmanuel Rochigneux y analyse le contenu des prières sur les offrandes du Missel, et précise de quelle manière elles éclairent la participation active des fidèles à l’eucharistie. Cet article s’ajoute à celui d’Élisabeth Raveneau sur les prières après la communion (publié en 2018 dans LMD 292). 

Le second varia proposé par Hélène Bricout porte sur la célébration de la vigile de Pentecôte, un formulaire qui, dans la dernière traduction du Missel, se trouve intégré à sa place à l’intérieur du Missel, mais qui peine encore à être utilisé, malgré son grand intérêt.

Enfin, dans le cadre de la rubrique « Expression », qui porte sur des expressions caractéristiques utilisées dans la discipline liturgique, Laurent de Villeroché s’attache à « La liturgie, épiphanie de l’Église ». 

Quelques recensions concluent ce numéro, comme à l’accoutumée.

Sommaire

LE SACRÉ, UNE NOTION PROBLÉMATIQUE

La résurgence du « sacré » en liturgie : essai de diagnostic d’une pathologie contemporaine, Michel STEINMETZ

Le recours actuel à la catégorie de sacré, jusqu’au niveau le plus élevé du magistère de l’Église, traduit l’incertitude produite par un temps de changements, sinon de crises. À partir d’un ensemble d’exemples, l’article propose un diagnostic qui montre l’inadéquation ordinaire du terme et un sens acceptable pour la liturgie. 

Le temple du Seigneur : les vagabondages du sacré. Lectures bibliques, Philippe LEFEBVRE

Loin d’être précisément circonscrit, comme on le croit souvent, le sacré de l’Ancien Testament est mouvant, pérégrinant, déplace avec lui ceux qu’il touche et s’invite dans les lieux auxquels on s’attendrait le moins. C’est en particulier le cas du temple, ou de tout lieu où l’on voudrait assigner Dieu à résidence.

Le temps de l’hétérotopie cultuelle : les historiens et l’« espace sacré », Alain RAUWEL

Après avoir écarté la pertinence de la notion de « sacré » pour l’étude des espaces d’église au Moyen Âge, l’auteur offre « un état des lieux » de la recherche sur les espaces de culte médiévaux. Il présente ainsi successivement leur consécration au service de leur habitation par les baptisés, leur organisation interne signifiante des grandes catégories sacramentaires et de la hiérarchisation sociale et ministérielle de l’Église. La place de l’autel en rapport avec la théologie eucharistique en constitue un paradigme auquel on ne peut cependant limiter la topologie ancienne des églises, qui se révèle plutôt multipolaire. Enfin, ces espaces donnent place aux corps multiples que constituent celui des saints par les reliques, celui du Christ par l’eucharistie et celui des membres du corps ecclésial. Le « lieu sacré » n’est pas pertinent dans une perspective médiévale. Les églises du Moyen-Âge sont multipolaires, et mettent en relation différents corps au service de la sainteté de tous.

Les apports de la catégorie de « performativité » à la notion de « sacré » en liturgie, Pascal THUILLIER

L’article explore la manière dont la catégorie de « performativité » éclaire et enrichit la compréhension de la notion de « sacré » dans le contexte liturgique. Il démontre que le sacré n’est pas une réalité transcendante préexistante, mais une expérience dynamique créée par les rites. Traditionnellement perçu comme extérieur et immuable, le sacré est ici présenté comme une réalité instaurée par les rites eux-mêmes, à travers un processus de transformation spirituelle et communautaire. En s’appuyant sur les travaux de V. Turner, il est possible de montrer que les rites créent des « zones de seuil » (liminalité), où les participants, temporairement séparés de leur quotidien, vivent une expérience de transformation intérieure et collective. Cette liminalité est essentielle pour permettre l’accès au sacré. L’introduction de la notion de performativité, issue des travaux de J.L. Austin, S.J. Tambiah et C.S. Peirce, permet d’analyser comment les rites produisent des effets transformateurs. Deux pratiques eucharistiques sont analysées et permettent de vérifier la validité du modèle proposé. En définitive, il apparaît que le sacré n’est pas une qualité fixe mais un processus dynamique actualisé dans l’interaction entre rites, communauté et symboles qui rendent compte du mystère pascal du Christ. L’article plaide pour une liturgie vivante, intégrant la richesse symbolique des rites tout en restant ouverte aux évolutions culturelles et spirituelles.

« Du sacré au saint », Grégory SOLARI

L’attachement au Missel tridentin tout comme Liturgiam authenticam illustrent une sacralisation rituelle qui pose la question des conditions d’une « liturgie authentique ». En suivant Emmanuel Levinas, puis la linguistique, l’auteur cherche l’équilibre de la relation entre la lex orandi ou l’acte cultuel et la lex vivendi (« loi de vie », identifiée à la sainteté) et interroge la « tradition » lorsqu’elle se confond avec l’idolâtrie du passé, que l’on peut considérer comme du sacré dégradé. Dès lors, on peut comprendre le Motu proprio Traditionis custodes comme une possibilité pour relier lex orandi et lex vivendi, la normativité cultuelle avec la vie présente, par un langage qui ne peut être enfermé dans une forme figée. La langue liturgique est un lieu paradigmatique où se cherche un équilibre entre la vie de l’Église et sa forme de prière.

La catégorie de « sacré » en liturgie : un risque et une nécessité, Patrick PRETOT

En se mettant à l’écoute de l’enseignement de Vatican II et à sa suite du Pape François, mais aussi des débats du XXe siècle concernant la musique et les arts, l’article propose des pistes en vue de maintenir la distance à l’égard de la notion de « sacré », une notion d’autant plus risquée qu’elle est souvent mobilisée comme un slogan pour imposer une vision. Dans le même temps, il souligne sa nécessité pour penser la relation entre liturgie et mystère. C’est parce que la liturgie chrétienne est polarisée par l’horizon eschatologique, la Pâque définitive vers laquelle le Christ dirige l’humanité depuis la résurrection, cet accomplissement que l’Esprit suscite sans cesse dans l’Église en marche dans l’histoire des hommes, que la dimension de sacralité est indispensable à sa vérité même.

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Varia

L’apport des prières sur les offrandes pour la participation des fidèles, Emmanuel ROCHIGNEUX

L’article invite à redécouvrir la procession des offrandes comme un rite de grande importance exprimant une forme éminente de participation de chaque fidèle à l’eucharistie. Le sens du geste est déployé de manière variée par les prières sur les offrandes qui l’accompagnent, et qui sont ici mises à contribution. Elles révèlent la diversité peu perçue des offrandes qui convergent dans le geste liturgique : offrande des dons créés reçus de Dieu, du sacrifice du Christ, de soi, de toute la vie, de biens matériels au profit d’autres personnes… En désignant les fidèles comme partenaires de l’Alliance avec Dieu, les prières soulignent l’action transformante du rite pour lequel, en finale, l’auteur propose plusieurs points d’attention pratique.

La vigile de Pentecôte : l’intérêt d’une célébration méconnue, Hélène BRICOUT

La vigile de Pentecôte, qui est l’équivalent de la vigile pascale à la fin du temps pascal, a retrouvé dans la récente traduction du Missel sa place dans l’ordre des formulaires. C’est une invitation à redécouvrir cette célébration, dont l’article retrace d’abord les étapes historiques et le travail de restauration, avant de souligner sa théologie et enfin l’intérêt pastoral de sa redécouverte.

Expression

La liturgie, épiphanie de l’Église en prière, Laurent de VILLEROCHÉ

L’expression désormais fréquemment invoquée demande à être bien comprise, comme manifestation de la vérité que la liturgie donne à voir, au service de l’émerveillement devant le mystère du Christ.

Chronique

« La peinture religieuse des églises », Journée de formation permanente, Namur, le 18 octobre 2024, André Haquin